Entretien avec Abdelahad Astepho
conduit par Nicolas Cheviron
Vice-président de la Coalition de l’opposition syrienne (CNS), Abdelahad Astepho fera partie de la délégation des opposants chargés de trouver une solution politique au drame syrien lors de la prochaine conférence de Genève, qui doit débuter le 23 février. Exprimant des espoirs mesurés à la veille de ce «Genève-IV», l’historien de 59 ans, désormais en charge des relations internationales de la CNS, revient sur la chute d’Alep, «livrée» par les chefs de guerre au régime de Damas, et lance un cri d’alarme face à la progression des groupes djihadistes, accusés jeudi 16 février 2017 d’avoir exécuté jusqu’à deux cents membres d’autres composantes de l’insurrection, dont 70 membres de l’Armée syrienne libre (ASL). Il décrit également les efforts déployés par la Russie pour imposer «sa» solution au conflit syrien en l’absence des Etats-Unis, paralysés par leur élection présidentielle. (Entretien conduit à Istanbul)
Les combattants de l’opposition syrienne ont dû abandonner en décembre 2016 les derniers quartiers encore sous leur contrôle à Alep, la métropole du nord de la Syrie. Quelles sont les conséquences de ce retrait pour votre projet politique?
Abdelahad Astepho. Sur le plan militaire, tout le monde sait désormais qui est en train de perdre. Nous perdons. Pas vis-à-vis du régime de Bachar al-Assad, mais vis-à-vis des groupes extrémistes, des fanatiques. Quand je dis «nous», je parle de nos groupes armés modérés, qui sont bombardés par les Russes et les Iraniens. Qui gagne maintenant sur le terrain? Ce sont les groupes fanatiques. Je ne parle même pas de Daech et du PYD [milice kurde syrienne – ndlr]. Certains de nos groupes armés, qui sont modérés, se trouvent désormais dans des zones contrôlées par le Front Fatah Al-Cham. [Anciennement appelé Front Al-Nosra, le Front Fatah Al-Cham a changé de nom en juillet 2016 après avoir pris ses distances avec son ancien mentor, le groupe Al-Qaïda. Il s’est fondu le 28 janvier dernier dans une nouvelle entité, le Hayat Tahrir Al-Cham – ndlr.] La situation est très dangereuse.
De nouveau, on laisse la place aux groupes intégristes les plus fanatiques. Tous les groupes armés qui étaient plus ou moins présents aux négociations d’Astana vont finir par rejoindre les rangs soit du Front Fatah Al-Cham, soit de l’Ahrar Al-Cham [un autre groupe djihadiste – ndlr]. Il ne restera rien d’autre.
D’ailleurs, Assad, les Russes et leurs alliés n’ont pas gagné la bataille d’Alep. Alep leur a été livrée par nos groupes armés, par certains groupes armés puissants de la ville. En partie en raison de ce problème de distinction et de séparation entre les groupes armés modérés, d’une part, et le Front Fatah Al-Cham de l’autre. Ces gens sont des émirs, des chefs de guerre, qui utilisent le slogan de la révolution pour leurs propres intérêts. Par ailleurs, nous sommes aussi les victimes de la récupération des groupes armés, qui disposent chacun de son sponsor, de ses soutiens.
Quant au régime, il est tombé depuis longtemps. Ce n’est pas un secret : le régime, en tant qu’institution, n’existe plus. Depuis 2012, quand nous menons des tractations pour des trêves au niveau local, on les fait avec qui? Avec les Iraniens, avec le Hezbollah et avec les Russes.
Depuis la chute d’Alep, la diplomatie russe déploie une énergie peu commune sur le dossier syrien. Avec ses partenaires iraniens et turcs, elle a joué un rôle primordial dans l’instauration d’une trêve, fin décembre, puis dans l’organisation de diverses rencontres, dont celle d’Astana les 23 et 24 janvier, pour tenter de mettre sur pied des mécanismes de contrôle de ce cessez-le-feu et faire progresser le volet politique. Comment expliquez-vous cet activisme ?
