Entretien avec Salam Kawakibi
conduit par Joseph Confavreux
Salam Kawakibi est originaire d’Alep. Il est politiste, directeur adjoint du laboratoire d’idées Arab Reform Initiative. Il a récemment publié et préfacé chez Actes Sud le livre d’Abd al-Rahman Kawakibi, son grand-père, intitulé Du despotisme, un recueil de textes écrits au début du XXe siècle qui ont été la référence de tous les réformateurs et démocrates arabes.
Croyez-vous à la trêve annoncée hier?
Etant donné les antécédents de trêves annoncées ou promises, celle-ci risque de ressembler à celle qui a été offerte aux Tchétchènes, où les «couloirs humanitaires» étaient la cible privilégiée des tirs, et dans lesquels des centaines d’habitants de Grozny ont péri. Cependant, il faut espérer qu’une accalmie soit respectée afin d’évacuer au moins les blessés, même si les massacres de la nuit précédente ne laissent guère d’espoir. La Russie, actuel maître du jeu, a laissé la main libre aux «djihadistes» libanais et irakiens et cela va se révéler très sanguinaire dans les heures qui viennent. Il est de coutume de ne parler que des djihadistes sunnites, et cela nous aveugle sur la réalité des djihadistes chiites qui se revendiquent comme tels et prétendent revenir à Alep plusieurs siècles en arrière, lorsque la ville était majoritairement de cette confession. Chaque milice sur place, qu’elle soit libanaise, irakienne, iranienne ou afghane, est accompagnée par un «religieux» qui, vidéo à l’appui, bénit systématiquement leurs opérations.
Vous êtes franco-syrien originaire d’Alep. Etes-vous en contact avec des habitants d’Alep? Que vous disent-ils?
Alep, ma ville natale et le lieu où ma famille s’est établie il y a presque six siècles, a une place importante dans mon cœur, mes pensées et ma formation. C’est une ville qui a existé pour être aimée à tous les niveaux: culturels, culinaires, musicaux et sociétaux. La haine que cette ville a subie, et subit toujours, de la part du pouvoir central, est phénoménale. Elle se concrétise actuellement par la destruction massive de son tissu social et de son tissu urbain. Tous mes souvenirs d’enfance ont disparu. La vieille ville que j’ai tant aimée et était pour moi une source de fierté dans chaque conversation est désormais un champ de ruines. La haine, l’amertume et le sentiment d’abandon qu’une bonne partie de sa population ressent se traduira tôt ou tard d’une façon qui va tous nous déstabiliser.
Depuis des mois, je suis l’itinéraire des activistes civils et des travailleurs humanitaires. Un message récent d’un des rares médecins encore en vie m’avait bouleversé. Il demandait seulement qu’on évacue les centaines de blessés et les enfants avant de conclure avec des adieux qui brisent le cœur. Après les massacres d’hier et d’aujourd’hui, qui ont aussi ciblé des médecins et des travailleurs médicaux, je n’arrive plus à entrer en contact avec lui. Je crains le pire. Dans le dernier message d’une jeune activiste que j’ai reçu il y a peu, elle annonçait son suicide pour ne pas être violée comme c’est le cas systématiquement dans les endroits conquis par les milices. Vous pouvez imaginer mon ressentiment en lisant ses mots.
Quelles leçons tirez-vous de ce qui se passe en ce moment à Alep?
De ne plus jamais croire à ceux qui disent: «plus jamais ça»… C’est un mensonge historique. Les massacres continuent avec la bénédiction du monde «libre» et grâce à son indifférence. La façon dont le dossier syrien a été traité et sous-traité renforce la radicalisation et le repli sur soi. Il ne faudra pas s’étonner des répercussions de grande envergure et à tous les niveaux. Le sentiment d’être abandonnés, car membres d’une communauté stigmatisée, s’est révélé exact. Il est temps de comprendre la phrase prononcée il y a déjà deux ans par un «stratège» russe: «Pour la Syrie, on appliquera la solution Grozny.» Il n’a ni menti, ni exagéré. La seule chose est qu’il n’a pas été entendu par ladite «communauté internationale».
En revanche, l’opposition politique ainsi que ce qui reste de l’opposition armée devront tirer des leçons structurelles de leurs propres carences qui ont amené, entre autres, à cette défaite. Le clivage sociétal, auquel le régime a travaillé durant des décennies, s’est avéré pathétique quand on observe certaines démonstrations de «joie» orchestrées bel et bien par le régime dans la partie ouest de la ville, mais parmi lesquelles on trouve quand même des gens «sincères» qui se félicitent de la tuerie en cour à l’est de la ville. Finalement, nous savions, en tant que politistes et politiciens, que les Etats n’ont pas d’amis, mais seulement des intérêts. Cependant, les gens ordinaires qui se sont engagés dans la contestation ont cru pouvoir faire confiance aux pseudo-alliés. Ils ont parié sur le soutien de l’un ou de l’autre. Au moment opportun, ces faux alliés les ont abandonnés sans scrupule.
