Netanyahou et sa coalition: la guerre et le projet d’élimination du nationalisme palestinien

Yoav Gallant et Benyamin Netanyajou. (Shir Torem/Flash90)

Par Meron Rapoport

Il a fallu plus d’un mois au Premier ministre Benyamin Netanyahou pour présenter au public israélien une quelconque stratégie de sortie de la guerre qu’Israël mène contre les Palestiniens dans la bande de Gaza depuis le 7 octobre. Lors d’une conférence de presse tenue le 11 novembre, il a déclaré que la guerre prendrait fin «après l’éradication du Hamas» [1]. Gaza sera démilitarisée et ne constituera plus une menace pour l’Etat d’Israël. Les Forces de défense israéliennes (FDI) continueront d’exercer un contrôle de sécurité sur Gaza afin de prévenir la terreur.

Il poursuit: «Partout où il n’y a pas de contrôle israélien total sur la sécurité, la terreur revient, s’enracine et nous fait du tort. Cela a également été prouvé en Judée et en Samarie [la Cisjordanie]. C’est pourquoi je n’accepterai en aucun cas de renoncer à ce contrôle sécuritaire complet.»

Interrogé sur la possibilité d’un retour de l’Autorité palestinienne (AP) à la directon de Gaza, Benyamin Netanyahou a répondu: «Il n’y aura pas d’autorité administrative qui éduque ses enfants à haïr Israël ou à tuer des Israéliens. Il ne peut y avoir d’autorité qui verse de l’argent aux familles des meurtriers. Il ne peut y avoir d’autorité dont le chef n’a toujours pas condamné le massacre [2]. Il faudra autre chose – mais dans tous les cas, avec notre contrôle sur la sécurité.»

On peut déduire plusieurs choses de ces propos. La première est que Netanyahou vise une guerre très longue, voire sans fin. Il se peut en effet que l’armée israélienne progresse dans la bande de Gaza, qu’elle déplace de force tous les habitants des zones qu’elle maîtrise et qu’elle détruise ces zones jusqu’à leurs fondations [3].

Mais même si l’armée transforme les villes du nord de Gaza et les camps de réfugiés en villes fantômes [4], nous ne parlons toujours que des «villes du nord». Personne, à l’exception peut-être des commandants du Hamas, ne sait combien de combattants palestiniens se trouvent encore dans les tunnels sous la surface, combien d’entre eux s’y trouveront encore une fois l’occupation achevée, combien se déplaceront par les tunnels vers le sud de la bande de Gaza et combien se trouvent déjà dans cette zone.

Israël estime que la plupart des otages israéliens enlevés le 7 octobre se trouvent actuellement dans le sud de la bande. Cela signifie qu’une fois que la population du nord de la bande de Gaza aura été entièrement déplacée, plus de 2 millions de Palestiniens seront concentrés dans la moitié de la bande de Gaza, de même que la majeure partie de la puissance militaire du Hamas et peut-être la plupart de ses dirigeants. En d’autres termes, la réalisation de la mission d’«éradication du Hamas» et de démilitarisation de la bande de Gaza, comme l’a promis Netanyahou, sera une tâche colossale.

Et que fera Israël des deux millions de Palestiniens résidant alors dans le sud, qu’il ordonne déjà d’évacuer de certaines zones? Une tentative de les repousser dans la péninsule du Sinaï risque de détériorer considérablement les relations entre Israël et l’Egypte, et peut-être même d’entraîner cette dernière dans la guerre.

Si Israël réplique l’agression qu’il a menée dans le nord de la bande de Gaza, il est probable qu’il y aura des milliers de morts par jour, car la densité de population sera deux fois plus élevée. La «catastrophe humanitaire» actuelle risque de prendre des proportions inouïes. Face à une telle crise, on voit mal le monde occidental et les Etats arabes qui ont des relations avec Israël – l’Egypte, la Jordanie et les signataires des accords d’Abraham [5] – rester silencieux, sans parler du Hezbollah, des Houthis au Yémen et peut-être aussi des milices chiites en Irak.

Ce qui rend presque impossible la tâche de mettre fin à la guerre, c’est la condition posée par Netanyahou pour que les forces israéliennes puissent agir librement dans toute la bande de Gaza, comme elles le font en Cisjordanie et comme elles l’ont fait à Gaza jusqu’en 2005 [date du «désengagement» décidé par Ariel Sharon]. Aucun organisme international, arabe ou régional ne sera prêt à prendre en charge la gouvernance administrative d’une bande de Gaza décimée – dont la gestion nécessiterait des efforts et des investissements considérables – en tant que sous-traitant d’une armée israélienne occupante [6]. Netanyahou a déjà exclu l’Autorité palestinienne, qui a pourtant rempli cette mission en Cisjordanie pendant trois décennies.

