Turquie. «Remettre en cause le régime autoritaire: les élections du 14 mai»

Erdogan et Kilicdaroglu

Entretien avec Sebnem Oguz conduit par Panagiotis Sotiris

Les élections générales turques se tiendront le 14 mai 2023 et impliqueront les élections parlementaires ainsi que l’élection du président de la Turquie, selon un système à deux tours. L’AKP (Adalet ve Kalkinma Partisi, Parti de la justice et du développement) gouverne la Turquie depuis 21 ans, passant d’un parti conservateur à un parti autoritaire d’extrême droite, avec des caractéristiques de plus en plus militaristes et fascistes, placé sous la direction du président Recep Tayyip Erdogan depuis 2017. L’AKP gouverne désormais dans le cadre d’une alliance dite populaire avec le Parti d’action nationaliste (MHP), d’extrême droite. Il est désormais rejoint par de plus petits partis islamistes.

Les élections se déroulent au milieu d’une crise multisectorielles de la politique turque: les contrecoups économiques de la crise pandémique, les engagements militaires dans les régions kurdes de l’Etat turc et les régions avoisinantes, et la mort tragique de quelque 58 000 personnes lors des récents tremblements de terre. L’émergence d’un nouveau fascisme en Turquie fait l’objet d’un débat intense au sein de la gauche politique. Dans ce contexte, une alliance de la gauche s’est formée sous la bannière du Parti de la gauche verte (Yesil Sol Parti – YSP), avec le soutien d’autres partis de l’Alliance pour le Travail et la Liberté, dans l’espoir d’une percée significative de l’organisation politique des opprimé·e·s et de la gauche lors des élections. Il s’agit d’un moment crucial pour la politique turque, pour la gauche et les Etats voisins de la région.

Sebnem Oguz est professeure de sciences politiques à l’université Baskent d’Ankara et membre des comités de rédaction de Praksis et de Socialist Register. Elle est ici interviewée par Panagiotis Sotiris, qui enseigne à l’Open Hellenic University. Il travaille comme journaliste à Athènes et fait partie du comité de rédaction de Historical Materialism. (Réd. The Bullet)

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Panagiotis Sotiris (P.S.): Que pouvez-vous dire de la situation en Turquie et de la dynamique sociale et politique à la veille des élections?

Sebnem Oguz (S.O.): Tout d’abord, nous nous affrontons aux conséquences dévastatrices de la transformation profonde du régime politique vers ce que j’appellerais un nouveau type de fascisme islamique et à l’appauvrissement extrême de larges pans de la société suite à vingt et un ans de règne de l’AKP (Adalet ve Kalkinma Partisi, Parti de la justice et du développement). A cela s’ajoute la perte de plus de 58 000 vies lors du récent tremblement de terre, qui, comme de nombreux critiques l’ont affirmé, à juste titre, est une catastrophe politique plutôt qu’une catastrophe naturelle [voir à ce sujet l’article publié sur ce site le 11 février 2023 «Un tremblement de terre qui révèle aussi le séisme propre à la corruption, à la course aux profits et à un régime autocrate»]. C’est pourquoi la majorité de la population turque en a assez du régime de l’AKP et souhaite un véritable changement lors des prochaines élections.

Toutefois, cela ne sera pas aussi facile que dans des pays comme les Etats-Unis et le Brésil. Donald Trump et Jair Bolsonaro ont dû accepter la défaite après une courte période d’opposition aux résultats des élections parce qu’ils ne sont pas restés au pouvoir pendant une période suffisante pour s’organiser et s’enraciner dans toutes les institutions de l’Etat. Cependant, le gouvernement de Recep Erdogan est resté au pouvoir pendant plus de vingt ans, créant sa propre bourgeoisie, formant ses forces paramilitaires et reformatant l’armée [suite à la tentative de coup d’Etat de juillet 2016], le système judiciaire, les médias et d’autres institutions étatiques. Il a réussi à gérer la transition entre l’ancien bloc de pouvoir basé sur les grands capitalistes occidentaux – qui a pris son essor durant les premières années du régime kémaliste – et un nouveau bloc de pouvoir composé de capitalistes islamiques montants orientés vers des pays tels que le Qatar, la Russie et l’Azerbaïdjan.

