Histoire: «Le navire à voiles et le navire négrier, en particulier, comme «machines» ayant contribué à l’essor du capitalisme»

Entretien avec Marcus Rediker

L’historien états-unien Marcus Rediker a étudié divers aspects sociaux de l’histoire maritime. Il considère les marins et les pirates du XVIIe siècle comme les précurseurs des mouvements anticapitalistes modernes. Il s’est également intéressé à la traite négrière transatlantique. Il est professeur d’histoire à l’Université de Pittsburgh. Il a reçu diverses distinctions, parmi lesquelles: le George Washington Book Prize (2008), l’Organization of American Historians (OAH) Merle Curti Award (2008), le National Endowment for the Humanities Fellow (2005–2006), l’American Council of Learned Societies Fellow (2005–2006), l’International Labor History Book Prize (2001).

Ses ouvrages traduits en français sont les suivants: Les Forçats de la Mer. Marins, marchands et pirates dans le monde anglo-américain: 1700-1750 (Ed. Libertalia, 2010). Avec Peter Linebaugh, L’hydre aux mille têtes. L’histoire cachée de l’Atlantique révolutionnaire (Ed. Amsterdam, 2008); Pirates de tous les pays (Libertalia, 2011); A bord du négrier. Une histoire atlantique de la traite (Ed. du Seuil, 2013); Les Révoltés de l’Amistad. Une odyssée atlantique, 1839-1842. (Seuil, 2015).

Dans le dernier ouvrage publié en français Les hors-la-loi de l’Atlantique (Ed. du Seuil, 2017) Marcus Rediker offre une synthèse de ses recherches concernant l’histoire de la marine à voiles, matrice du système capitaliste, mais aussi des luttes sociales. (Réd. A l’Encontre)

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Votre ouvrage Les Hors-la-loi de l’Atlantique nous offre une synthèse de trente années de vos recherches concernant l’histoire de la marine à voile des XVIIe, XVIIIe et de la première moitié du XIXe siècle. En quoi votre travail s’inscrit-il dans le courant historique que l’on appelle l’«histoire par en bas»?

La première chose que je voudrais dire, c’est que l’expression «histoire par en bas» a pour la première fois été utilisée par l’historien français Georges Lefebvre, dans les années d’avant-guerre. La tradition de l’histoire par en bas (history from below), à laquelle j’appartiens en effet, comprend des historiens français, mais aussi plus particulièrement britanniques, tels E. P. Thompson [1] et Christopher Hill [2], historiens marxistes et pionniers de ce type d’histoire dans les années 1960. Aux Etats-Unis, dans les années 1970, une version légèrement différente de ce type d’histoire a été développée sous le nom d’«histoire de bas en haut» (history from the bottom up), dans le sillage des mouvements contre la guerre du Vietnam, des mouvements étudiants, des mouvements de femmes, des nouveaux mouvements ouvriers, mais aussi des mouvements pour les droits civiques et des Black Panthers, qui aspiraient à une nouvelle manière d’écrire l’histoire.

J’ai été formé par ces mouvements. J’ai commencé mes études avec le désir de raconter une autre espèce d’histoire que celle qui avait cours. Aux États-Unis, la véritable science historique avait été supprimée par la guerre froide. L’historien américain le plus représentatif de ce courant est Howard Zinn, avec son Histoire populaire des États-Unis [3], qui a été vendue à des millions d’exemplaires.

Ce qui est particulièrement important dans ce genre d’histoire, c’est que ce n’est pas seulement l’histoire des pauvres ou bien des classes laborieuses en général, mais également celle de leur capacité d’agir (agency), c’est-à-dire de leur capacité à affecter le cours de l’histoire, pas seulement comme des instances passives du processus historique. Leurs luttes ont profondément affecté le cours de l’histoire. Cela a toujours été un point important pour moi: montrer comment les classes populaires ont fait histoire et ont changé la manière dont le processus historique s’est développé.

Un aspect original de votre approche n’est-il pas également d’avoir décrit «sur mer» un processus analogue à celui que Marx analyse dans le Capital concernant la transformation de la manufacture comme pivot de l’histoire du capitalisme moderne?

Beaucoup de gens pensent que l’essor du capitalisme est lié presque exclusivement à celui du travail salarié. Mon travail a été de souligner la centralité du commerce servile, de l’esclavage et du travail forcé, dans l’émergence du capitalisme comme système. Le système servile de l’Atlantique, au Brésil, aux Caraïbes, dans le nord de l’Amérique, a été la source d’une énorme masse de capital. Mon point de vue a été, en premier lieu, de briser les cadres nationaux de l’histoire et de montrer qu’il y a des sources transnationales et atlantiques des développements économiques nationaux et, en second lieu, d’insister sur l’importance du travail forcé dans ces développements.

