Liban-Syrie. Une campagne xénophobe, raciste visant les réfugié·e·s syriens au Liban

Réfugiés syriens dans la région de Beyrouth, en janvier 2023

Par Rami Al Khouri

Difficile de concevoir qu’un pays comme le Liban – qui connaît un effondrement économique, dont la majorité du peuple s’est fait directement voler et qui est depuis des années sous le contrôle d’un parti armé (le Hezbollah) – puisse être ébranlé par trois enfants qui nagent par une chaude journée d’avril dans la fontaine de la place Samir Qassir à Beyrouth, non prévue à cet effet.

L’«opinion publique» libanaise est devenue très sensible face aux agissements – qu’ils soient habituels ou pas – d’une personne syrienne au Liban.

Le 19 avril dernier, donc, trois enfants de moins de 10 ans se sont baignés dans la fontaine de la place Samir Qassir. Quelqu’un les a alors filmés et en a publié une vidéo de quelques secondes sur la plateforme thisislebanon sur les réseaux sociaux. Cela a déclenché un débat houleux sur le droit de trois enfants à nager dans un lieu public non destiné à la baignade. Et bien sûr, comme toujours dans les médias libanais, la nationalité des enfants fut mentionnée: ils sont syriens.

Un long contexte de stigmatisation

La stigmatisation des réfugié·e·s se fait toujours dans un contexte politique et social qui bien souvent n’est pas avoué. Par exemple, la dernière stigmatisation des réfugié·e·s pilotée par le gouvernement libanais participait d’un chantage face à la communauté internationale afin qu’elle augmente ses aides. Alors que la stigmatisation actuelle a lieu dans le contexte des élections municipales qui devaient se tenir en mai prochain, avant que le parlement ne les ajourne d’une année. Le discours contre les réfugié·e·s de la part des maires était déjà très porteur dans la politique locale. Où a commencé ce discours et quels sont les médias qui l’ont diffusé?

Un gouverneur, un maire et des enquêtes «journalistiques» humiliantes

«Bachir Khoder, gouverneur de Baalbek-Al-Harmel au Liban: “Mon salaire est plus bas que celui du réfugié syrien au Liban.”» C’est de là, le 18 mars dernier, qu’est partie la plus récente des campagnes de stigmatisation visant des réfugié·e·s. Car c’est lors d’une rencontre organisée à Baalbek que Bachir Al Khoder a donné cette réponse, en réaction à la demande du Coordinateur des camps de réfugiés de la région de Arsal, d’augmenter les aides aux réfugiés.

Il est habituel que les grands médias du pays se saisissent de ce genre de discours, le nourrissent et l’étoffent en affichant une contre-vérité qui consiste à affirmer que le réfugié syrien vit dans une opulence dont est privé le citoyen libanais dans un contexte d’effondrement économique et qui s’est fait voler ses économies [l’épargne a été bloquée dans les banques].

Sachant qu’un esprit de classe se cache derrière cette comparaison, la seule question qui devrait être posée à Bachir Al Khoder ou autres analystes, qui s’en prennent à l’aide accordée aux réfugié·e·s, prétendument supérieure au salaire d’un officier de l’armée: est-ce que le retour des réfugié·e·s syriens en Syrie rétablira la valeur du salaire de Bachir Khoder, la valeur des salaires des officiers de l’armée? est-ce que la livre libanaise s’en portera mieux? Ou n’est-ce qu’un faux-fuyant pour éviter de faire face à la cause principale de l’effondrement des salaires de la fonction publique?

«Combien d’enfants as-tu?» est la question que chérissent les médias libanais. Le 23 mars dernier le quotidien Al Nahar, de connivence avec Bachir Matar, le maire d’Al Qa, a filmé une interview lors de laquelle a été interrogé un citoyen syrien d’une façon très humiliante, semblable à un interrogatoire dans un service de renseignement de Bachar Al Assad.

