Par Jessica Purkiss
Ce mois de novembre 2014 marque le 60e anniversaire depuis l’adoption, en 1954, de la Convention des Nations Unies sur le statut des apatrides [celle de 1961 s’est occupée de la réduction des cas d’apatridie]. Cependant le problème est loin d’être résolu aujourd’hui et le fait d’être apatride – autrement dit de ne pas être considéré comme citoyen d’un Etat – affecte au moins 10 millions de personnes dans le monde. Pour marquer le 60e anniversaire de l’engagement pris par les Nations Unies, MEMO [Middle East Monitor] a publié une série d’articles sur la question des apatrides palestiniens. L’article ci-dessous examine l’apatridie à Jérusalem-Est.
Contrairement à leurs voisins juifs, les résidents palestiniens de Jérusalem-Est ne sont pas considérés comme étant des citoyens d’Israël. Ils ne sont pas non plus considérés comme des citoyens de la Palestine. Par contre ils se trouvent dans un équilibre instable, dans un état de semi-existence. Ils doivent se battre pour franchir les barrières paperassières et bureaucratiques qui ont été érigées dans le but de les effacer complètement.
Suite à la guerre de 1967, Israël a pris le contrôle de la totalité de la ville de Jérusalem et a annexé Jérusalem-Est qui était auparavant sous contrôle de la Jordanie. Après l’annexion, l’Etat israélien a effectué un recensement de ces régions et a accordé le statut de résident permanent à toutes les personnes qui s’y trouvaient. En revanche, les personnes qui étaient absentes à ce moment-là – dont beaucoup avaient été obligées de fuir étant donné la situation de violence – du jour au lendemain perdaient leur droit de résider dans leur ville.
Des décennies plus tard, la situation reste pratiquement la même pour les Palestiniens de Jérusalem-Est. Même s’ils sont nés dans la ville, on leur refuse les droits de citoyenneté. Le fait d’obtenir la citoyenneté dans un autre pays mettrait un terme même à leur statut limité. Ils n’ont évidemment pas l’envie de devenir citoyens-citoyennes de l’Etat qui a annexé illégalement leur pays.
En tant que résidents permanents [de fait nommés «résidents étrangers»], ils n’ont pas de passeport. Ils ne peuvent pas traverser librement les frontières israéliennes et ne peuvent pas voter lors des élections nationales israéliennes. Pour eux, le droit de rester dans leur ville dépend de ce qu’on appelle le «Center of Life Policy». En décembre 1995, sans avertissement préalable, le ministère de l’Intérieur (police) israélien a décidé que, contrairement à la citoyenneté, le statut de résidence permanente devait dépendre de la réalité quotidienne. Autrement dit, pour conserver ce droit de résidence il fallait que les personnes puissent continuellement prouver que leur vie quotidienne se déroulait à Jérusalem.
Pour prouver cela au ministère de l’Intérieur, il fallait que les résidents palestiniens rassemblent continuellement des documents tels que des reçus pour soins médicaux dans des hôpitaux de Jérusalem ou des formulaires d’inscription dans les écoles. Les autorités étudient scrupuleusement ces papiers et organisent même des visites surprises d’inspecteurs pour approfondir l’enquête.
Même s’ils ne sont pas considérés comme étant citoyens d’un Etat, le fait d’obtenir la citoyenneté ou la résidence permanente dans un autre pays entraîne la révocation de leur statut. Le fait de passer trop de temps à l’étranger peut également entraîner une telle révocation. Tous les Palestiniens et Palestiniennes de Jérusalem-Est qui n’y ont pas séjourné pendant sept ans ou plus ont perdu leurs droits suite à la décision de 1995. Depuis 1967, plus de 14’309 Palestiniens de Jérusalem-Est ont vu leur statut de résident de Jérusalem-Est révoqué par l’Etat israélien.
Si ceux dont le statut a été révoqué veulent quand même rentrer chez eux, ils doivent vivre dans la clandestinité, car ils ne peuvent ni s’inscrire à des études universitaires, ni postuler pour un travail, ni souscrire à un plan d’assurance, ni ouvrir un compte bancaire [1].
En opposition, 70% des Israéliens (juifs) peuvent détenir deux passeports et ils peuvent voyager librement et s’installer ailleurs sans craindre que leur citoyenneté ne soit révoquée.
«Vous êtes constamment surveillés, depuis votre naissance jusqu’au jour de votre mort», raconte Noa Diamond, membre de HaMoked: Centre pour la défense des personnes dont l’objectif principal est d’aider les Palestiniens des territoires occupés dont les droits sont violés à cause de la politique de l’Etat israélien. HaMoked a été fondée par la Dresse Lotte Salzberger en 1988. «C’est une vie où il faut constamment affronter l’inconnu. Il faut planifier sa vie conformément aux décisions du ministère de l’Intérieur.»