A partir de 2012, le dossier syrien a toujours été géré par une «coprésidence» russo-américaine. Mais depuis l’été dernier, les États-Unis sont en retrait, et avec eux le reste de la communauté internationale. Dans un premier temps, tout le monde était dans l’attente de l’élection présidentielle américaine. Et maintenant qu’elle a eu lieu et que Donald Trump a gagné, toutes les cartes sont mélangées, personne ne sait quoi faire. Les Américains sont les seuls qui sont en mesure d’exercer des pressions sur les Russes.
Le 9 novembre 2016 au matin, au lendemain de l’annonce des résultats de l’élection américaine, je me souviens que nous avions une réunion avec Frank-Walter Steinmeier [le chef de la diplomatie allemande – ndlr] : il était assommé, il voulait annuler la réunion. C’était une surprise pour tout le monde. Les Etats-Unis sont entrés dans une période de transition au cours de laquelle les Russes poussent au maximum pour transformer leurs succès sur le terrain, à Alep, en acquis politiques. Ils sont très pressés car ils veulent placer les Américains devant une situation de fait accompli, devant un accord tout prêt, en leur disant : «Voilà, nous avons un cessez-le-feu, et nous avons aussi la délégation idéale pour avancer vers une solution politique.»
On a l’impression que ces discussions se déroulent désormais sans que l’opposition syrienne en soit un acteur central, qu’elle a été reléguée dans un rôle secondaire où les chancelleries, russe notamment, lui assignent sa place et son texte. Qu’en pensez-vous?
C’est ce qu’ils essaient de faire. Lors de la réunion de préparation pour la conférence d’Astana, les Turcs ont été brefs. Ils nous ont donné une liste en disant: «Ce sont les groupes armés que nous voulons à Astana. Nous voulons ces gens-là, les gens qui ont vraiment du pouvoir sur le terrain. Voilà aussi les noms de leurs conseillers politiques, de leurs conseillers juridiques.» Puis les Turcs se sont retirés, ils ont laissé la place aux Russes en leur disant : «Voilà, ils sont à vous.» (…)
De l’autre côté, l’envoyé spécial de l’ONU, Staffan de Mistura, nous menace pour que nous lui livrions à telle date la liste des participants à la prochaine conférence de Genève. Or, pour mettre de l’ordre dans cette affaire, il faut être un grand maestro, qui doit faire jouer une partition difficile à des musiciens qui ne sont pas de vrais musiciens. Cela ne sert à rien de faire une délégation s’il n’y a pas d’esprit d’équipe, on va juste rentrer dans le mur. Les oppositions syriennes ont chacune leur couleur régionale, leur sponsor étranger. Dans la question syrienne, il faut être un équilibriste, un funambule. Ce n’est pas que nous n’avons pas de stratégie ou pas d’idées.
Ce dirigisme est-il à l’origine du semi-échec de la réunion d’Astana, où les délégations syriennes n’ont pas signé l’accord organisant le contrôle du cessez-le-feu, paraphé seulement par les diplomaties invitantes (Russie, Iran, Turquie)?
Il n’y a pas eu d’accord à Astana. Initialement, Astana devait être une réunion exclusivement au niveau militaire. Le but était surtout d’essayer d’établir des lignes de démarcations. De dire : «Vous, vous êtes là, moi je suis là.» Pour nous, parvenir à un tel résultat, c’était déjà calmer un peu la situation. Et ensuite trouver des mécanismes pour surveiller ces lignes de démarcations, les garanties, les sanctions ad hoc. En même temps, s’occuper un peu du Front Fatah Al-Cham, de Daech, tous ces gens-là. Avoir un statu quo qui tienne deux, trois, quatre ans, jusqu’à ce qu’on comprenne qu’il faut se mettre tous autour d’une table.
