Témoignages recueillis par Rosa Yassin Hassan
Le mois d’août 2012 a été le plus meurtrier depuis 17 mois en Syrie. Quelque 5000 personnes – enfants, femmes, hommes – ont été tuées, massacrées. Ce vendredi 7 septembre, les forces répressives du régime Assad – hélicoptères, avions, blindés, infanterie – mènent une offensive dans Damas et tentent d’encercler divers quartiers, entre autres dans la banlieue sud-est. Les bombardements à Damas ou à Alep ont, entre autres, pour fonction de terroriser la population qui «offre un refuge aux terroristes».
Malgré la brutalité de la répression, de nombreuses manifestations ont eu lieu, lors de ce «vendredi de prière». Aux tueries s’ajoute ce qu’en langage diplomatique on nomme «une crise humanitaire», qui englobe non seulement les flots massifs de réfugiés internes, mais les milliers de personnes qui, quotidiennement, cherchent refuge dans un des pays limitrophes. Le plus souvent, la répression prend la figure de chiffres ou d’images. Sa réalité est de la sorte mal captée. Les témoignages recueillis par l’écrivaine syrienne Rosa Yassin Hassan, dans la banlieue de Damas, permettent d’entrevoir une réalité que reportages et images ne peuvent exposer. En cela, la traduction faite par Jihane Al Ali participe d’un soutien très concret à cette révolution anti-dictatoriale. (Rédaction A l’Encontre)
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«Malgré la fumée noire et l’odeur du feu qui envahissait l’atmosphère, mon cousin m’a dit: «Viens, allons voir ce qu’il y a.» On venait de passer des heures cachés dans nos maisons, comme des rats apeurés. Ils avaient dit qu’ils tueraient tous ceux qui sortiraient de la vieille rue de Jdeydeh Artouz [localité de la banlieue ouest de Damas]! Plusieurs maisons brûlaient autour de nous depuis le vendredi matin. Je voyais les nuages de fumée et j’en sentais l’odeur.
Du côté des oliveraies, des groupes de femmes et d’enfants, très peu d’hommes, couraient. Nous les avons suivis. Ils semblaient se diriger vers un endroit précis. Ils allaient en direction d’un rassemblement de petites camionnettes (Suzuki) en bordure des vergers. Les voitures étaient remplies de dizaines de cadavres couverts par des draps, des couvertures colorées. Une des femmes qui accouraient est montée à l’intérieur d’une camionnette, en relevant sa longue robe noire et passant entre les cadavres, elle leur découvrait le visage: drap après drap, elle en remettait un, avant d’en découvrir un autre. Le cinquième cadavre, yeux ouverts vers le ciel, était apparemment le corps de son mari. Je ne connaissais pas cette femme. On m’a dit qu’elle était de la famille Mourabieh. Elle a «fermé le visage» sans vie [baissé les paupières, fermé la bouche…] et elle s’est mise à faire des incantations et à crier, mais sans pleurer. La couleur de son visage était semblable à celui de son mari.
Un des jeunes de la famille Bilal courait entre les camionnettes; je l’ai vu arriver de loin en pyjama. Lui aussi s’est mis à soulever un drap puis l’autre. Son visage était pâle comme celui d’un fantôme et vide de toute expression. J’ai voulu l’appeler pour le saluer, même si la situation ne s’y prêtait pas. Mais il venait de découvrir un nouveau cadavre et s’était assis près de lui, sanglotant en serrant sa tête entre ses mains. Quand je me suis approché de lui, j’ai reconnu «Abd-al-Qader Bilal» étendu là. Il ne ressemblait plus du tout à celui que je connaissais, on aurait dit une poupée au cou incisé, surprise, effrayante.