Ce n’est pas pour rien que le gouvernement des Etats-Unis a déclaré, dès le début de la guerre, qu’Israël ne contrôlerait pas Gaza après la fin de celle-ci. Sans l’implication des Etats-Unis, il est difficile d’envisager la possibilité de parvenir à un accord pour mettre fin à l’assaut militaire israélien.

Si Netanyahou a sérieusement l’intention d’insister sur cette condition [contrôle total de type sécuritaire], on ne peut que supposer qu’il a décidé de renoncer à une stratégie de sortie. Après tout, en Cisjordanie, que Netanyahou présente comme un modèle, Israël n’a pas réussi à soumettre totalement la population palestinienne, même après 56 ans. Plus de 30 bataillons opéraient dans l’ensemble du territoire occupé avant le 7 octobre, et ils se sont encore heurtés à une résistance [7]. De quelle puissance de feu Israël aura-t-il besoin pour éliminer toute résistance à Gaza?

Les conditions posées par Netanyahou rendent également presque impossible un accord sur la libération des otages israéliens. Quel intérêt le Hamas a-t-il à conclure un accord si les conditions qui lui sont imposées incluent son élimination complète et le contrôle total de la bande de Gaza par Israël?

Un héritage en péril

Le premier ministre est bien sûr conscient que le seul moyen de mettre fin à la guerre et de débarrasser Gaza du régime du Hamas est de passer par un processus international, auquel il s’oppose en faveur de la poursuite de l’offensive militaire. Mais tous les membres du cabinet de guerre israélien n’exigent pas les mêmes conditions: Benny Gantz, qui a récemment été nommé ministre sans portefeuille, n’a pas parlé du maintien du contrôle militaire israélien dans la bande de Gaza, mais plutôt d’un «changement de régime». Qu’est-ce qui motive donc réellement l’agenda déclaré de Netanyahou?

Une analyse cynique – et il n’y a aucune raison de ne pas être cynique lorsqu’il s’agit de Netanyahou – suggérerait que le premier ministre veut prolonger la guerre parce qu’il sait, ou du moins soupçonne, que le jour où la guerre prendra fin, le compte à rebours de la fin de son règne commencera. Netanyahou s’attendait peut-être à ce qu’une offensive massive contre Gaza améliore sa position politique auprès de l’opinion publique israélienne, mais c’est exactement le contraire qui s’est produit.

Ce n’est pas la première fois que cela se produit dans l’histoire d’Israël: Menahem Begin [juin 1977-octobre 1983, durant une semaine en février 1983 il fut ministre de la Défense] a été contraint de démissionner un an après la guerre du Liban de 1982. Ehud Olmert [janvier 2006-mars 2009] a été destitué en grande partie [outre les affaires de corruption et de fraude, alors qu’il était ministre de l’Industrie et du Commerce] à cause de la guerre du Liban de 2006.

En s’opposant au rétablissement de l’autorité de l’Autorité palestinienne à Gaza, Netanyahou revient à la situation à partir de laquelle il a lancé sa carrière de premier ministre. En 1996, après avoir remporté les élections suite à l’assassinat [le 4 novembre 1995] du premier ministre de l’époque, Yitzhak Rabin, Netanyahou a joué un rôle central en faisant volte-face sur le processus de paix d’Oslo et en contrant l’Autorité palestinienne afin d’empêcher la création d’un Etat palestinien.

Il est possible que Netanyahou pense qu’en se présentant comme le rempart contre le pouvoir de l’AP aujourd’hui, il pourrait regagner une base de soutien solide au sein de la droite et de l’extrême droite israéliennes. Un argumentaire politique qui tourne autour de la question de savoir qui est pour ou contre un Etat palestinien est beaucoup plus confortable pour Netanyahou qu’un débat dominé par la question de savoir si l’on peut lui faire confiance pour diriger le pays.

Mais il y a là quelque chose de plus profond que la simple survie politique. La mission de la vie de Netanyahou a été d’éliminer le nationalisme palestinien. Pour lui, c’est l’objectif historique de cette génération du peuple juif – un objectif qu’il a hérité de son père – et c’est la raison pour laquelle il était prêt à renforcer le Hamas à Gaza pendant des années afin de maintenir le mouvement national palestinien divisé.

Si cette guerre se termine par un renforcement, même minime, de la position de l’Autorité palestinienne et par l’ouverture d’une voie qui utilise la solution des deux Etats comme boussole – comme le demandent instamment les Américains [8], les Européens et une grande partie du monde arabe –, c’est tout l’héritage de Benyamin Netanyahou qui sera menacé. C’est pourquoi, poussé par son idéologie, le Premier ministre préfère prolonger la guerre, même s’il n’y a aucune chance d’obtenir une véritable victoire militaire, afin d’empêcher toute avancée vers l’indépendance palestinienne.