Quelle est la nature de la rébellion sur place? Est-ce qu’il reste encore de nombreux combattants, ou bien reste-t-il surtout des civils?
Les chiffres les plus crédibles donnent le nombre de 300 combattants du groupe Fath Al-Cham (ex-front Al-Nosra). Les autres 7 000 hommes appartiennent à des fractions diverses qui composaient auparavant l’ALS (Armée libre syrienne). Il est important de souligner que l’ALS avait réussi à chasser le groupe terroriste de Daech hors de la ville depuis la fin 2013. Les combattants ont été relativement épargnés par les tueries, car ils sont mobiles. Ils ont réussi en grande partie à quitter la ville avant même la «trêve». Ces combattants, dans leur plus grande partie, sont les enfants de cette partie de la ville ou de la zone rurale limitrophe, ce qui explique leurs liens avec les civils. Les radicaux n’incarnent pas le tissu social de cette région, certes conservatrice mais jamais extrémiste.
Les massacres qui ont eu lieu après la pénétration dans Alep des milices de la mort montrent que leurs victimes sont seulement des civils : 82 dans la seule nuit du 13 décembre, égorgés à l’arme blanche chez eux, avec un nombre important de femmes et d’enfants. Dans un débat télévisé que j’ai eu avec un diplomate russe, il a «osé» dire que la « Russie avait proposé aux civils de quitter la ville mais ils n’ont pas voulu, donc ils n’ont qu’à assumer leur responsabilité ». Pour traduire, il suffit de dire : «Ils vont tous mourir…»
Est-ce parce que les rebelles d’Alep sont des djihadistes, ou considérés comme tels, que l’Occident n’est pas intervenu selon vous?
Même si ce prétexte peut en soulager certains, je ne crois pas, car l’indifférence de l’Occident existe en amont. Il n’y a pas eu de réaction quand les chars ont tiré sur les manifestations pacifistes. Il n’y a pas eu de réaction quand nous savions que des milliers de civils étaient emprisonnés et torturés. Il n’y a pas eu de réaction quand les armes chimiques ont été utilisées contre les civils. Il n’y a pas eu de réaction quand il y a eu des massacres filmés avec les bons soins des sbires du régime pour effrayer le reste de la population. Il n’y a pas eu de réaction suite à l’usage fréquent des barils de TNT largués sur les civils. Il n’y a pas eu de réaction concernant les 18 localités encerclées dans l’ensemble du pays.
C’est trop « facile » d’imputer la raison de ce qui se passe à la présence des djihadistes. Rappelons-nous la guerre d’Espagne. Quand la population se sent négligée et que sa mort importe peu, il est presque normal qu’elle se replie sur des références spirituelles. Quand ces références se font manipuler par des puissances régionales, cela donne lieu à une radicalisation néfaste. L’Occident a observé passivement une tuerie contre des inspirations démocratiques pacifiques, pour venir après se cacher derrière un prétexte indigne des valeurs dites européennes.
Qu’est-ce qui peut encore être fait pour Alep en particulier et la Syrie en général?
C’est la question piège… Intervenir militairement? Je ne l’ai jamais prôné, car je suis antimilitariste et parce que je sais aussi que cela ne se fera pas. Bien sûr, après l’intervention directe de la Russie en septembre 2015, la donne a complètement changé. En revanche, tout ce qui n’a pas été fait au niveau politique et économique a permis aux agresseurs de continuer tranquillement leurs actions. Ainsi, les radicaux ont trouvé dans ce climat une aubaine pour recruter des déçus et des jeunes en colère à la recherche d’une vengeance. La Syrie et les Syriens se sentent abandonnés pas seulement par les Etats du monde «libre», mais aussi et surtout par les sociétés civiles occidentales. Le seul élan de solidarité remarquable et reconnaissable s’est traduit par l’engagement citoyen de certains pays, comme l’Allemagne et le Canada, pour gérer d’une manière décente la question des réfugiés en général et celle des Syriens en particulier.
Fallait-il intervenir militairement en Syrie quand on voit la situation libyenne?
Ce n’est pas la solution. De toute façon, la révolution syrienne est tombée dans le piège de la militarisation, un terrain très connu des régimes autoritaires. En revanche, ce n’était pas un choix froidement décidé. C’était le résultat presque inévitable de la répression sanguinaire des premières démonstrations pacifiques d’engendrer la militarisation de la contestation. Au début, il faut rappeler qu’on a vu de nombreuses défections de soldats et d’officiers, refusant de tuer leurs concitoyens.