Cette transition s’est accompagnée d’un profond changement dans les appareils d’Etat, le Diyanet (Direction des affaires religieuses) devenant une institution de premier plan, dotée d’un budget considérable et d’un personnel nombreux, qui intervient politiquement dans tous les domaines de la vie sociale. Conjointement, l’Etat turc s’est transformé en une machine de guerre qui a consacré près de 20% de son budget à des activités militaires, devenant un Etat belliciste qui a répliqué le conflit dans l’est de la Turquie face à la population kurde et a mené de nombreuses invasions transfrontalières en Syrie au cours des quatre dernières années.

Toutes ces transformations ont pris une nouvelle dimension après la formation en 2018 par l’AKP de l’«Alliance populaire» avec le parti ultranationaliste MHP (Parti d’action nationaliste) et le BBP (Parti de la grande unité). Cette alliance a non seulement renforcé le caractère islamo-fasciste du régime, mais aussi les coalitions formelles et informelles avec les gangs ultranationalistes, les chefs de la mafia et les forces paramilitaires. A la veille des élections de 2023, deux autres partis islamiques ont rejoint l’alliance: Hüda Par (Parti de la cause libre ou Parti de Dieu) et YRP (Nouveau Parti du bien-être).

Hüda Par est un parti islamiste kurde qui a ses racines dans la formation militaire Hezbollah (sans lien avec l’organisation chiite libanaise du même nom), responsable dans les années 1990 de l’assassinat de centaines de personnes, dont des dissidents kurdes, des défenseurs des droits humains et des journalistes. Il est appelé «Hezbo-contras» en raison du rôle qu’il a joué dans les opérations menées par des forces étatiques impliquant des exécutions extrajudiciaires et des enlèvements. Le programme de Hüda Par est constitué d’éléments inspirés de la charia, tels que la criminalisation des relations extraconjugales, l’expansion de l’éducation non mixte et la révision des conditions de travail des femmes pour qu’elles soient «adaptées à leur nature».

De même, le YRP, qui partage les mêmes racines islamiques que l’AKP, est opposé aux droits des LGBT et vise à mettre fin à une loi qui protège les femmes et les enfants contre la violence domestique. A juste titre, cette nouvelle alliance a été décrite comme une «alliance talibane d’un nouveau genre» par Selahattin Demirtas [1], l’ancien codirigeant emprisonné du HDP-Parti démocratique des peuples créé en 2012. Il s’agit en effet du bloc le plus réactionnaire de l’histoire politique turque, soutenu par divers clans religieux qui ont prospéré sous le régime de l’AKP. Si ce bloc est élu, la transformation du régime politique vers le fascisme islamique sera achevée. Ainsi, les prochaines élections ne concernent pas seulement le choix des députés et du président, mais aussi, en fait, le choix du régime politique.

P.S.: Les conséquences tragiques des tremblements de terre et la façon dont ils ont mis en lumière toutes les contradictions de l’ère AKP seront-elles un facteur décisif dans les élections?

S.O.: C’est une question difficile. Selon les sondages, il y a un certain déclin des voix de l’AKP, mais ce déclin n’est pas tant lié à la mauvaise gestion du tremblement de terre. Il y a plusieurs raisons à cela. Tout d’abord, la société turque est déjà divisée en deux camps – «deux nations» – depuis des années, et l’AKP souhaite consolider sa propre base de soutien plutôt que d’augmenter le nombre de voix provenant de l’autre camp. Ainsi, après le tremblement de terre, l’AKP a envoyé plus d’aide aux zones peuplées de Turcs et de sunnites qu’aux zones peuplées de Kurdes et d’Alévis. Ainsi, alors que la réponse du gouvernement au tremblement de terre a galvanisé la colère des électeurs de l’opposition, elle n’a pas affecté dans une même mesure les électeurs de base de l’AKP.

Ensuite, tout au long des opérations de secours, la machine de propagande du gouvernement AKP a travaillé très efficacement en coopération avec l’Organisation nationale de renseignement et le Diyanet pour sauver l’image d’Erdogan et du régime. L’affichage de slogans religieux a été utilisé pour susciter des réactions de colère de la part du bloc laïc, ce qui a aidé Erdogan à consolider sa base islamique.