Des pieds pâles et secs dépassaient des draps. J’ai vu le fils de nos voisins, ce jeune homme brun dont j’ai oublié le nom, ses yeux regardant fixement en l’air. A ses côtés, «Farouq Al Bouqai» était étendu, sa tête ouverte, son cerveau se déversait sur le sol de la camionnette. Il semblait avoir été beaucoup battu depuis son arrestation il y a deux jours. Ses pieds étaient nus et enflés sous le drap qui le cachait. Le pyjama qu’il portait était maculé de sang. Une couverture rouge entourait le cadavre d’un jeune de la famille Al Samaoui; il portait un pyjama également. Une autre couverture décorée de fleurs était pleine de traces de brûlé… Quand quelqu’un l’a levée, j’ai vu apparaître des épaules soutenant une masse calcinée que j’ai supposé être sa tête! Son cerveau était carbonisé et l’odeur de brûlé se répandait tout autour. Ils ont dit qu’il s’agissait de Tariq Bilal ou peut-être de Khaled Al Bouqai car on savait que ces deux-là avaient été brûlés et que 17 jeunes de la famille Al Bouqai, à elle seule, avaient été tués ces deux derniers jours. Ensuite un homme que je ne connaissais pas est arrivé et a reconnu le cadavre carbonisé par les sandales qu’il portait et les restes de pyjama. C’était son fils d’après ce qu’il disait dans son délire alors qu’il se frappait lui-même. On lui criait «De quelle famille, monsieur?», mais il ne répondait pas. Puis à nouveau: «De quelle famille il est, hajji?», mais il ne répondait toujours pas.
Tous les cadavres étaient en pyjama! Car ils étaient tous chez eux quand est survenue l’heure de leur arrestation et de leur mort. J’étais d’ailleurs moi-même en pyjama et mon cousin aussi. Et nous étions toujours en pyjama quand nous sommes restés effarés devant la fosse commune… cette fosse creusée en longueur entre les oliviers pour contenir toutes les victimes perdues à Jdeydeh ces deux derniers jours. Un vieillard répondant à une question disait: «On ne les a pas enterrés dans le cimetière du village pour ne pas se faire piéger et ajouter encore des morts… on va les enterrer là, sans obsèques… on a assez de morts comme ça…»
Alors que nous étions en train d’observer la mise en place des corps les uns contre les autres au fond de la fosse, quelqu’un a hurlé: «Un cadavre près du réservoir! allez-y les jeunes!» Une camionnette Suzuki s’est alors élancée avec à son bord deux jeunes hommes.
Un massacre est quelque chose de facile: c’est ce que j’ai découvert. Il est facile de commettre des massacres dans nos contrées. On encercle la région, puis on entre pour tuer les gens. Balle par balle, tac-tac, et l’affaire est finie. Pas de condoléances, pas d’obsèques, personne dans les rues. C’est ainsi que vont les massacres. La seule chose qui reste aux survivants est cette odeur acide de la peur qui envahit l’espace.»
Voilà un extrait du témoignage de N, habitant de Jdeydeh Artouz.
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Si vous demandez à un membre du régime Assad la cause du massacre de Jdeydeh Artouz, il vous dira que c’est la faute aux «terroristes»: ils ont attaqué le commissariat du village. Il dira comment les révolutionnaires armés en ont extrait certains policiers et les ont tués, puis ont miné le commissariat et l’ont fait exploser. Ils avaient auparavant, le dimanche 29 juillet 2012, tué un officier et deux de ses hommes, son cadavre était resté deux heures dans la voiture sans que personne ne vienne l’en enlever.
Mais les deux massacres qui ont eu lieu à Jdeydeh, le mercredi 1er août, ainsi que le vendredi qui a suivi, n’ont pas visé les révolutionnaires armés… Ils s’étaient tous retirés de la région! Ce sont les jeunes restés chez eux qui ont été massacrés… et s’ils avaient été armés, les massacres n’auraient pas eu lieu avec cette facilité. Deux semaines auparavant, le premier jour du Ramadan, l’assaut sur Jdeydeh a commencé avec 100 hommes des «massaken» [cités construites par l’Etat réservées aux familles des membres des forces de sécurité ou de l’armée], aidés de trois chars positionnés dans la rue Al Jallah, la rue Ghaleb Marbieh, et le troisième vers les vergers. Des affrontements ont alors eu lieu qui ont provoqué la mort de 12 hommes du régime. Les révolutionnaires ont récupéré à cette occasion deux véhicules militaires et une mitrailleuse «douchka».
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«Ce jour-là, les hommes de la sécurité ont récupéré les corps des leurs, ils les ont déshabillés et les ont laissés en sous-vêtements. Puis quelques instants plus tard, un homme est sorti du blindé muni d’une caméra et a filmé les cadavres amoncelés et est reparti avec le blindé. Peu de temps après, les images sont apparues dans les médias syriens, montrant soi-disant un groupe de terroristes ayant été exécutés par le régime! Après deux heures d’affrontements, le médecin Ziad al Bouqai et le jeune Youssef Ghanim, menuisier de 22 ans à peine et habitant de Jdeideh, ont été arrêtés. Youssef Ghanim avait la peau claire et les cheveux roux. Après qu’il a été tué, les médias du régime ont diffusé des images de son cadavre comme étant un «moudjahid» afghan venu combattre en Syrie!