Le ministère peut se montrer particulièrement cruel en ce qui concerne les vérifications: les montants consacrés à l’électricité sont minutieusement passés au crible; les inspecteurs peuvent estimer que la consommation indiquée est trop basse pour toute la famille ou que la taille de l’appartement est insuffisante pour y loger tous les enfants. Des contrôles inopinés peuvent être effectués, au cours desquels des inspecteurs peuvent vérifier la garde-robe de la famille et décider s’il y a suffisamment de vêtements, ou ouvrir le réfrigérateur pour évaluer son contenu. «Il s’agit de la population la plus défavorisée sur le plan socio-économique, et le ministère de l’Intérieur utilise cette terrible situation socio-économique contre eux», ajoute Diamond.
Les innombrables lois et réglementations rendent difficile, voire impossible une vie de famille normale. Par exemple si X qui a un permis de résident de Jérusalem épouse X, vivant en Cisjordanie, Y ne recevra pas automatiquement le droit de résider avec sa femme. Le couple ne pourra demander un «rassemblement familial» que lorsque Y aura plus de 35 ans.
X ne pourra pas vivre avec son époux en Cisjordanie sans risquer que ses droits de résidence ne soient révoqués, puisque son «centre de vie» ne se trouve plus à Jérusalem. Si elle déménageait en Cisjordanie – beaucoup de résidents de Jérusalem y sont obligés suite à la crise artificielle du logement entraînée par la réglementation discriminatoire dans le domaine de la planification urbaine – elle ne recevrait pas non plus une carte d’identité palestinienne.
Et s’ils décidaient de demander «un rassemblement familial», ce qui est normalement le processus qui aboutit à la citoyenneté ou au permis de résidence permanente pour le conjoint dans d’autres pays, Y ne pourrait que recevoir un permis de l’armée, permis qui doit être renouvelé chaque année, indéfiniment, et qui limite toutes leurs activités (les enfants de plus de 14 ans qui font la demande de «rassemblement familial» ne recevront, eux aussi, qu’un tel permis). Suite à une pétition que HaMoked a adressée à la Cour suprême de l’Etat d’Israël, une modification est intervenue dans la politique israélienne. Depuis 2013, l’Etat permet de travailler aux détenteurs de permis. Toutefois, Diamond insiste sur le fait qu’il ne s’agit là que d’une modification de pure forme, puisque les taxes élevées font que l’engagement de Palestiniens dans cette situation est peu économique.
Si Y quitte le pays et néglige de renouveler son permis chaque année, il perdra à tout jamais son droit de revenir dans sa ville natale. Le droit de résidence ne sera pas automatiquement transmis à leur enfant. X devra prouver que son «centre de vie» est à Jérusalem avant que son enfant puisse être enregistré. Avant de faire cette démarche, l’enfant n’aura aucun statut de résident et n’aura pas droit à certaines prestations sociales.
Diamond explique que les gens vivent constamment dans la crainte que leur statut soit modifié. Elle ajoute: «La première chose qui vous frappe lorsque vous rencontrez des gens qui sont dans cette situation, c’est qu’ils sont constamment préoccupés par les exigences bureaucratiques qu’ils doivent satisfaire afin de prouver que leur centre de vie est à Jérusalem. C’est un moyen qu’Israël utilise pour évincer les gens. Le but est qu’il y ait le moins possible de Palestiniens en tant que résidents «étrangers» permanents.»
Jalal Aboukhater a vécu dans cette situation précaire durant la majeure partie de son enfance. Il a fréquenté l’école à Ramallah tout en vivant à Jérusalem-Est pour ne pas perdre son permis de résidence à Jérusalem, et il a parlé à MEMO de la vie en tant apatride. «Je ne suis pas entièrement un citoyen d’Israël. Je ne suis pas non plus entièrement un citoyen de l’Autorité palestinienne. Je ne suis même pas Jordanien. Je n’ai aucune nationalité officielle et je n’ai pas le droit d’en avoir une.»
Il a ajouté que c’était comme «vivre dans un purgatoire». Le mur de séparation autour de Jérusalem faisait que le parcours jusqu’à l’école, qui se trouvait à dix minutes, devenait une longue épreuve, coincé dans les bouchons et bloqué devant le poste de contrôle. Ses amis, détenteurs de permis de la Cisjordanie, ne pouvaient pas lui rendre visite. (Traduction A l’Encontre, publié dans le MER le 17 novembre 2014)
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[1] Le 15 novembre 2014, dans le quotidien Le Temps, «l’historienne» pour les nuls, Joëlle Kuntz, commettait un article sur Jérusalem et son tram. Avec l’aplomb des incultes – mais avec les allusions littéraires propres à ceux qui «moins ils ont de culture plus tentent d’en tartiner» leurs articles – elle concluait de la sorte son article: «L’espace traversé par le tram devient immatériel, peuplé des esprits du passé soufflant aux hommes du présent les secrets mythiques de l’avenir, rivaux, impartageables, catégoriques.»