Les chaînes d’information pro-AKP ont présenté des organisations djihadistes et des cultes islamiques comme des ONG luttant contre le tremblement de terre, comme ceux qui ont sorti les gens vivants des décombres en disant «Allah akbar» (alors qu’en fait, les sauveteurs étaient d’autres volontaires). De même, le député anti-migrants Ümit Özdag, dirigeant du parti d’extrême droite Zafer Partisi (Parti de la Victoire), a été mobilisé dans le but de diriger la colère de la population contre les Syriens et d’autres groupes de migrants accusés de pillage dans les zones touchées par le tremblement de terre. Enfin, Erdogan a promis que les villes seraient reconstruites en un an grâce à une campagne de reconstruction. Cette promesse a non seulement convaincu ses électeurs que seul Erdogan pouvait ramener à la normale leur vie, à celle avant le tremblement de terre, mais elle a également assuré le soutien des capitalistes pro-AKP, car les plans de reconstruction leur permettraient de bénéficier de nouveaux transferts de richesses.

P.S.: Dans quelle mesure la situation économique, l’inflation et le chômage vont-ils jouer un rôle?

S.O.: Je pense qu’ils vont jouer un rôle très important, peut-être plus que le tremblement de terre. Cependant, le gouvernement AKP a essayé de prendre des mesures pour empêcher cela. Certaines de ces mesures impliquent des dispositifs de soutien économique de type populiste. Par exemple, la détermination de l’âge pour prendre la retraite a été levée pour ceux qui ont commencé à travailler avant 1999, ce qui signifie que 2 250 000 citoyens et citoyennes auront le droit de prendre leur retraite. A cela s’ajoutent: l’augmentation du salaire minimum, des salaires des fonctionnaires et des pensions, l’amnistie des intérêts sur les prêts étudiants, un programme de logements bon marché pour les primo-accédants et un crédit moins cher pour les entreprises. Toutefois, ces mesures ne suffisent pas à atténuer les effets de la crise économique.

Le gouvernement AKP a donc de plus en plus recours à deux mécanismes idéologiques principaux. Le premier est le narratif du «Siècle de la Turquie» (le principal slogan de la campagne électorale d’Erdogan), qui met l’accent sur de glorieuses réalisations technologiques «nationales et domestiques» telles que la «première voiture électrique produite dans le pays» TOGG (qui, en fait, dépend largement d’entreprises étrangères pour certaines de ses pièces essentielles); le premier porte-aéronefs [drones et hélicoptères] de la marine turque, le TCG Anadolu, «en tant que premier porte-avions armé sans pilote au monde», etc. Les dirigeants de l’AKP affirment que ces développements sont plus importants que la baisse du pouvoir d’achat des masses.

Les dirigeants de l’AKP affirment que ces développements sont plus importants que la baisse du pouvoir d’achat des masses. Un exemple récent est assez parlant à cet égard. En réponse aux plaintes du dirigeant de l’opposition Kemal Kilicdaroglu concernant l’augmentation considérable du prix des oignons, certains dirigeants de l’AKP et du MHP ont déclaré avec arrogance: «Alors que nous sommes préoccupés par les glorieux projets de notre nation tels que le TOGG, les drones de combat, le nouveau gaz naturel dans la mer Noire, etc., l’opposition se concentre sur des sujets aussi triviaux que le prix des oignons.» Je pense que cette stratégie ne peut pas être efficace pour contenir la colère des masses.

Cependant, il existe un autre mécanisme idéologique qui, selon moi, pourrait être efficace sur les personnes religieuses: les fatwas du Diyanet qui légitiment la pauvreté et l’inflation avec des déclarations telles que «Les pauvres sont les plus proches de Dieu», «Dieu mettra les croyants à l’épreuve de la peur et de la faim, de l’appauvrissement de leur vie et de leurs biens, mais Dieu récompensera à la fin les plus patients», «C’est seulement Allah qui fixe les prix, impose des difficultés et de l’abondance, et pourvoit aux besoins», etc. Ces fatwas servent à consolider l’électorat de l’AKP tout en suscitant davantage de colère à l’égard des forces d’opposition laïques.

La réaction des habitants des campagnes et des grandes villes pourrait également être différente. Les voix de l’AKP dans les campagnes pourraient ne pas diminuer autant, car les habitant·e·s sont plus conservateurs et plus réceptifs aux fatwas des Diyanet. En revanche, le recul des voix de l’AKP pourrait être plus important dans trois grandes villes, Ankara, Izmir et Istanbul. En effet, l’AKP avait l’habitude de dire que l’aide sociale diminuerait si le CHP (Parti républicain du peuple, laïc, membre de la IIe Internationale, se référant à Atatürk) remportait les élections locales. Au contraire, l’aide municipale dans ces villes a augmenté depuis que le CHP a remporté les élections en 2019, de sorte que les gens ont l’impression de ne pas dépendre de l’AKP pour leur survie.

