J’ai grandi ici, à Idlib, une ville du nord de la Syrie avant de m’installer en 2008 à Alep, à une cinquantaine de kilomètres, afin d’étudier l’architecture à l’université. J’ai aimé Alep depuis que j’étais une enfant, lorsque nous avions l’habitude de visiter ma grand-mère maternelle. J’y regardais les maisons en bois avec des balcons à treillis dans les ruelles que ma mère avait connues lorsqu’elle était une petite fille.
Lorsque j’étais étudiante, je passais de longs après-midi à la mosquée Omeyyade, du VIIIe siècle avec son minaret élancé du XIe siècle, un chef-d’œuvre. J’admirais également la citadelle du XIIe siècle, son entrée décorée par des dragons ailés et des serpents. A la périphérie, l’église Saint Siméon, de l’époque byzantine, me rappelait une histoire encore plus ancienne.
Les joies de l’exploration d’une histoire et d’une architecture aussi glorieuses s’accommodaient mal de ma prise de conscience croissante des limites du champ des possibles dans une Syrie sous le président Bachar el-Assad. Ceux qui n’appartenaient pas aux réseaux parrainés par M. Assad et ses acolytes n’avaient pas de grand avenir dans le pays.
En janvier 2011, lors de ma troisième année à l’Université d’Alep, les nouvelles des soulèvements du printemps arabe arrivèrent de Tunisie et d’Egypte. Un grand nombre de mes amis étaient pessimistes sur le fait qu’une telle chose puisse se produire en Syrie car nous savions quelle pouvait être la brutalité du régime, parce que nous avons été éduqués à croire que les murs de notre pays avaient des oreilles.
A partir d’avril toutefois, les protestations contre M. Assad se propagèrent à travers la Syrie. Un jour d’été, je rejoignis un groupe de jeunes femmes dans un quartier aisé à l’ouest d’Alep. Nous marchions à travers le marché brandissant des écriteaux critiquant le régime. Quelques minutes plus tard, des miliciens pro-Assad sont arrivés dans plusieurs véhicules et commencèrent à nous encercler. Nous courûmes. Une fille et moi-même qui cherchions refuge dans une maison située dans une allée fûmes arrêtées.
Nous fûmes menottées, emmenées dans un poste de police puis vers le siège des services secrets. Je me souviens avoir marché le long d’un couloir rempli d’hommes qui avaient été déshabillés jusqu’à leurs sous-vêtements, leurs mains menottées dans le dos. Leurs dos saignaient. Je dis à mon amie de nier que nous avions été à la manifestation et de dire que nous nous trouvions dans le quartier pour le repas et que nous courûmes pour nous abriter des troubles. Au cours de la nuit, nos yeux furent bandés et nous fûmes emmenées dans une pièce remplie de voix masculines. On nous retira nos bandeaux et nous fûmes questionnées au sujet de la manifestation. Nous répétâmes l’histoire du repas. Peu après, nous fûmes relâchées.
Alors que dans les mois précédant l’été 2012 le soulèvement prenait de l’ampleur, le régime répondit avec une brutalité croissante. Je me rendis brièvement avec ma mère dans une localité turque proche de la frontière syrienne, mais un mois plus tard je décidai de revenir à Alep, malgré les inquiétudes de ma mère, afin d’obtenir mon diplôme.
En juillet et août [2012], l’Armée syrienne libre prit le contrôle de la plus grande partie de l’est d’Alep. Se déplacer entre les quartiers de la ville contrôlés par le régime et ceux aux mains des rebelles devint extrêmement difficile.
L’Université est située dans la partie ouest d’Alep, et je pouvais entendre constamment les avions et les hélicoptères du président Assad alors qu’ils déversaient des bombes à l’est. Les gens dans les quartiers ouest semblaient vaquer à leurs occupations. Je ne pouvais supporter les rires dans les rues, les repas dans les restaurants dans de beaux vêtements alors que les bombes pulvérisaient les quartiers est, quelques kilomètres plus loin.
Mon université devint un centre des protestations. La vie sur le campus alternait entre les cours, les manifestations et les raids des forces de sécurité. J’évitai de peu la prison, mais ce ne fut pas le cas de nombre de mes camarades. Le 15 janvier 2013, je travaillais dans un studio de création à l’école lorsqu’un camarade de classe vit tomber quelque chose depuis la fenêtre. Quelques secondes plus tard, je ressentis un souffle d’air et, en un clin d’œil, mon bureau fut couvert de poussière, de verre et de débris. J’ai souffert de quelques égratignures sur mon visage et sur mes mains; deux de mes camarades furent blessés à la tête.
Plus de quatre-vingts personnes, dont des étudiants, des passants et des colporteurs vendant du café, furent tuées par le bombardement ce jour-là. Nous comprîmes qu’il s’agissait d’un avertissement de la part de M. Assad. Les protestations à l’Université et ailleurs dans l’Alep contrôlé par le régime s’achevèrent après cela.