Elle avait certainement pris connaissance afin de préparer son voyage, en tram, de l’enquête effectuée par le MEDEA (Institut européen de recherche sur la coopération méditerranéenne et euro-arabe), dont je ne citerai ici que quelques lignes sur le statut de Jérusalem. «En 1995, un «Plan métropolitain de Jérusalem» est mis au point par l’administration israélienne qui engloberait le Grand Jérusalem (partie est et ouest) et une portion de la Cisjordanie (15% du territoire). S’il était mis en œuvre, ce plan conduirait à un développement exponentiel des colonies de peuplement juives dans cette zone, à moins d’une adhésion d’Israël aux paramètres du «Plan Clinton».
«Aujourd’hui: 75% de la population palestinienne de Jérusalem vit en dessous du seuil de pauvreté et sa densité démographique est huit fois plus élevée que du côté israélien. Les logements font cruellement défaut: l’administration israélienne ne délivre pratiquement aucun permis de construire aux Palestiniens de Jérusalem et les maisons construites sans permis sont détruites (environ un millier d’habitations et de bâtiments publics palestiniens ont été démolis depuis 1987 et 4000 autres sont en instance de l’être). Israël continue en outre à exproprier des terres palestiniennes à Jérusalem.
Les Palestiniens de Jérusalem sont considérés comme des «résidents étrangers». Ils possèdent un permis de résidence – révocable – délivré par les autorités israéliennes qui leur offre la possibilité de prendre part aux élections municipales. La politique du ministère de l’Intérieur à leur égard – cautionnée le 30 décembre 1996 par la Cour suprême israélienne – est sévère et arbitraire (surtout depuis 1994): en trente ans, on estime entre 50’000 et 100’000 le nombre d’habitants arabes de Jérusalem qui ont perdu leur droit de résidence dans la ville. Il s’agit par exemple de Palestiniens jérusalémites ayant séjourné plus de sept ans à l’extérieur des limites de la ville. On estime qu’environ 55’000 Palestiniens de Jérusalem pourraient, à l’avenir, encore être touchés par cette politique. Durant des deux premières semaines de janvier 1997, 233 résidents palestiniens de Jérusalem ont ainsi reçu un ordre d’expulsion. Les réfugiés palestiniens des camps situés à l’intérieur des limites du Grand Jérusalem (camps de Shufat et de Kalandia) n’ont quant à eux absolument aucun droit politique. Enfin, sauf dérogation, Jérusalem est fermée depuis mars 1993 aux Palestiniens non-résidents. Toute cette «politique de judéaisation» menée ouvertement par le gouvernement israélien pour réduire la présence arabe à Jérusalem porte ses fruits. Alors qu’en 1990 il y avait toujours dans la partie orientale de la ville une majorité de 150’000 Palestiniens pour 120’000 Israéliens juifs, le rapport s’est un temps inversé au profit de ces derniers: en 1993, Jérusalem-Est comptait 155’000 Palestiniens (des « non-juifs » d’après la terminologie israélienne) pour 160’000 Israéliens juifs. En 2000, la tendance s’est à nouveau inversée, suite à la croissance démographique palestinienne et à une certaine émigration juive hors de la ville, les chiffres étaient les suivants: • Jérusalem-Est et Ouest: 658’000 habitants: 445,000 Juifs et 201’000 Arabes», • Jérusalem-Est: 190’000 Juifs et 200’000 Arabes».
«L’historienne» et spécialiste des sommets du Parti socialiste portugais des années 1974-1975, Joëlle Kuntz, maîtrisant la statistique et l’emprise des symboles, écrit dans l’article cité du Temps (dont le temps est compté): «Sur les 23 stations du nouveau tram qui mène en quarante-cinq minutes du mont Herzl, au sud-ouest, à la colonie de Pisgat Zeev au nord-est, douze sont à cheval sur la «ligne verte» ou au-delà. Sur ces douze, six traversent des colonies israéliennes et six desservent des quartiers arabes. Si la statistique avait le dernier mot en politique, il faudrait préciser qu’en termes d’accessibilité au nouveau tram, les «habitants» arabes sont favorisés puisque 90’000 d’entre eux se trouvent à moins de 500 mètres d’une station contre 55’000 «habitants» juifs. Mais les chiffres ne sont rien contre les sentiments. Si l’usage pratique de la ville est commun pour de nombreux Jérusalémites, son usage symbolique est tout en confrontation et en violence.» Il est vrai qu’elle doit aussi – s’occupant de mobilité à Jérusalem – maîtriser la géométrie symbolique, soit celle qui étudie les équations des lignes et des surfaces, dans leur généralité, sans prétendre savoir si leurs représentations géométriques se trouvent être réelles ou imaginaires. (cau)
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