P.S.: Pensez-vous que le rejet du style de gouvernance autoritaire d’Erdogan va se manifester lors des élections?

S.O.: Si les élections se déroulaient dans un environnement libre et sûr, l’autoritarisme d’Erdogan serait certainement un facteur majeur de sa défaite. Les sondages montrent que le nombre de voix en faveur Kilicdaroglu et d’Erdogan est toujours proche, mais que les intentions de vote pour Kilicdaroglu sont un peu plus élevées. Ainsi, dans des conditions normales, nous pourrions nous attendre à ce que Kilicdaroglu remporte les élections présidentielles (peut-être au second tour parce que Muharrem Ince – Parti de la nation, Muharrem Ince a rompu avec le CHP – divisera les votes) et que les partis d’opposition gagnent la majorité des sièges au Parlement.

Cependant, d’importants obstacles s’y opposent. Le premier d’entre eux est l’inquiétude concernant la sécurité des élections. Nous savons que seuls 450 000 des plus de 2 millions d’électeurs qui ont quitté la zone du tremblement de terre sont inscrits sur les listes électorales. Mais 1 626 000 électeurs et électrices ne se sont pas inscrits, car le délai fixé par le YSK (Conseil électoral suprême) était trop court. Ils doivent donc retourner dans leurs villes situées dans la zone du tremblement de terre pour pouvoir voter le jour des élections. Cette démarche est risquée, car il est très difficile de se rendre dans ces villes après le tremblement de terre.

On craint également que les noms des personnes disparues dans le tremblement de terre ne soient utilisés comme électeurs pour l’AKP. La décision du YSK de ne pas marquer les doigts des électeurs avec de l’encre indélébile pendant le processus de vote augmente ce risque. En outre, des urnes seront installées dans 15 nouveaux pays, comme l’Afghanistan, la Libye, le Nigeria et le Pakistan, où il pourrait être difficile d’assurer la sécurité des élections. Et surtout, le Conseil électoral suprême et ses organisations provinciales ne sont pas impartiaux. Pour ne citer qu’un exemple, le président de la 9e Haute Cour pénale de Diyarbakir, qui a prononcé de lourdes peines contre des hommes politiques kurdes, a récemment été nommé président de la commission électorale provinciale de cette ville.

Le deuxième obstacle est le recours à la violence contre les partis d’opposition. Récemment, des bâtiments du CHP (Parti républicain du peuple), de l’IYIP (Bon parti, formation nationaliste créée en 2017) et du YSP (Parti de la gauche verte – successeur du HDP) ont été attaqués ou vandalisés à Ankara, Izmir et Istanbul. Ces incidents pourraient se multiplier et créer une atmosphère de peur. On craint également que des forces paramilitaires proches de Hüda Par ne créent une terreur devant les bureaux de vote dans les provinces, districts et villages kurdes et ne soient même recrutées pour une opposition à la Trump, à la Bolsonaro, en cas de défaite de l’AKP.

Procès de Kobané

Enfin, Erdogan pourrait jouer la carte habituelle du nationalisme. Il semble que l’opération transfrontalière qui doit être menée au Rojava pourrait ne pas avoir lieu en raison, d’une part, du manque de soutien international et, d’autre part, des grandes destructions dues au tremblement de terre. Erdogan pourrait donc choisir de criminaliser davantage le HDP à l’intérieur des frontières (même s’il se présentera aux élections sous l’étiquette du Parti de la gauche verte en raison du risque de fermeture de la frontière). La récente déclaration du ministère public turc demandant que 36 accusés, dont d’anciens coprésidents du HDP, soient condamnés à la prison à vie dans le procès extrêmement politisé de Kobané pourrait servir cet objectif. Erdogan pourrait s’en servir dans sa campagne électorale pour criminaliser le Parti de la gauche verte en tant que successeur du HDP.

P.S.: Quels aspects du conflit social et politique vont se refléter dans l’élection?

