Un des trois objets des votations fédérales du 7 mars prochain est l’Accord de partenariat économique conclu entre les Etats de l’AELE (Association économique de libre-échange, dont fait partie la Suisse, avec la Norvège, l’Islande et le Liechtenstein) et l’Indonésie.
«L’accord avec l’Indonésie ouvre de belles perspectives à l’économie suisse sur un marché en pleine croissance», lit-on dans l’argumentaire officiel en vue de la votation. Le Conseil fédéral et le Parlement ne se gênent pas pour afficher les intérêts servis: les exportateurs en quête de marché en expansion, les investisseurs financiers en quête de placements intéressants. Ou encore l’industrie pharmaceutique, dont les droits de propriété intellectuelle seront renforcés: ce que cela signifie, les vaccins contre le Covid-19 et leur inaccessibilité pour une majorité de la population de la planète nous le font aujourd’hui toucher du doigt… L’Indonésie est depuis des décennies un débouché important pour le business helvétique: la dictature féroce qui y a sévi de 1965 à 1998 avait déjà favorisé les «belles perspectives»; il est utile en affaires d’avoir de la suite dans les idées… et dans les intérêts.
«En échange», les milieux dirigeants de l’archipel sud-est asiatique sont notamment intéressés à faciliter l’exportation d’huile de palme. C’est sur ce point que l’opposition à l’accord s’est cristallisée. Et c’est sur ce point que l’accord introduit une «nouveauté»: une clause conditionnant l’octroi d’un tarif douanier préférentiel au fait que des marchandises soient produites «de manière durable».
Cette clause a eu un effet «désarmant»: Alliance Sud, qui est la communauté des œuvres d’entraides (Swissaid, Action de Carême, eper, Pain pour le prochain, Helvetas et Caritas), Public eye (l’ancienne Déclaration de Berne) ou encore la FRC [Fédération romande des consommateurs] ont renoncé à combattre l’accord, qui présenterait désormais autant de points positifs que négatifs.
Voici ce qu’on peut lire, par exemple, sur le site de Public eye: «Nous avons obtenu beaucoup au niveau politique, en particulier dans le domaine controversé de l’huile de palme. Pour la première fois, une disposition spéciale lie directement, et de manière contraignante, les importations d’huile de palme bénéficiant d’une réduction des droits de douane aux dispositions en matière de durabilité. Une revendication formulée de longue date par la société civile, à laquelle le Conseil fédéral s’était jusqu’ici toujours catégoriquement opposé. (…) C’est la première fois que cette approche novatrice est adoptée dans un traité commercial suisse, ce qui est très prometteur, au-delà de l’accord avec l’Indonésie. Cette évolution positive nous donne enfin un levier pour faire appliquer des dispositions en matière de durabilité.» On retrouve des arguments analogues chez Alliance sud. La FRC dit tout cela de manière encore plus helvétique: «[La FRC] ne peut en effet s’engager pour le oui ou le non, sachant que cet accord commercial présente des innovations importantes en matière de durabilité, mais qu’il est nécessaire de rester critique à leur sujet.»
Vu son succès, il y a de bonnes chances pour que la carrière de cette «approche novatrice» n’en soit qu’à ses débuts. Pour en mesurer un peu mieux la portée effective, il est dès lors intéressant de prendre connaissance de l’entretien accordé par Madame Elisabeth Bürgi Bonanomi à la Neue Zürcher Zeitung et paru le 9 février dernier (l’entretien a été conduit par David Vonplon et Angelika Hardegger; la traduction, y compris du titre, a été effectuée par nos soins). Madame Elisabeth Bürgi Bonanomi est avocate et spécialiste du droit international. Elle est «Senior Research Scientist» au Centre pour le développement et l’environnement de l’Université de Berne. Elle est également vice-présidente du conseil de fondation de l’œuvre d’entraide Pain pour le prochain. Précisons que, dans cet entretien, Madame Bürgi Bonanomi ne prend pas position directement au sujet de la votation du 7 mars. Nous avons mis en gras quelques passages de ses déclarations; mais la lecture intégrale vaut la peine. Pour qui veut bien lire.
