«Les secouristes de Gaza sont hantés par ceux qu’ils n’ont pas pu sauver»

Par Ruwaida Kamal Amer

«Je ne peux pas dormir, pas même une minute. Je suis constamment hanté par les voix et les cris des personnes qui se trouvent sous les décombres et qui nous supplient de les en sortir.»

C’est ainsi qu’Ibrahim Musa, un jeune homme de 27 ans du camp de réfugiés d’Al-Bureij, au centre de la bande de Gaza, décrit sa vie depuis le début des bombardements israéliens. Non seulement il lutte pour survivre au jour le jour comme tout le monde dans l’enclave assiégée, mais Ibrahim Musa est aussi l’un des quelque 14 000 secouristes des équipes de protection civile de Gaza. Après chaque frappe aérienne israélienne, ils s’efforcent de sauver la vie des personnes piégées sous les décombres.

Bien que Ibrahim Musa travaille pour la protection civile de Gaza depuis cinq ans – y compris lors des multiples agressions israéliennes sur la bande de Gaza ainsi que pendant les périodes de «calme» relatif où le travail consiste à sauver des personnes dans des situations d’urgence plus ordinaires – il n’a jamais rien vécu de tel que ce qui se passe en ce moment. Selon le ministère de la Santé de Gaza, plus de 8000 personnes sont portées disparues depuis le début de la guerre, la grande majorité d’entre elles étant probablement coincées sous les décombres. Nombre d’entre elles sont probablement mortes malgré les efforts déployés par les équipes de la protection civile comme Ibrahim Musa, incapables de faire face à l’ampleur des destructions qui ont ravagé Gaza au cours des dernières semaines.

«Nous n’avons pas l’équipement nécessaire pour dégager les décombres», explique Ibrahim Musa. «S’il s’agit d’un bâtiment de plusieurs étages, nous ne pouvons pas faire grand-chose. Il faut de longues heures et de nombreuses interventions pour progresser.»

Lorsqu’ils arrivent sur les lieux d’une dévastation consécutive à une frappe aérienne israélienne, les équipes de la protection civile doivent rapidement essayer de se faire une idée de ce à quoi ils ont affaire. «Nous ne savons généralement pas qui est coincé en dessous ou combien de personnes nous recherchons, alors nous appelons à travers les décombres pour savoir si quelqu’un est en vie et peut nous dire combien de personnes vivaient dans cette maison», explique Ibrahim Musa. «Nous crions jusqu’à ce que quelqu’un nous entende. Parfois, nous obtenons une réponse immédiate, mais souvent nous entendons simplement des gémissements, que nous essayons de situer afin de sauver ces personnes.»

Un scénario auquel les secouristes de Gaza sont régulièrement confrontés consiste à essayer de calmer des enfants coincés sous les ruines de leur maison. «Les enfants appellent depuis les décombres et demandent des nouvelles des membres de leur famille», poursuit Ibrahim Musa. «Parfois, nous mentons et leur disons que tout le monde va bien pour qu’ils ne soient pas en état de choc. D’autres fois, ils nous appellent pour nous dire qu’un membre de leur famille couché à côté d’eux est décédé.»

Ibrahim Musa a souvent l’impression que ses collègues et lui mènent une bataille perdue d’avance. «Ce ne sont pas une ou deux maisons qui sont bombardées, mais des complexes résidentiels entiers», explique-t-il. «La zone entière est complètement effacée et devient un simple tas de ruines. Nous devons creuser avec nos mains pour dégager les blessés encore en vie. Nous essayons d’être prudents, car le poids des décombres sur leur corps pourrait les blesser, voire leur faire perdre des membres, en essayant de les sauver.»

«Ma journée a commencé le 7 octobre et elle n’est pas encore terminée»

Ahmed Abu Khudair, originaire de Deir al-Balah, dans le centre de Gaza [à mi-distance entre la «ville» de Gaza et Rafah], est un autre membre de la protection civile. Comme Musa, il décrit cette guerre comme étant «plus agressive et plus violente» que tous les assauts précédents d’Israël sur la bande de Gaza. En fait, il pense que l’armée israélienne cherche activement à infliger le plus de dégâts possible à la population civile de Gaza.

Les agents de la protection civile eux-mêmes ne sont pas à l’abri des attaques israéliennes: au moins 32 d’entre eux ont été tués depuis le début de la guerre, dont sept membres de l’équipe d’Ahmed Abu Khudair. Il pense que ce n’est pas une erreur.

«Les forces d’occupation prennent délibérément pour cible les équipes de la protection civile et les ambulances», explique Ahmed Abu Khudair. «J’ai été blessé alors que je travaillais dans une maison qui avait été bombardée dans le sud de Gaza. Nous avons récupéré les corps de trois martyrs et sauvé plusieurs blessés, mais la maison a de nouveau été bombardée. Lorsque je suis monté sur le toit d’une des maisons voisines pour chercher des gens, nous avons été la cible de deux missiles supplémentaires.»