Je ne voulus pas rester à Alep ouest un jour de plus une fois que j’eus obtenu mon diplôme. Je me rendis en Turquie pour vivre avec ma mère. Là-bas, je rencontrai des architectes syriens qui s’efforçaient d’affronter les problèmes de logement des réfugiés en remplaçant les tentes dispersées dans des camps informels par des maisons construites à bon marché. Nous construisîmes plusieurs maisons. Et je rencontrai Youssef, un architecte d’Alep. Deux ans plus tard, au cours de l’été 2015, j’épousais Youssef et me rendis dans les quartiers est d’Alep, tenus par les rebelles, pour y vivre et faire quelque chose avec lui.
Lorsque nous étions là-bas, je craignais constamment la chute de bombes, partout, à n’importe quel moment. Le bruit des hélicoptères et des avions au-dessus mettait mes nerfs à vif. La mosquée Omeyyade et la citadelle que j’aimais visiter lorsque j’étais étudiante furent endommagées significativement (le monastère Saint Siméon le Stylite subit bientôt le même sort). Pourtant, environ 250’000 personnes vivaient à Alep-est, certains d’entre eux travaillaient dans des épiceries, des pharmacies ou des marchés aux légumes, d’autres travaillaient avec des groupes d’aide locaux et internationaux.
Youssef, en dépit du fait que sa formation était celle d’un architecte, se porta volontaire de toutes les manières possibles. Il travailla comme aide infirmier, contribua à déplacer les écoles dans les sous-sols et joua des pièces de théâtre. Je me déplaçais à travers des maisons bombardées pour travailler dans une école, entrevoyant douloureusement des photographies de famille et des vêtements encore accrochés à des murs détruits.
En juillet dernier [2016], les forces d’Assad établirent des lignes de siège autour d’Alep-est. Nous pouvions rarement cuisiner parce qu’il n’y avait pas de combustible. Peu après que le siège commença, Bait al-Falafel, un petit restaurant de quartier où nous allions dîner, fut bombardé. Deux travailleurs furent tués. Les boutiques commencèrent à fermer, les uns après les autres. Après un mois de siège, il n’y avait presque plus rien à acheter sur les marchés. Les gens faisaient du troc. Les organisations de secours avaient stocké du riz, des céréales et des haricots en prévision du siège, ce qui aida. De nombreuses sections de la ville tombèrent aux mains des forces du régime. Des dizains de milliers de personnes s’enfuirent.
A partir du mois de novembre, la population restant dans les quartiers contrôlés par les rebelles chuta à environ 50’000. La ligne de front s’approchait de notre domicile. Tout s’arrêta. Youssef alla se battre avec l’Armée syrienne libre. Je lui disais au revoir chaque matin comme si c’était la dernière fois. Je sentais que je perdais la raison lorsque je ne pouvais l’atteindre par téléphone après une nouvelle vague de bombardements.
Un matin au cours du siège, je venais juste de prendre le café avec Youssef lorsqu’un souffle d’air soudain ouvrit les portes et les fenêtres de notre appartement. Ma table et mon ordinateur furent couverts de poussière. Je tremblais sur mon canapé, mon cœur battait la chamade.
Deux jours plus tard, un autre baril de bombe tomba, sur un bâtiment proche de notre maison. Un hôpital avait été installé juste à côté. Les avions du régime et de la Russie bombardaient intentionnellement les hôpitaux et les cliniques. Nous empoignâmes un sac de vêtements et nous rendîmes dans une autre maison. Les forces du président Assad progressaient toujours plus, et notre nouvelle maison se trouvait sur le champ de tir. Nous nous déplaçâmes encore, vers le domicile d’un ami.
Nous désespérions que le monde nous entende et nous aide. Je tweetais avec frénésie des images et des vidéos des destructions d’Alep-est. Nous utilisions des serveurs locaux utilisant des réseaux sans fil turcs et des routeurs satellite pour maintenir Alep en ligne. Le 12 décembre 2016, alors qu’Alep était sur le point de tomber, nombre d’entre nous avions tweeté nos derniers appels à l’aide. J’enregistrai ma vidéo à l’intérieur de la maison d’un ami, ma voix tremblant. Je craignais un massacre.
Quelques jours plus tard, un cessez-le-feu fut annoncé. Alep était tombée. On nous accorda une voie de sortie. Le 21 décembre, Youssef et moi nous sommes retrouvés dans l’un des derniers convois à quitter la ville. Nous entendîmes que des milices fidèles au président Assad avaient attaqué l’un des convois et tué quatre hommes. Il n’y avait plus de place dans les bus, et les autorités nous dirent de partir dans nos voitures. De lourds et tournoyants flocons de neige commencèrent à tomber.
Nous attendîmes dans notre voiture à un check-point, pendant 36 heures, glacés et sans nourriture. Il neigeait encore lorsque nous pûmes quitter Alep. Après avoir traversé des check-points contrôlés par des Russes, des soldats de M. Assad et des milices iraniennes, nous quittâmes finalement les territoires aux mains du régime. Vingt longues minutes plus tard, je vis un poste avec le drapeau de l’Armée syrienne libre. Les larmes me remplirent les yeux. (Récit publié le 20 janvier 2017 sur le site du New York Times; traduction A l’Encontre)
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