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«Le Conseil fédéral se facilite trop la tâche»
Madame Bürgi Bonanomi, la Suisse vote sur un accord de libre-échange avec l’Indonésie. C’est la première fois qu’un tel accord passe devant les urnes. Le libre-échange a plutôt une mauvaise réputation.
Le problème commence avec la notion même de libre-échange. Dans le monde scientifique, l’expression de libre-échange est pratiquement bannie. Un accord comme celui conclu avec l’Indonésie ne produit pas un libre-échange dans le sens d’une suppression de toutes les barrières. La question aujourd’hui est en fait la suivante: si nous voulons promouvoir un développement durable, comment régulons-nous de manière intelligente le commerce?
Le commerce ne devrait cependant pas être régulé, mais libéralisé. Car le commerce génère le bien-être.
Le paradigme libéral du libre-échange ne s’est renforcé qu’à partir des années 1970. Après la Seconde Guerre mondiale, on voulait réguler le commerce, pas le laisser se développer sans limite. C’était une politique orientée vers la paix. Il est très important que nous continuions cette politique. Nous avons besoin de relations commerciales qui aident les pays du Sud à se développer – et les pays plus riches à devenir plus durables.
Vous travaillez à l’Université de Berne sur ce thème. Est-ce que l’accord économique avec l’Indonésie répond à ce critère?
L’huile de palme est au cœur de la critique de cet accord. L’huile de palme est un produit difficile. Pour développer sa production, la forêt vierge est détruite; les militaires sont impliqués dans cette culture et les petits paysans sont expropriés. Mais l’Indonésie dit à juste titre: que d’autre devons-nous vendre? C’est avec l’huile de palme que nous gagnons notre vie.
La Suisse veut maintenant importer à des conditions plus avantageuses l’huile de palme répondant à des standards écologiques et sociaux. L’accord est fêté comme une étape importante dans l’histoire de notre commerce. A juste titre?
Le lien direct [établi dans l’accord] entre développement durable et réduction des droits de douane constitue effectivement une étape importante. Mais cette disposition figure dans une note de bas de page, dans l’annexe relative au commerce de marchandise, en bas, en tout petit, en dessous d’un astérisque…
La Confédération a édicté une ordonnance qui précise la manière dont la clause de la durabilité doit être mise en œuvre. Elle donne ainsi du poids à la note de bas de page.
La mise en œuvre ne va malheureusement pas assez loin.
L’idée est que des labels doivent attester du respect des conditions de durabilité. Cela semble raisonnable.
Les standards sont bons sur le papier. Mais il y a d’énormes problèmes de mise en œuvre. Il manque un réseau indépendant qui contrôle sur place les plantations. Souvent, le personnel chargé des contrôles est lié aux grands groupes impliqués dans la production d’huile de palme. Le Conseil fédéral se facilite trop la tâche s’il se contente de tels certificats.
La certification ne rassurerait donc que notre conscience?
Nous devons partir du fait qu’il n’existe pas actuellement en Indonésie de production durable d’huile de palme, au sens de l’accord commercial. La Suisse devrait aider sur place à la reconversion de certaines plantations pour qu’elles répondent à ces critères. La Confédération soutient déjà des projets dans ce sens. C’est sur cela qu’il est possible de construire.
Avec les réductions de droits de douane, l’Indonésie est cependant incitée à produire de manière plus durable…
Une telle reconversion coûte cher. Elle ne réussira que si l’Indonésie est soutenue, techniquement et financièrement. La Suisse a conclu cet accord commercial en compagnie des autres pays membres de l’AELE – la Norvège, l’Islande et le Liechtenstein – qui sont tous des Etats financièrement forts. Selon l’accord, ces pays veulent fournir des prestations d’aide au développement. Mais le montant de cette aide n’est malheureusement pas chiffré.