Pour rappel, le journal Al Nahar soutient la révolution syrienne et s’oppose au régime syrien. Et Bachir Al Matar appartient au parti des Forces libanaises, dirigé par Samir Jaja qui fut emprisonné 11 années durant par le régime syrien au Liban. Il n’a été libéré qu’après le retrait syrien du Liban en 2005. Mais il semblerait que ceux-ci n’aiment la liberté pour les Syriens qu’en Syrie et nulle part ailleurs.

Pour revenir à l’interview/interrogatoire, et à sa forme: l’homme réfugié est resté debout durant tout l’entretien pendant que le maire s’exprimait seul et lui posait des questions sur le nombre de ses épouses, de ses enfants et sa vie privée, sur son emploi dans l’agriculture, ses orientations politiques, ses papiers d’identité et la raison de son troisième mariage. Bachir Matar s’est mué ainsi en contrôleur social adoubé par le journal Al Nahar. Le réfugié répondait à voix basse, effrayé, par l’enquêteur qu’il avait face à lui.

En tout état de cause, Bachir Matar n’a jamais caché son racisme. Sa réponse directe au journal Al Nahar qui le questionnait à une autre occasion, sur ce racisme présumé, le démontre quand il y répondit en détaillant ses raisons à la manière d’un Gibran Basil [ancien ministre des Affaires étrangères et des Emigrés], son adversaire politique.

MTV et Ghazi Kanaan

Bien sûr, la campagne de stigmatisation des réfugiés ne peut se faire sans la participation de la chaîne libanaise MTV qui est l’une des plus regardée au Liban.

«Un nouveau Ghazi Kanaan… gouverne le Liban». C’était le titre d’un sujet diffusé par MTV le 11 avril dernier. Et ce qui est désigné ainsi en tant que Ghazi Kanaan est le Haut-Commissaire aux réfugiés des Nations unies [Filippo Grandi]. Il y est évoqué les décisions de la Hongrie et du Danemark de renvoyer les réfugiés et on s’y lamente de l’absence de telles décisions au Liban. Par une perverse analogie, le Haut-Commissaire aux réfugiés y est qualifié de «Ghazi Kanaan», c’est-à-dire l’officier des renseignements syriens dont le nom est gravé dans la mémoire libanaise comme étant le pire qui a gouverné le pays de tous les temps.

Le Haut-Commissariat aux réfugiés a rétorqué par un communiqué, en réaction à ce sujet truffé de contre-vérités, mais la chaîne ne l’a cité qu’en partie et ne l’a publié en entier que sur sa version en ligne que personne ne consulte. Il y est précisé «que les familles réfugiées les plus nécessiteuses reçoivent une aide d’un montant de 2 millions et demi de livres libanaises, auxquels il faut ajouter 1 million et 100’000 livres par personne de la part du Programme alimentaire mondial (PAM) dans la limite de 5 membres par famille: ce qui signifie que le montant maximum que peut obtenir une famille composée de 5 membres ou plus, en argent et en aliments, est de 8 millions de livres libanaises par mois,» Ce qui équivaut à 80 dollars selon le taux de change actuel, ce qui n’est pas supérieur au salaire du gouverneur de Baalbek-Al-Harmel, Bachir Khoder. Par ailleurs, les aides sont versées en livres libanaises et non pas en dollars comme le prétendent beaucoup de médias.

Le communiqué du Haut-Commissariat souligne également «que 9 réfugiés sur 10 au Liban continuent de vivre dans une pauvreté extrême. Quant au financement accordé actuellement aux aides humanitaires, il ne permet aux Nations Unies d’aider que 33% des réfugiés nécessiteux, en leur octroyant des sommes d’argent couvrant leurs besoins alimentaires et non alimentaires.» Cela signifie que ce ne sont pas les aides financières qui incitent les réfugiés à rester au Liban, et que «l’opulence» dans laquelle vivraient les réfugiés selon les médias libanais n’est qu’un simple mensonge.