L’histoire récente de la Syrie a connu deux événements très importants dont la solution a été politique, grâce à une position plus ou moins solidaire des forces régionales et internationales. La première date de 1998, quand la Turquie envoya un message très ferme aux autorités de Damas pour arrêter de soutenir le PKK. Il y a eu un accord important à la suite de ces menaces, qui stipulait la reconnaissance de l’annexion de la région d’Alexandrette revendiquée par la Syrie depuis 1939. Toutes les opérations de ce groupe kurde ont été interdites, avec des arrestations massives de ses militants. Son leader historique, Abdullah Ocalan, a été chassé de Damas, puis capturé par les forces spéciales turques au Soudan. Le deuxième épisode révélateur des méthodes applicables avec des régimes comme le régime syrien, qui ont une force de nuisance sans avoir une réelle force ni politique ni militaire, date de 2005, après l’assassinat de Rafic Hariri au Liban. Après presque trente ans de domination militaire et politique de la Syrie, la pression unifiée de la communauté internationale avait provoqué le départ précipité des forces syriennes en avril de la même année. Dans les deux cas, on n’a pas eu besoin d’avoir recours aux armes. La politique peut faire des miracles quand il y a une volonté et une solidarité.
Se dirige-t-on vers une partition de la Syrie?
Tout est possible sur cette carte entachée de sang et de larmes. Cependant, et d’un point de vue plus scientifique, la partition n’est pas faisable si nous observons la carte démographique du pays. À l’exception d’une épuration ethnique systématique, cela paraît très difficile. Même les Kurdes syriens ne possèdent pas une zone géographique homogène, mais trois enclaves distinctes. De plus, si l’on reste sur l’exemple kurde, la majorité numérique de cette composante se trouve en dehors de ces mêmes enclaves. En revanche, la Syrie du futur, si futur il y a, ne sera plus comme celle d’avant 2011. Le pouvoir central devra céder beaucoup de ses attributs aux provinces. La décentralisation politique et administrative composera impérativement la base d’une solution future pour reconstruire un pays vivable pour sa population et son voisinage.
Faut-il transiger avec la Turquie et donc accepter l’autoritarisme d’Erdogan pour aider les Syriens?
Erdogan cherche ses intérêts et les intérêts de son pays. C’était naïf de la part d’une partie des observateurs de croire qu’il allait faire davantage pour la révolution syrienne. Son revirement remarquable ces derniers mois suit une logique claire : les priorités ont changé après le coup d’État de juillet 2016. Son ordre de priorité est le suivant : sa sécurité personnelle, la sécurité de son État, la question kurde, la situation économique critique, et enfin, peut-être, la Syrie. Donc, croire un instant qu’il puisse être le sauveur de la Syrie n’est qu’une démonstration de faiblesse ou de détresse. La Turquie a offert des facilités pour les réfugiés syriens. Leur situation là-bas n’est pas comparable à celle qu’ils subissent ailleurs, notamment en Jordanie et au Liban. En revanche, cette attitude relativement positive à l’égard des réfugiés syriens ne doit pas occulter la réalité de la scène politique turque. Une des erreurs de l’opposition politique syrienne se traduit par le manque de contacts avec les différentes composantes de la scène politique et syndicale turque. L’idolâtrie vis-à-vis d’Erdogan ainsi que sa diabolisation sont les deux facettes d’une même pièce en ce qui concerne le dossier syrien.
Pourquoi les pays arabes ont-ils tant de mal à échapper au despotisme?
L’incapacité de la plupart des gouvernements de ces pays à construire un véritable Etat-nation après avoir été libérés des différentes formes d’occupation coloniale me semble être cruciale pour trouver des éléments de réponse. Le pétrole a aussi constitué un facteur destructeur de la société et a empêché ces pays de penser un progrès fondé sur une production plus intelligente et moins lucrative à court terme. Sans être conspirationniste, la création de l’Etat d’Israël en 1948 a aussi aidé les dictatures arabes à continuer leur tyrannie et leur corruption endémique sous prétexte de lutte nationale et de priorités de la guerre contre l’ennemi. Les Etats occidentaux ont aussi privilégié leurs relations avec les dictateurs arabes plutôt qu’avec l’opposition démocratique ou même la société civile sous toutes ses formes. Les intellectuels et réformateurs de tout genre ont été les victimes systématiques de plusieurs formes de répression: cooptation, corruption, emprisonnement et exil. Une société sans leader d’opinion souffrira toujours d’un manque crucial dans sa construction politique. (Article publié sur le site Mediapart en date du 14 septembre 2016)
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