C’est le mercredi 1er août au matin que les signes annonciateurs du premier massacre se sont fait sentir. Un silence de plomb a envahi la région. Ce jour-là l’électricité n’a pas été coupée comme d’habitude. Les hélicoptères ont survolé Jdeydeh pendant plus de cinq heures, après avoir tiré, aux premières heures du jour, cinq obus sur le pourtour de Jdeydeh, en direction des vergers.
A 3 heures de l’après midi ils sont entrés dans à Jdeydeh Artouz: des milliers d’hommes et des dizaines de chars. Des unités de la quatrième division [sous la direction de Maher el-Assad] leur prêtaient main-forte. Ces derniers portaient des signes de reconnaissance blancs sur leur casque et leurs mains. A ce moment-là les gens ont fait le tour des maisons pour prévenir les jeunes que l’armée investissait la région: que tous ceux de moins de 40 ans fuient! Mais la plupart des jeunes sont restés chez eux parce qu’ils n’avaient rien à se reprocher, à part une manifestation par-ci ou un activisme inoffensif par-là. C’est aussi ce que j’ai pensé: «Je n’ai rien fait qui me donne des raisons d’avoir peur… je reste chez moi.» Mais ils sont revenus et m’ont dit que 75 jeunes avaient été arrêtés dans les rues adjacentes alors qu’ils n’avaient absolument rien fait… Fuis! Alors j’ai fui.
Les bruits des serrures des magasins qui sautaient nous parvenaient: une balle dans un cadenas, puis les vitrines étaient brisées et les magasins dévalisés. Mon ami est venu me convaincre de fuir dans les vergers. J’ai vu les jeunes courir vers la vallée où les oliviers peuvent nous cacher. Il y avait un barrage de l’armée au bout de la rue de Deir, et un barrage dans la direction opposée. Il semblait évident qu’ils voulaient encercler les jeunes dans la plaine, mais nous n’avions pas d’autre option. Nous nous sommes installés là-bas sous les arbres. Un jeune dissimulé par un keffieh est passé à moto en nous observant et est reparti. Après moins de 10 minutes un obus nous a visés, des pierres et de la terre nous ont sauté au visage. Par dizaines nous avons fui dans la direction opposée, alors que j’étais aveuglé par la poussière. J’ai entendu les tirs de balles qui s’intensifiaient et s’approchaient. J’ai senti mon ami me prendre par la main vers la droite, puis nous sommes revenus sur nos pas vers les oliviers parce qu’un barrage nous faisait face et qu’on nous tirait dessus. Mes yeux me brûlaient, je les fermais, j’entendais les bruits des passages des chars sur l’asphalte, des tirs lointains et d’autres plus proches. Les voitures blindées et les chars avaient encerclé les vergers, mais j’ai réussi à fuir. J’ai essayé de convaincre mon ami de fuir avec moi, mais il a refusé. Je lui ai dit: «Si on doit mourir, que nos parents sachent qu’on est morts… au moins!» Mais il n’a pas voulu quitter les vergers.
Tous ceux qui y sont restés sont morts, la plupart tués au couteau. Mohammad Al Khatib et Abd Al Razzaq Bilal ont été retrouvés pendus par des fils téléphoniques à un olivier. Pendant ce temps, alors que je passais en courant près de la place du village, des soldats sortaient des jeunes de leurs maisons pour les y rassembler. La plupart portaient des pyjamas. Ils étaient à peu près 150 jeunes d’après ce que j’ai pu estimer. Ils les ont entassés les mains liées dans le dos et ont commencé à les piétiner en hurlant: «Vous voulez la liberté?» Et ils les insultaient, insultaient! Leurs voix stridentes et le silence environnant m’ont poursuivi pendant ma fuite vers l’inconnu.