S.O.: Vingt et un ans de règne de l’AKP ont abouti à de graves conflits sociaux et politiques provoqués par une profonde transformation des institutions de l’Etat, de la politique étrangère et de la gestion économique, qui sont tous liés à l’abandon par l’AKP d’un bloc de pouvoir orienté vers l’Occident au profit d’un bloc orienté vers l’islam. Sur le plan international, ce changement correspond également à une évolution du modèle néolibéral, qui passe d’institutions fondées sur des règles à un modèle dans lequel la distribution des biens et ressources est liée à la «loyauté politique» et à des réseaux de pouvoir informels.

Les trois grandes alliances qui s’affronteront lors des élections, à savoir l’Alliance populaire au pouvoir (dirigée par l’AKP, avec un taux d’intention de vote de 35 à 45%), l’Alliance nationale dans l’opposition (dirigée par le CHP, avec un taux d’intention de 35 à 45%) et l’Alliance pour le travail et la liberté (dirigée par le Parti de la gauche verte, avec un taux d’intention de 10 à 12%), ont des approches différentes de ces modèles. L’Alliance populaire au pouvoir souhaite consolider le modèle néolibéral politisé basé sur des réseaux de pouvoir informels. Tandis que l’Alliance nationale dirigée par le CHP souhaite restaurer le modèle néolibéral avec des institutions obéissant à des règles. L’Alliance pour le travail et la liberté rejette les deux modèles et propose une troisième alternative qui combine des politiques économiques anticapitalistes avec un projet de démocratie radicale visant à résoudre la question kurde selon des voies pacifiques.

L’objectif commun de toutes les alliances d’opposition est de renverser le régime de l’AKP, en place depuis 21 ans. A ce stade, il est très important de comprendre l’amendement apporté au système électoral il y a un an. Selon la loi électorale précédente, les sièges étaient distribués aux alliances proportionnellement à leurs taux de vote respectifs, puis répartis au sein des alliances. Avec l’amendement, les sièges seront distribués directement aux partis; par conséquent, les partis d’une même alliance seront en concurrence les uns avec les autres. Ainsi, si les alliances se présentent aux élections avec plusieurs listes, le nombre de députés qu’elles peuvent obtenir est considérablement réduit. Au contraire, si elles se présentent avec une seule liste fusionnée, le nombre de députés augmentera considérablement.

L’AKP a mis en place cet amendement car si ce système avait été appliqué lors des élections de 2018, l’alliance AKP-MHP aurait obtenu plus de sièges, tandis que l’alliance CHP-IYIP aurait obtenu moins de sièges. Par conséquent, à la veille des élections de 2023, l’AKP a voulu fusionner les listes de candidats avec le MHP. Cependant, le MHP a refusé de le faire après l’arrivée de nouveaux venus ayant rejoint l’alliance. Cela signifie que l’Alliance populaire pourrait se retrouver avec 15 à 20 sièges de moins que ce qu’elle aurait pu obtenir. On peut donc dire que le plan initial de l’AKP s’est retourné contre lui. L’Alliance de la nation, quant à elle, a réussi à tourner le système à son avantage en créant des «alliances au sein des alliances» dans les circonscriptions électorales de tout le pays. Ainsi, l’IYIP aura ses propres listes et les candidat·e·s des quatre petits partis de l’Alliance pour la nation qui concourront en tant que candidats du CHP reviendront à leur parti une fois élus.

Il n’en va pas de même pour l’Alliance pour le travail et la liberté, composée du Parti de la gauche verte et du Parti des travailleurs de Turquie (TIP-rupture du PC en 2001). Le Parti de la gauche verte a sa propre liste commune qui combine des candidats du HDP et de ses cinq partis socialistes avec des partis politiques kurdes tels que le Parti communiste kurde et trois autres partis socialistes turcs. Mais elle n’a pas pu convaincre le TIP de rejoindre cette liste commune. Le TIP présentera des candidat·e·s séparément dans 41 provinces. Cela signifie que les candidats des deux partis seront en concurrence dans certaines provinces, ce qui pourrait entraîner une perte de sièges pour l’Alliance pour le travail et la liberté dans son ensemble.

P.S.: La décision du HDP de ne pas présenter de candidat à l’élection présidentielle favorisera-t-elle les chances de l’opposition et quel est le lien avec les objectifs déclarés du parti, à savoir une démocratisation accrue?