Après les massacres du 7 octobre, Netanyahou ne peut pas revenir à la politique qui consiste à renforcer le Hamas pour affaiblir le mouvement national palestinien. Ni l’opinion publique israélienne ni les Etats-Unis ne l’accepteront; pour eux, le Hamas est l’ennemi qu’il faut écraser, et il n’y a pas moyen de l’éviter.

Pourtant, aux yeux de Netanyahou, la plus grande menace pour Israël, et la plus grande menace pour l’objectif historique du sionisme, est un processus politique avec les Palestiniens, à l’issue duquel une entité politique différente – en plus de l’Etat juif d’Israël [selon la loi fondamentale de 2018] – peut être établie entre le Jourdain et la mer Méditerranée. Et si Israël doit continuer à se battre pour prévenir cette menace, et s’il doit vivre éternellement par l’épée pour bloquer cette possibilité, qu’il en soit ainsi. Il y a un siècle, c’était le mur de fer de Ze’ev Jabotinsky [9]. Aujourd’hui, c’est le mur de fer de Benyamin Netanyahou. (Article publié sur le site +972, le 17 novembre 2023; une version en hébreu a été publiée le 11 novembre; traduction et édition par la rédaction de A l’Encontre)

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[1] Une contribution de Gilles Paris et Hélène Sallon, intitulée «Les trois âges du Hamas», est parue dans Le Monde des 19-20 novembre, p. 18-19. Elle a le mérite de faire appel à des sources et expertises qui échappent aux formules toutes faites. (Réd.)

[2] Netanyahou fait allusion au «silence» sur le Hamas de Mahmoud Abbas après le 7 octobre. Henry Laurens, du Collège de France, dans ses écrits, qualifie le dirigeant de l’Autorité palestinienne de «sous-traitant d’Israël pour la sécurité d’une partie de la Cisjordanie». (Réd.)

[3] Divers représentants des organisations humanitaires posent une simple question: «Alors que le nord de Gaza est détruit – un amoncellement de ruines – et que le sud commence à être bombardé (ce qui est le cas depuis un certain temps et s’accentue), l’armée israélienne va-t-elle distribuer des tracts en demandant aux déplacés qui se trouvent au sud de remonter dans un nord détruit? Ou le projet est-il une expulsion, mais où, sur quel territoire?» (Réd.)

[4] Steve Hendrix, un reporter du Washington Post (20 novembre), intégré (embedded) dans un convoi organisé par l’armée israélienne, décrit ce qui dès le début lui saute aux yeux: «Peu après notre entrée dans la bande de Gaza, sur des routes couvertes de débris, les premiers bâtiments détruits sont apparus. Certains étaient des silhouettes squelettiques se découpant sur les étoiles, sans fenêtres et noircies, d’autres n’étaient que de simples piles de béton. Plus loin, les ruines sont plus serrées. Il y a quelques semaines il s’agissait de quartiers. Presque aucune structure n’a été épargnée.»

René Backmann, dans Mediapart du 19 novembre, souligne que la stratégie mise en œuvre à Gaza est celle utilisée en 2006 au Liban – qualifiée de doctrine Dahiya – qui repose sur le refus explicite «de distinguer les cibles militaires des cibles civiles». Un des subordonnés du général Gadi Eisenkot, qui est intégré dans l’actuel Cabinet de guerre, le colonel Gabriel Siboni, cité par René Backmann, explique: «Une telle réplique a pour but d’infliger des dégâts et des pertes considérables, de porter la punition à un niveau tel qu’il exigera un processus de reconstruction long et coûteux.»

Remarque qui éclaire sous un angle particulier l’article de la ministre du Renseignement, Gila Gamliel, cité à la note 6 ci-dessous. (Réd.)

[5] A la question «existe-t-il un seuil de violence qui pourrait remettre en cause les accords d’Abraham si Israël le franchissait», Henry Laurens, dans Le Grand Continent, du 19 octobre 2023, répondait: «Dans tous les pays qui ont signé ces accords avec Israël, la liberté d’expression est réduite: critiquer les accords par un tweet peut vous envoyer derrière les barreaux pendant trois ans. La situation varie ensuite d’un pays à l’autre. Aux Emirats arabes unis, où la population est numériquement réduite, l’opinion publique est probablement assez alignée sur le régime. Dans le cas du Maroc, la situation est plus complexe. La capacité du royaume à maintenir les accords dépendra du contrôle que le palais peut continuer à exercer sur la population, qui est largement pro-palestinienne. Cela étant dit, la monarchie pourrait prendre ses distances avec les accords d’Abraham sans aller jusqu’à les dénoncer, d’autant qu’elle a déjà obtenu l’essentiel: la reconnaissance de l’appartenance de l’ex-Sahara espagnol par Israël et les Etats-Unis. L’Egypte, qui est le premier pays à avoir établi des relations diplomatiques avec Israël, s’en tient à sa position habituelle: appel à la désescalade; rappel au respect des droits humains des civils, etc. Cela dit, il semblerait que le pouvoir laisse la Mosquée Al-Azhar exprimer son soutien aux Palestiniens. Finalement, il reste le cas de l’Arabie Saoudite, où aucun accord n’a encore été signé. Malgré les importantes restrictions à la liberté d’expression, le pays ne pourra sans doute pas poursuivre le processus de normalisation qu’il avait engagé. Par ailleurs, il semblerait que le royaume ait commencé à utiliser la Ligue islamique mondiale pour soutenir les Palestiniens, ce qui est une manière d’exprimer une position sans trop donner l’impression d’y toucher.» (Réd.)