Plus tard, j’ai appris que 17 d’entre eux avaient été choisis et amenés à l’école «Ghaleb Mourabieh Al Jadida» avec les chars et les unités de l’armée. Mais les forces du régime n’ont pas réussi à ouvrir le portail de l’école: ils ont foncé dedans avec un char en formant trou dans l’enceinte, encore visible à ce jour. Là-bas, ils ont mis les jeunes sur un rang, ont mis leur tee-shirt sur leur tête, pour qu’ils aient l’apparence de voyous menottés. Un cameraman les a alors filmés un à un, rapidement, et est reparti aussitôt, avant que le feu des mitrailleuses ne traverse les corps des 17 jeunes hommes, tous tués.
Les habitants de Jdeydet Artouz n’ont découvert le massacre de l’école qu’après le retrait de l’armée de la région. Et ils n’ont compris ce qui était arrivé qu’après avoir vu la diffusion par les médias officiels des images de leurs fils vivants, alignés contre un mur de l’école, présentés comme des terroristes capturés par les soldats de notre «valeureuse» armée.
Je suis rentré chez moi et j’ai attendu la mort. Mais ils ne sont pas venus. Après de longues heures d’attente interminables, j’ai entendu des voix passer dans chaque maison: «Oh! gens !, sortez reconnaître vos fils… ils ont fait un massacre… oh! gens!…»
Les habitants sont sortis vers les vergers à la recherche de leurs enfants et j’ai été tenté de sortir pour aller m’enquérir de mes amis quand les tirs ont repris: les barrages de l’armée étaient toujours en place et on nous tirait dessus. Certains parmi nous sont morts. A quelques mètres de moi un homme s’est retrouvé la tête coupée en deux, son cerveau déversé sur le bitume. Je sentais mon corps échapper à ma volonté et alors que je m’imaginais tomber sous le choc d’une telle vision, mon corps s’est éloigné sur ses deux jambes en courant. Alors que je me souviens de tout ce que j’ai vu, j’ai le sentiment de ne pas l’avoir vécu. Je m’en rappelle comme d’un cauchemar abominable.
A côté de la vieille mosquée Al Omari un soldat n’a pas pu tirer sur les gens, comme on le lui demandait. Alors ils l’ont tué. Son corps a été jeté dans une cave d’un immeuble proche, puis les corps de quatre civils tués aussi ont été jetés sur lui. Ensuite ils ont mis le feu aux cinq corps. L’odeur des corps brûlés envahissait toute la zone. Ils n’ont été découverts que le soir quand les informations sur le massacre commençaient à nous parvenir. Quand nous nous sommes assurés que l’armée et les forces de sécurité avaient quitté les lieux, alors nous sommes sortis de chez nous.
Cette nuit-là, les habitants ont découvert des dizaines de corps tués et abandonnés dans des sous-sols désaffectés. Jdeydeh Artouz sentait le feu, la poudre, la mort tandis que la peur se lisait sur les visages et au fond des âmes.
En fin de journée de ce mercredi, 45 corps avaient été retrouvés avant la nuit. Ils ont été rassemblés côte à côte à la mosquée Khadija. C’est là que j’ai vu mon ami étendu, sa tête à ses côtés. Je ne pouvais pas dire si un éclat d’obus, un couteau, ou autre chose… la lui avait coupée. Je ne sais pas. Ce que je sais c’est que je l’ai aperçu de loin et que j’ai fui.
Avant la fin de la nuit, nous avons retrouvé huit autres cadavres. Le bilan s’élevait donc à 52 jeunes tués. Les haut-parleurs appelaient les gens à venir reconnaître les corps à la mosquée, car beaucoup n’étaient pas encore identifiés parce que bien souvent non reconnaissables. Les parents devaient venir les identifier grâce à leurs habits ou leurs chaussures.
Aujourd’hui je ne sais pas si je dois me réjouir d’avoir échappé à la mort, ou être triste de la mort des autres pendant que j’étais témoin de tout cela!
Je ne sais pas si je dois être heureux ou triste, parce que j’ai évité la mort de justesse. Les quelques jours qui suivirent virent le vieux Jdeydeh Artouz se vider de ses habitants. La peur s’est installée à notre place, la peur même de parler du massacre. Comme si les jeunes qui ont succombé sous les mains du tyran mouraient à nouveau par notre silence.»
Emu, A. s’est tu, puis il a détourné son visage loin de nous.
(Traduction de l’arabe par Jihane Al Ali pour le site A l’Encontre)
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Rosa Yassin Hassan est une écrivaine syrienne de Damas. Cet article est paru le 26 août 2012 en langue arabe dans Nawafez.
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