C’est la seule manière finalement de garder la Syrie unie: essayer d’abord de fixer ces lignes-là, commencer ensuite une stabilisation, puis partir doucement vers une phase de reconstruction au niveau local, pas décidée par Damas, mais chacun de son côté, avec l’aide de la communauté internationale. Dès qu’on arrivera à un début de stabilisation économique, les Syriens pourront se mettre autour d’une table, élaborer une Constitution et je suis sûr qu’on parviendra à une 3e République, une république fédérale syrienne.
C’est avec cette idée en tête que notre délégation s’est rendue à Astana, mais là, les Russes nous présentent un projet de Constitution. Serguei Lavrov [le chef de la diplomatie russe – ndlr] sort, fait une conférence de presse, explique que ce sont les Syriens qui doivent écrire leur Constitution, qu’il leur a juste donné quelques idées élaborées par les experts russes pour les aider à rédiger leur loi fondamentale.
C’est totalement faux. Il nous a donné un document de 24 pages, avec 85 articles. C’est un vrai projet de Constitution, pas des petites notes éparses. De quel droit il fait ça? Les Russes veulent qu’on parle de la Constitution, mais la Constitution, c’est ce qui vient à la fin, pas au début. Astana est un échec. On n’a réussi à convaincre ni le régime, ni nos groupes armés de signer l’accord.
Ces lignes de démarcation n’ont donc pas été définies?
Mais non, mais non. Qu’ont fait les Russes? Leur stratégie, c’était: je m’occupe du militaire à Astana, je leur fais signer ce bazar, puis je convoque tout le banc politique à Moscou, et aussi j’essaie de former l’équipe qui constituera la délégation de l’opposition syrienne pour les prochaines négociations de Genève. Mais nous, la Coalition nationale syrienne (CNS) et le Haut comité pour les négociations (HCN), suivis par les autres groupes, nous avons refusé d’y aller.
Nous leur avons dit que nous n’acceptions pas cette formule-là, que nous étions prêts à venir discuter à Moscou avec eux, mais pas de cette manière. Du coup, à Moscou [le 27 janvier – ndlr], ils n’ont pas réussi à avoir la vraie opposition, seulement leurs propres groupes d’opposants.
Comment peut-on faire confiance aux Russes quand ils se présentent comme les garants du cessez-le-feu et nous convoquent pour fixer des lignes sur la carte militaire, mais qu’au même moment, des régions sont bombardées par le régime et les Russes eux-mêmes ? C’est incroyable ce qu’ils font. Nous avons un problème de confiance avec les Russes, qui essaient d’être à la fois juges et partie.
La Turquie, l’un des plus fervents soutiens de l’opposition syrienne, a effectué depuis le printemps dernier un rapprochement spectaculaire avec la Russie, alliée du régime de Damas. Comment réagissez-vous à ce revirement?
A partir de 2014, nous avons défendu, avec les Turcs, l’idée d’une zone tampon, à la fois pour résoudre la question des réfugiés, qui constitue un sérieux problème pour la Turquie [elle en accueille environ trois millions – ndlr], et pour que nous puissions, nous, en tant qu’opposition, être à l’intérieur du pays et commencer à gérer les zones libérées. Mais personne n’en a voulu. Au bout du compte, ce sont les Russes qui ont permis la constitution de cette zone de sécurité [une bande frontalière d’environ 4000 km² au nord d’Alep, où l’armée turque a déployé ses unités – ndlr], pour laquelle les Américains n’ont rien fait. Je pense que c’est là qu’est apparu le premier terrain d’entente entre les Turcs et les Russes.
Pour les Turcs, cette zone offre aussi une réponse au problème posé par le PYD et le PKK [proche des rebelles kurdes de Turquie (PKK), le PYD administre les territoires kurdes du nord de la Syrie, dont Ankara redoute qu’ils ne forment une entité autonome inféodée au PKK – ndlr]. Maintenant, on est en train de vivre ça. (…) Les Turcs ont coupé tout leur soutien sur le plan militaire, sans doute en raison d’accords avec les Russes, et cela nous rend la vie très difficile. Néanmoins, si je fais le bilan de l’action de la Turquie vis-à-vis de la révolution syrienne, je pense qu’il est plutôt positif. Je crois aussi que la Turquie va finir par revenir vers sa position normale, qui est aux côtés de l’Occident. Les Turcs n’ont rien à voir avec les Russes.