Un autre de mes arguments, c’est que le navire à voiles, ce qu’on appelle techniquement en anglais le «navire de haute mer à poupe ronde» (round headed deep sea ship), a été l’une des plus importantes machines du début de l’ère moderne et probablement l’une des plus importantes machines participant à l’essor du capitalisme. Les navires à voiles et les travailleurs qui les faisaient naviguer ont littéralement cristallisé les différentes branches déconnectées de l’économie en un ensemble mondial. Cette manière de considérer le navire à voiles, et le navire négrier en particulier, comme une machine dépendant d’une espèce particulière de procès capitaliste a effectivement été influencée par ma lecture de Marx concernant le processus de travail dans la manufacture. Le navire à voiles a été un facteur décisif dans la production de la force de travail pour l’économie mondiale.

Mais j’ai aussi été intéressé par la manière dont les navires négriers ont été le vecteur de la production, en un sens tout à fait analytique, des catégories de «races» qui en sont venues à dominer le capitalisme occidental. Pour donner un exemple du fonctionnement de ce fait – j’en parle plus précisément dans mon livre – vous aviez des équipages de marins, d’un côté, qui étaient anglais, français, hollandais, etc., et qui travaillaient sur des navires quelque part en Europe. Ils arrivaient sur les côtes africaines et devenaient des «Blancs», autrement dit, ils étaient racialisés au cours du voyage. D’un autre côté, vous aviez un groupe multiethnique d’Africains, Fantis, Malinkés, Ashantis, etc., transportés sur les navires négriers sur l’Atlantique et qui, quand ils arrivaient en Jamaïque, au Brésil ou en Virginie, devenaient des «Noirs», des représentants de la «race noire». Le mouvement à travers l’espace et le temps a produit les catégories raciales de l’analyse. C’est un autre aspect tout à fait essentiel de ce qu’a engendré ce processus.

Vous montrez également à quel point la marine à voiles a été le champ d’une lutte des classes souvent méconnue. Pionnière même?

Oui, le navire à voiles comme environnement de travail totalitaire fut un laboratoire dans lequel les capitalistes et l’Etat tentèrent des expériences pour voir ce qui pouvait fonctionner dans d’autres secteurs de l’économie. Les marins et les relations entre le capital et le travail, sur les navires de guerre en particulier, ont été le champ de développement de nouvelles formes de relations de pouvoir.

Des deux côtés, il y a eu des expérimentations et des innovations. Les capitalistes ont essayé d’organiser une division complexe du travail pour faire fonctionner ces machines et ont utilisé des formes de discipline extrêmement violentes qui ont contraint les travailleurs à collaborer. Les marins, d’un autre côté, ont traduit cette collaboration forcée en de nouvelles formes de résistance. Je le mentionne dans mon livre. Par exemple, en anglais, le mot grève (strike) vient d’un mot qui désigne le fait d’abattre les voiles pour les faire descendre. La première grève s’est déroulée sur les docks de Londres en 1768. Les marins des alentours ont descendu les voiles en frappant dessus, pour les descendre et immobiliser les bateaux. A cette occasion, la classe ouvrière a découvert un nouveau pouvoir, à travers la collaboration à bord des navires, et un enseignement pour la lutte.

Chose étonnante, vous tracez également un lien entre ces luttes sociales et politiques nées dans le milieu maritime et l’émergence de la grande piraterie au début du XVIIe siècle? Piraterie Potemkine en quelque sorte, source secrète des révolutions américaine et française, des Lumières, de l’abolitionnisme, voire du socialisme?

Les gens sont souvent surpris d’apprendre qu’il y avait une grande créativité parmi les pirates. Mon approche a essentiellement consisté à partir des conditions de vie des marins de cette époque, en posant une question toute simple: pourquoi sont-ils devenus pirates? La réponse à cette question est très intéressante, parce qu’elle nous ramène aux très difficiles conditions de travail sur les navires à voiles: salaires très bas, nourriture pauvre, discipline violente… toutes choses qui ont conduit des gens à la piraterie de leur propre mouvement.

Quand on étudie comment les pirates organisent leurs navires, on découvre que c’était d’une manière complètement différente de la manière dont étaient organisés les navires marchands et les navires de guerre. Tout d’abord, ils étaient démocrates: ils élisaient leurs officiers et leur capitaine. A cette époque, les travailleurs n’avaient aucun droit démocratique. Et nulle part dans le monde! Les pirates ont tenté une extraordinaire expérience de démocratie. Et cela marchait! Ensuite, la manière dont ils divisaient leur butin était égalitaire. C’est également un aspect tout à fait différent de la structure salariale sur les navires marchands ou sur les navires de la Royal Navy. Les pirates étaient très soucieux d’égalité. Evidemment, ils utilisaient leurs navires pour s’attaquer à la propriété des marchands et pour cela les gouvernements britannique et français voulaient les exterminer.