S.O.: La décision du HDP de ne pas présenter de candidat à la présidence signifie pratiquement qu’il soutiendra Kilicdaroglu lors des élections présidentielles. Cela favorisera certainement les chances de l’opposition, car les intentions de vote à hauteur de 10 à 12% du HDP seront cruciales pour que Kilicdaroglu obtienne une majorité face à Erdogan. Je pense que l’éventuelle présidence de Kilicdaroglu aidera également le HDP à atteindre ses objectifs de démocratisation. Il est important de rappeler que Kilicdaroglu a déclaré, lors de sa récente rencontre avec les co-présidents du HDP, que «le lieu pour la solution du problème kurde est le Parlement».

Bien sûr, Kilicdaroglu pourrait ne pas être en mesure d’aller trop loin dans ces tentatives à cause de son allié nationaliste, l’IYIP. Il pourrait également ne pas être en mesure de rompre avec le paradigme de la sécurité nationale. Néanmoins, son discours sur la sécurité diffère de celui d’Erdogan. Kilicdaroglu est beaucoup plus intéressé par la sécurité des frontières contre les réfugié·e·s entrants et les groupes djihadistes plutôt que par les opérations transfrontalières dans le nord de la Syrie. Plus important encore, il pourrait prendre des mesures importantes en faveur de la démocratisation en rétablissant l’Etat de droit, l’indépendance de la justice, l’autonomie des universités, etc. Il est du devoir du HDP et de ses alliés de forcer Kilicdaroglu à prendre des mesures supplémentaires dans ce sens.

P.S.: Pensez-vous qu’il y ait une chance que des dynamiques différentes s’expriment lors des élections présidentielles et législatives?

S.O.: Une dynamique importante à prendre en compte lors des élections est la manière dont les blocs au pouvoir et de l’opposition réagiront à l’énorme transfert de richesse vers les capitalistes, les bureaucrates et les sectes islamiques pro-AKP au cours des 21 années de gouvernement de l’AKP. Kilicdaroglu s’est engagé à récupérer 418 milliards de dollars de fonds publics transférés du Trésor au «Gang des 5», les cinq plus grands conglomérats qui se sont développés grâce au soutien de l’AKP ces dernières années. En réponse, le «Gang des 5» aurait tenu des réunions informelles pour battre Kilicdaroglu aux élections, tout en négociant avec les membres de l’IYIP pour une transition en douceur en cas de victoire de l’Alliance de la nation.

De même, l’AKP fait tout son possible pour remporter les élections afin de maintenir ces mécanismes de transfert de richesse et d’éviter les poursuites judiciaires à son encontre. Dans le même temps, il se prépare à l’éventualité d’une perte de pouvoir. Une mesure importante qu’ils ont prise à cet égard est la nomination de nombreux anciens ministres de l’AKP en tant que candidats parlementaires afin qu’ils puissent bénéficier de l’immunité. De même, la liste des candidats députés du MHP comprend les auteurs présumés de cinq meurtres politiques qui ne seront jamais oubliés dans l’histoire politique turque.

Pour conclure, je peux dire que nous n’aurons pas d’élections normales, non seulement en termes de processus électoral lui-même, mais aussi en termes de composition possible du nouveau parlement. Nous pourrions voir dans le nouveau parlement des chefs de la contre-guérilla et des assassins politiques, des représentants de différents blocs de pouvoir nationaux et internationaux, des députés censés servir de «diplomates» entre ces blocs, d’anciens ministres de l’AKP bénéficiant de l’immunité pour leurs crimes passés. En outre, nous espérons avoir de nombreux députés de l’Alliance pour le travail et la liberté qui lutteront pour un monde totalement différent. Il ne reste que 30 jours, mais tout est encore très imprévisible. Espérons que les élections ouvriront la voie à une transition de la dictature vers la démocratie plutôt qu’à une consolidation de la dictature. (Cet article a été publié initialement sur le site grec IN.gr., puis traduit en anglais par The Bullet, le 28 avril 2023; traduction française rédaction A l’Encontre)

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[1] Après son arrestation en fin 2016, Selahattin Demirtas subit un premier jugement en comparant en visioconférence depuis sa prison. En septembre 2018 il est condamné à 4 ans de prison. Le HDP, dans un communiqué du 27 janvier 2023 annonce que Demirtas ne se présentera pas aux élections présidentielles et qu’il fait face à des condamnations de 142 ans de prison pour des accusations de «terrorisme». (Réd. A l’Encontre)

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