Le bureau de Staffan de Mistura a annoncé en début de semaine que les négociations intra-syriennes de Genève débuteraient le 23 février. Qu’attendez-vous de ce «Genève-IV»?
Le fait d’aller à Genève et d’ouvrir cette voie politique, en soi, c’est positif. On met vraiment le train sur les bons rails. Il n’y a que des solutions politiques en Syrie. On ne peut pas compter sur une victoire militaire, que l’un va écraser l’autre. Que Genève-IV ouvre ce round de négociations est une bonne chose.
Après, je ne pense pas qu’on va obtenir des résultats concrets, pour la simple raison que les Américains ne sont pas prêts. Ils vont suivre de loin. Nous avons aussi un problème avec l’ordre du jour proposé par de Mistura, qui met en avant les thèmes de la gouvernance, de la Constitution et des élections.
Or, pour nous, il est primordial de parler d’abord de la transition politique. Tous les événements survenus en Syrie ont eu lieu pour que se produisent un changement, une transition politique. Nous avons accepté le communiqué de Genève-II [en février 2014 – ndlr], qui stipule un partage du pouvoir entre l’opposition et les membres du régime dont les mains ne sont pas tachées de sang, sur le principe clairement établi d’un consentement mutuel.
Donc, cela va être un nouveau round sans beaucoup de résultats, mais au moins la situation va gagner en clarté. Nous allons essayer d’avancer sur le dossier de la responsabilité politique par rapport aux exactions commises par les uns et les autres. Et en même temps, on va travailler à diminuer le niveau de la violence. Si nous parvenons à arrêter vraiment les bombardements, s’il y a vraiment des trêves, ce sera bien pour les gens, cela leur permettra de se reposer un peu, dans un camp comme dans l’autre. De notre côté – la Coalition, le gouvernement d’intérim, les conseils locaux, les quelques groupes armés modérés –, nous faisons notre part du travail, nous avançons bien, mais plus sur le plan interne, en mettant de l’ordre dans nos rangs. Nous essayons aussi de nous ouvrir davantage à la société civile. Nous travaillons à renforcer nos liens entre l’intérieur de la Syrie et l’extérieur, nos contacts avec la diaspora.
Vous soulignez l’importance du rôle des Etats-Unis dans le dossier syrien. Selon vous, la politique syrienne de Washington va-t-elle changer avec l’arrivée au pouvoir de Donald Trump?
Changer, sûrement. Et même si les premières décisions prises font quand même un peu froid dans le dos, sur la question syrienne, je pense que ce changement va faire du bien. Pour deux raisons principales : d’abord, les généraux américains sont au pouvoir maintenant, et ce sont des officiers qui ont servi en Afghanistan, en Irak. Ce sont des gens qui savent vraiment de quoi ils parlent.
Ensuite, la politique américaine vis-à-vis de l’Iran [l’autre grand allié de Damas – ndlr] va changer, et cela va un peu remettre l’église au milieu du village, comme on dit chez nous [Abdelahad Astepho est membre de la communauté chrétienne syriaque – ndlr]. La politique actuelle des Etats-Unis à l’égard de l’Iran est problématique. Les généraux connaissent bien ce dossier. Je suis sûr qu’ils vont donner des coups aux Iraniens, et je pense que cela va faire du bien sur le dossier syrien. (Publié sur le site Mediapart le 19 février 2017)
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Rassemblement pour faire entendre la voix des civils syriens
Syrie: «Pas de paix durable sans jugement des responsables de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité»
Genève, place des Nations, jeudi 23 février de 17h à 18h
et un rassemblement samedi 25 février de 15 à 16h30
(Voir sous Activités le texte d’appel à ce rassemblement)
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