Mais l’autre raison pour laquelle ils cherchaient à les éliminer, c’était qu’ils s’efforçaient d’écraser un exemple de subversion qui démontrait, par le fait, qu’on pouvait organiser la navigation d’une manière différente de celle qui avait cours à l’époque. Les pirates, en quelque sorte, étaient comme des travailleurs occupant leur usine, élisant leur direction et montrant comment on pouvait organiser les usines de manière à la fois démocratique et égalitaire. Cela a tourmenté les autorités françaises et britanniques autant sinon plus que les atteintes à la propriété commises par les pirates.

Si les autorités ont réussi à réprimer la piraterie, ses idées, diffusées oralement sur les quais et les docks jusqu’à l’intérieur des terres ont connu une vie souterraine jusque dans leur actualisation au cours des processus révolutionnaires de la fin du siècle. Mon travail a été de traquer ces idées à travers le temps et à montrer comment elles en sont venues à se généraliser parmi les populations. Elles ont eu un impact essentiel dans le mouvement des Lumières, mais aussi parmi les travailleurs. C’est ce que j’ai appelé les «Lumières par en bas» (enlightement from below). C’est aussi, en effet, sur les navires qu’est née la conscience abolitionniste. Par exemple, un homme tel que Benjamin Lay [1682-1759, marchand-marin d’origine quaker, qui dénonce l’esclavage, le système carcéral et la peine de mort, cela dans de très nombreuses brochures] qui a été un des premiers opposants à l’esclavage et qui a lancé, en 1718, ce qui est très tôt dans le siècle, un appel pour une complète abolition du système servile, était marin. Cela est absolument crucial. C’est parce qu’il a été marin et a connu les conditions de travail très difficiles des équipages sur les navires qu’il a développé un idéal de solidarité entre tous les hommes, libres, esclaves, entre tous les peuples et entre tous les travailleurs de la terre.

A la fin de l’introduction de votre ouvrage A bord du négrier vous écrivez: «Le négrier est un navire fantôme à la dérive sur les eaux de la conscience moderne.» Que voulez-vous suggérer par cette formule??

Ce que je veux dire par là, c’est que le navire négrier est toujours vivant quant aux conséquences de ce qui s’est passé. L’héritage du commerce des esclaves et l’héritage de l’esclavage, spécialement aux États-Unis, mais aussi en Grande-Bretagne, en France ou dans d’autres pays européens, est encore très présent aujourd’hui.

Il est présent dans les discriminations raciales, dans la profonde inégalité structurelle qui se montre dans nos sociétés. Les violences extrêmes faites aux populations dans les quartiers populaires sont un exemple de la permanence de l’héritage de l’esclavage. Toutes ces choses remontent à l’histoire de l’esclavage et à la manière dont la catégorie de «race» a été institutionnalisée dans la vie moderne. Quand je dis que le navire négrier est «un navire fantôme», je veux dire qu’il est encore avec nous. La dénégation est très grande, mais la présence spectrale de l’esclavage, particulièrement aux Etats-Unis, est extrêmement importante. Il s’en faut de beaucoup pour que nous en ayons fini avec cette histoire.

Nous n’en avons pas fini parce que nous sommes incapables de la regarder en face. C’est plus net aux Etats-Unis, parce que le fait de l’esclavage a été vécu sur le territoire du pays. L’esclavage, pour les Européens, a été vécu dans leurs possessions coloniales et a quelque chose de plus abstrait. Pour les Américains, il a été un élément concret de la vie de tous les jours. Il y a de grandes différences entre la situation aux Etats-Unis et en Europe, mais, du fait notamment du travail des historiens sur les deux rives de l’Atlantique, l’Europe ne peut pas se considérer comme extérieure à cette histoire. (Entretien conduit Jérôme Skalski et publié dans la section «Débat» de L’Humanité, le 26 mai 2017)

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[1] Edward Palmer Thompson, La Formation de la classe ouvrière anglaise, Seuil, collection «Points», 2012.

[2] Christopher Hill (1912-2003), Change and Continuity in 17th-Century England, Harvard University Press, 1975. The Century of Revolution 1603-1714 (Sphere Books, 1969); The Reformation to Industrial Revolution: 1530-1780 (Penguin, 2 volumes, 1976); God’s Englishman: Oliver Cromwell and the English Revolution (Penguin 1972).

[3] Howard Zinn, Une histoire populaire des États-Unis, Agone, 2002.

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