Les médias de la révolution du Liban participent à la stigmatisation

Une partie des médias qui se présentent comme représentant «la révolution du 17 octobre» au Liban [en 2019] ou qui en sont issus franchissent la ligne de la stigmatisation. «Pourquoi faites-vous tant d’enfants?» C’est ce qui ponctue le sujet diffusé par l’indépendant political.pen, ce 17 avril, à propos des réfugié·e·s de la région de Zghorta [nord du Liban, ville maronite]. La journaliste s’y préoccupe de l’état de chaque famille: où ont-ils eu leurs enfants, est-ce au Liban ou en Syrie, et pourquoi ne rentrent-ils pas en Syrie? Et comme pour ajouter encore à la couleur raciste du propos, la journaliste a interrogé quelques habitants de la région qui ont mis en garde contre le futur «danger des réfugiés» car ils seraient d’après eux une bombe à retardement qui va leur exploser au visage si l’Etat ne fait rien.

Qu’en est-il des Aounistes et leurs médias dans cette fête?

Une fête raciste contre les réfugié·e·s ne peut avoir lieu sans la participation du Courant patriotique libre et ses médias, sans en être priés. Le fondateur du Courant, général et ancien Président de la République [2016-2022] Michel Aoun était, depuis le début de la Révolution en Syrie, de ceux qui appelaient à fermer les frontières aux nez des réfugié·e·s pour que son allié Bachar Al Assad puisse les tuer en toute tranquillité.

Le 27 mars dernier le député Aouniste de la région Bekaa Ouest nous rapporte une histoire énorme, incroyable: comment un réfugié a porté plainte contre un militaire à la retraite qui l’a menacé de son arme. Il y eut une enquête sur le militaire retraité. Quelle catastrophe! Il serait donc devenu interdit pour nous au Liban de terroriser les réfugiés par les armes! Cette interview a été diffusée sur la chaîne OTV [du Courant patriotique d’Aoun].

Récolte de la semaine dernière

La chaîne MTV a diffusé le 23 avril une vidéo très partagée sur la Corniche Al Manara [dans la ville de Beyrouth] qui montre les déchets de ceux qui y avaient pique-niqué pendant le congé de l’Aïd, en accusant les Syriens d’être ceux qui y ont laissé leurs ordures.

Le site Janoubieh, opposé au régime syrien, a quant à lui rapporté des allégations mensongères à propos de Syriens qui auraient vendu de la viande de chien, près de la localité de Meten, information démentie depuis, par le site Al Nahar, paradoxalement.

Le jeudi 20 avril, l’Union générale des syndicats de travailleurs a lancé au cours d’une conférence de presse à la Maison du Travailleur «la Campagne nationale pour libérer le Liban de l’occupation démographique syrienne». L’information a été communiquée en détail par l’Agence Nationale qui dépend du ministère de l’Information!

En conclusion, les médias traditionnels libanais se différencient par leurs orientations politiques ainsi que les partis politiques libanais également entre eux sur beaucoup d’aspects. Certains par exemple ont pris fait et cause pour la Révolution syrienne. D’autres ont soutenu et soutiennent encore le régime syrien. D’autres se sont même rendus sur le terrain, en Syrie, pour tuer les Syriens, comme le Hezbollah. Mais ils sont d’accord sur une seule chose qu’ils soient souverainistes ou pas: stigmatiser le réfugié. Les médias traditionnels considèrent que ce discours a une assise populaire large, bonne à utiliser avant les élections législatives ou municipales. De plus, ce discours sert à masquer leurs connivences et leur responsabilité directe dans l’effondrement économique, à travers leurs tentatives constantes d’en faire porter la responsabilité aux réfugiés syriens. (Article publié dans le journal en ligne Al-Jumhuriya (La République), le 24 avril 2023; traduction française de l’arabe pour A l’Encontre par Suzanne Az)

Soyez le premier à commenter

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.


*