Bien qu’ils travaillent régulièrement 24 heures d’affilée, les membres de la protection civile sont contraints d’accepter le fait qu’ils ne peuvent pas sauver toutes les personnes piégées sous les décombres. «Il n’y a pas d’équipement», a déclaré Ahmed Abu Khudair, expliquant qu’il manque des bulldozers pour enlever les gros blocs de béton et des appareils électroniques qui pourraient repérer la position des victimes. «Nous ne travaillons qu’avec la force humaine.»

Une situation particulièrement dévastatrice est restée gravée dans la mémoire d’Ahmed Abu Khudair à la suite d’un bombardement à minuit près d’une station-service dans la ville d’Al-Qarara, au sud de Gaza. «Je me suis rendu sur place et, dans un premier temps, je n’ai trouvé aucune victime», se souvient-il. «Puis j’ai entendu des gémissements et je me suis dirigé vers le bruit. J’ai creusé dans les décombres et j’ai découvert deux jambes coincées, que j’ai libérées – elles appartenaient à une fillette de 12 ans nommée Aisha.» La jeune fille lui a dit que huit membres de sa famille étaient coincés sous les décombres, en plus d’autres familles, dont neuf très jeunes enfants.

Malgré tous les efforts d’Ahmed Abu Khudair et de ses collègues, ils n’avaient tout simplement pas les moyens de les sauver. Il a décrit cette situation comme «l’un des moments les plus durs que j’ai vécus: quitter un endroit en sachant qu’il y a des gens vivants sous les décombres, mais que vous ne pouvez rien faire pour eux, et que certains d’entre eux mourront certainement».

En plus d’essayer tous les jours de sauver des personnes qu’ils ne connaissent pas, les secouristes doivent également se préoccuper de leur propre famille. Ibrahim Musa est loin de sa maison et de sa famille et travaille 24 heures sur 24 depuis le premier jour de la guerre, restant à l’hôpital des «martyrs d’Al-Aqsa» avec ses collègues.

«En temps de guerre, ceux d’entre nous qui font partie des équipes de secours ne savent jamais quand leur journée va commencer ou se terminer», explique-t-il. «Pour moi, ma journée a commencé le 7 octobre et elle n’a pas encore pris fin.»

Loin de sa famille, Ibrahim Musa ne sait pas comment elle se porte, ne recevant des nouvelles que par téléphone. «Certains jours, ils se réfugient dans l’une des écoles en raison des bombardements intensifs sur notre quartier dans le camp d’Al-Bureij, et d’autres jours, ils rentrent chez eux. Je manque à mes enfants autant qu’ils me manquent.»

Ibrahim Musa n’a vu sa femme et ses deux enfants qu’une seule fois en plus de deux mois, au lendemain d’une frappe aérienne près de leur maison. «Ils m’ont dit qu’une maison du camp avait été bombardée», se souvient Ibrahim Musa. «J’étais très inquiet pour ma famille. Alors que le véhicule de la protection civile roulait, nous nous sommes rapprochés de plus en plus de la rue où se trouve notre maison, jusqu’à ce que je me retrouve à la porte de notre bâtiment.» Le bombardement avait visé la maison de son oncle, qui se trouve dans le même immeuble que sa propre famille. «J’ai entendu tout le monde crier et pleurer. Je suis parti à la recherche de mon oncle, de ses enfants et de tous ceux qui se trouvaient dans la maison. J’ai appris que mon frère Abdul Rahman, âgé de 19 ans, était avec eux, mais je n’ai trouvé aucune trace de lui. Son corps avait été déchiqueté et ma sœur ne l’a reconnu que grâce aux vêtements qu’il portait; elle les lui avait achetés comme cadeau en provenance d’Egypte quelques jours avant la guerre. J’ai vu mes enfants et ma femme à ce moment-là, pendant quelques instants. Ils étaient en sécurité, mais terrifiés.»

Malgré les horreurs auxquelles ils sont confrontés, Ibrahim Musa et Ahmed Abu Khudair trouvent tous deux une véritable raison d’être à leur mission. «Nous pensons que ce sont nos enfants, nos frères et sœurs, nos familles que nous sauvons», explique Ibrahim Musa. «Nous ressentons un sentiment de victoire lorsque nous parvenons à retirer quelqu’un des décombres en toute sécurité. Mais lorsque nous entendons les appels à l’aide des enfants sous les décombres, aucun d’entre nous ne peut retenir ses larmes.»

«C’est notre travail», a déclaré Ahmed Abu Khudair. «Même si Israël ne respecte pas le droit international, le droit est de notre côté et nous sommes protégés par la volonté de Dieu.» (Article publié sur le site +972, le 19 décembre 2023; traduction rédaction A l’Encontre)

Ruwaida Kamal Amer est un journaliste indépendant de Khan Younès qui travaille pour le site +972.

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