L’accord commercial facilite les investissements suisses en Indonésie. C’est mieux que n’importe quelle aide au développement.
Cette ouverture peut favoriser, ou empêcher, un développement durable. Les instituts financiers sont souvent impliqués dans la déforestation. Nous ne savons pas où nos banques investiront en Indonésie. La Suisse aurait pu leur donner des directives en matière de durabilité, mais elle ne l’a pas fait. En Papouasie occidentale, la situation des droits de l’homme est catastrophique. Indépendamment de l’huile de palme, la société devrait débattre pour savoir si la Suisse veut avoir plus de commerce avec un pays qui est dans une situation si délicate.
Le fait d’établir un lien entre concessions douanières et durabilité est unique pour l’instant. Est-ce que ce modèle va maintenant faire école?
Le PS le veut. Les Verts et les Verts libéraux exigent également un accès au marché privilégié pour les produits durables. Pour ma part, je pense qu’il y a encore un long chemin jusque-là.
La Suisse et les autres pays de l’AELE se sont mis d’accord avec les pays du Mercosur au sujet d’un accord commercial. Il n’y a cependant pas dans ce cas de dispositions environnementales contraignantes.
Pour autant que l’on sache, l’accord contient un chapitre relatif à la durabilité. Les parties s’y engagent à respecter des standards environnementaux et sociaux. De tels chapitres n’ont cependant en général que peu d’efficacité. Un accès au marché privilégié pour les produits durables n’est par ailleurs pas prévu. La raison en est que, déjà actuellement, l’importation de produits pouvant poser problème, comme le soja ou l’or, est libre de droit de douane. Il aurait fallu introduire des droits sur ces produits, ce qui est plus difficile.
Est-ce que cet accord est problématique d’un point de vue environnemental?
L’accord avec le Mercosur n’offre que peu de points de critique, car il n’y a pas d’importante ouverture du marché pour les produits les plus sensibles. En ce qui concerne la viande de bœuf, dont l’importation est critiquée, le contingent douanier actuel est confirmé par l’accord. Les Etats de l’AELE obtiennent en retour bien plus de concessions. Je suis étonnée que les pays d’Amérique latine aient signé cet accord. De toute évidence, ils souhaitent ainsi attirer des investissements.
A-t-on par conséquent tort d’affirmer que l’accord va accélérer la destruction de la forêt vierge?
La Confédération a fait évaluer l’impact de l’accord sur l’environnement et le climat. Selon cette étude, il pourrait en résulter la destruction d’une surface de forêt équivalente à celle du canton de Zoug. C’est peu en relation avec la surface totale de la forêt vierge dans la région. J’aurais néanmoins souhaité que l’accord ne renforce pas des évolutions problématiques déjà existantes.
Les paysans se sont rapidement mobilisés contre l’accord avec le Mercosur. Ils prétendent que l’importation de produits alimentaires est toujours une absurdité du point de vue écologique.
Il n’est pas juste de prétendre cela de manière aussi générale. Le but doit être de coordonner la production propre et les importations et de les développer toutes deux de manière durable. La production en Suisse d’huile de colza est aujourd’hui peu écologique. D’importantes quantités de pesticides sont utilisés, avant tout pour combattre le coléoptère du colza. Ici aussi, il est nécessaire d’agir.
Pourquoi nous permettons-nous alors de prescrire à d’autres pays une production durable?
Cela pourrait aller dans les deux sens. L’Indonésie pourrait par exemple n’importer des yogourts suisses que si les femmes travaillant dans l’agriculture [en Suisse] bénéficient d’une retraite correcte. Mais de telles réflexions ne nous sont pas encore coutumières.
Mais cela montre que de telles règles commerciales sont, au bout du compte, paternalistes. La Suisse n’accepterait jamais de telles dispositions.
A tort. La Suisse s’est engagée à respecter les objectifs planétaires de développement durable. Il serait heureux que des pays du Sud agissent de manière plus émancipée sur ce thème – et qu’ils tapent aussi sur les doigts des pays occidentaux, comme la Suisse.
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