[6] Le dimanche 19 novembre, pour riposter aux déclarations de divers gouvernements et institutions ayant trait à «la crise humanitaire» à Gaza, la ministre israélienne du Renseignement, Gila Gamliel – membre du Likoud, et qui ne manque pas de souffle – dans un article publié dans le Jerusalem Post «a appelé la communauté internationale à “promouvoir la réinstallation volontaire” [sic] des Palestiniens “hors de la bande de Gaza”, “plutôt que d’envoyer de l’argent pour reconstruire” le territoire actuellement pilonné par Israël.»

Il faut avoir à l’esprit que l’armée israélienne a déjà dévasté la bande de Gaza lors des opérations «Plomb durci» de 2008-2009, «Pilier de défense» de 2012, «Bordure protectrice» de 2014. Toutefois, l’ampleur et le type de destructions actuelles n’ont jamais été atteints. Sans mentionner les morts, les blessés – dans un environnement hospitalier dépourvu de ressources et même détruit – avec les séquelles terribles qui les poursuivront.

Cela a suscité et suscite des protestations – sur des tonalités en partie inattendues pour le gouvernement Netanyahou – d’organismes internationaux. Dès lors, la ministre ne manque pas de viser, entre autres, l’UNRWA et écrit: «Plutôt que d’envoyer de l’argent pour reconstruire Gaza ou pour l’Unrwa défaillante, la communauté internationale peut participer à financer la réinstallation et aider les Gazaouis à construire leur nouvelle vie dans leurs nouveaux pays d’accueil.» Avec un cynisme sans rivage, Gila Gamliel conclut: «Ce serait gagnant-gagnant: pour les civils de Gaza, qui veulent une vie meilleure, et pour Israël, après cette tragédie terrible.» (Réd.)

[7] Le journaliste Jeremy Sharon, dans The Times of Israël, du 19 novembre 2023, une publication attachée à l’establishment de l’Etat hébreux, rapporte:  «L’une des principales inquiétudes évoquées par des organisations comme Btselem, La Paix Maintenant et d’autres, en ce qui concerne les violences prenant pour cible les Palestiniens [de Cisjordanie] depuis le 7 octobre, est la formation, par l’armée, de six bataillons régionaux de défense, constitués de bénévoles et dont l’objectif est d’aider à protéger les implantations de Cisjordanie.»

Cultiver les «violences» et attaques contre les Palestiniens en provoquant une résistance, y compris militaire, entre autres parmi la jeunesse, sera l’occasion d’ouvrir le futur front en perspective d’une accentuation de la politique annexionniste. (Réd.)

[8] Dans un entretien avec Mediapart le 19 novembre, Henry Laurens note: «La “république impériale” [les Etats-Unis] vient encore de montrer son impressionnante capacité de projection militaire dans la région [déploiement de forces navales – entre autres le porte-avions George Washington – et d’un système de défense anti-missiles à haute altitude].» Mais il insiste en même temps: «sur son incapacité à obtenir un règlement politique satisfaisant».

Quand à la «solution à deux Etats», avec 700’000 colons entre la Cisjordanie et Jérusalem-Est, elle relève d’une non-prise en considération d’une réalité concrète: la domination d’un territoire par colonisation de refoulement. (Réd.)

[9] Zeev Jabotinsky, fondateur du «sionisme révisionniste», publiera le 3 novembre 1923, dans son journal L’Aube, son article «La muraille de fer». Nous ferons ici l’économie de la circonvolution des raisonnements de Jabotinsky, pour aller à la conclusion, bien résumée par La Tribune juive du 3 juillet 2020: «Le sionisme devra donc s’imposer grâce à une “Muraille d’acier”, une armée juive. On retrouve ici le thème de la légion juive, qui est au cœur de l’analyse politique de Jabotinsky: le sionisme devra s’imposer par la force.» (Réd.)

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