Israël. Le camp anti-Netanyahou – à l’occasion des élections du 17 septembre – a la nostalgie d’un pays qui n’a jamais existé

1958: le Comité éditorial d’Israël, organe central de la censure. Shimon Peres est assis à gauche de la personne qui intervient, la regardant. (Herman Haniya / GPO)

Par Gideon Levy

Bien avant les attaques de Netanyahou contre Channel 12, presque tous les médias israéliens étaient au service du gouvernement.

La haine à l’égard de Benjamin Netanyahou, tantôt justifiable, tantôt exagérée, ranime une tendance éprouvée en Israël, la nostalgie pour ce qui a été, et plus encore, pour ce qui n’a jamais été. Nous vivons une époque de concurrence dystopique. Qui est le mieux à même d’effrayer un auditoire en décrivant les désastres imminents aux portes d’Israël: un Etat régi par la loi religieuse, la fin de la démocratie, la fin de l’Etat et la fin du monde?

L’apocalypse maintenant, et il n’y a rien de plus naturel que de glorifier le passé, de regretter ce qui était, d’encenser ce qui n’a jamais été. Israël le beau et le juste, avant que la canaille [Netanyahou] n’arrive au pouvoir; sa ruine après son règne de 13 ans. La vérité est que les choses allaient mieux avant Netanyahou, mais pas aussi bien qu’on le dit. C’est pire aujourd’hui, mais pas autant que les lamentations le suggèrent.

Israël a toujours eu la nostalgie de son passé et l’a embelli. En 1960, Hed Arzi Music sort un double album, «Hayo Hayu Zmanim» («Il était une fois: les hits israéliens des années passées»), un enregistrement live d’un concert donné à l’Auditorium Mann de Tel-Aviv (maintenant l’Auditorium Bronfman). Agé d’à peine 12 ans, l’Etat avait déjà la nostalgie de son passé. Ce furent les premiers disques dans la plupart des foyers israéliens. Nous les avons joués des douzaines de fois, dans une bouffée de nostalgie prématurée et exagérée. C’est comme ça qu’on nous a appris à regretter les bonnes choses et à ne rien savoir du reste. Soixante ans plus tard, la chanson est la même: on dit que le bonheur régnait ici avant ma naissance, comme l’a écrit Yehonatan Geffen [1].

Aujourd’hui, la nostalgie du mensonge se concentre sur la démocratie exemplaire, les médias libres et la laïcité glorieuse qui ont prospéré ici, une fois, et qui n’existent plus. A cause de Netanyahou, bien sûr. Au cours des 71 années qu’a duré Israël, il n’y en a eu qu’une seule – l’étonnante 1966-1967 – sans régime militaire dans une partie du territoire sous le contrôle de l’Etat. C’est incroyable, non? Au cours des 18 premières années de l’Etat, il y a eu un régime militaire à l’intérieur de ses frontières souveraines, imposé à une partie de ses citoyens uniquement en raison de leur identité nationale.

Démocratie? Même pas pour plaisanter. La carrière de beaucoup de gens dépendait de la possession d’une carte de membre du parti, bien avant que la politisation ne devienne un sujet de discussion. Pendant des années, la Cour suprême, dans sa lâcheté, a évité de rendre un jugement décisif sur l’occupation, bien avant les blessures mortelles infligées aux gardiens des portes [2]. Les Arabes et les gauchistes radicaux ont fait l’objet de persécutions et d’une surveillance que personne n’oserait conduire aujourd’hui. Israël était alors beaucoup plus un Etat du service de sécurité du Shin Bet, et les Forces de défense israéliennes étaient considérées comme beaucoup plus sacrées.

C’était bien avant Netanyahou. Bien avant les attaques perverses du Premier ministre contre Channel 12 [voir le lien dans la phrase introductive], il y avait ici des médias qui ne pouvaient pas être qualifiés de libres, malgré un effort d’imagination. La plupart des journaux étaient des porte-parole de partis. Le Comité des rédacteurs en chef, institution anti-démocratique par définition, contrôlait les informations transmises au public, en coopération honteuse avec les autorités, et le Censeur militaire supprimait et effaçait bien plus qu’aujourd’hui.

Presque tous les médias israéliens étaient au service du gouvernement, le directeur général du Cabinet du Premier ministre était le rédacteur en chef de la radio publique, la seule radio qui existait. La plupart des journalistes ne servaient qu’un seul récit, nationaliste et patriotique, encore plus qu’aujourd’hui. Le massacre de Kafr Qasem en 1956 et le terrible massacre du village jordanien de Qibya en 1953 ont été cachés au public pendant des jours, avec la complicité soumise d’une presse supposée libre. Avant Netanyahou…

Avant Netanyahou, il n’y avait pas de laïcité du type de celle d’aujourd’hui qui a si peur d’être anéantie. Les écoles laïques de notre enfance étaient beaucoup plus religieuses que celles d’aujourd’hui. Versets bibliques à l’assemblée du matin; kippas obligatoires pour les garçons dans toutes les classes de Bible et de Talmud; embrasser la Bible si elle tombait par terre, que Dieu nous en préserve; et la «fête de la réception du livre», c’est-à-dire la Torah, en deuxième année – tout ça dans ce bastion de la laïcité qu’était censé être Tel-Aviv.

La ville était fermée le jour du Shabbat, beaucoup plus qu’aujourd’hui. Des films au Shabbat? L’épicerie du coin? Un centre commercial? A peine une pharmacie de garde à la périphérie de la ville. Bien avant la «religionisation» d’aujourd’hui.

Bien avant la« religionisation» et la destruction de la démocratie, peut-être que le bonheur régnait ici, mais pas de la façon dont les gens le décrivent. Netanyahou a détruit et fait des dégâts, mais il n’était pas le premier. (Article publié dans Haaretz, le 8 septembre 2019; traduit par Fausto Giudice)

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[1] Extrait de la chanson «Yachol Lihiyot Shezeh Nigmar»-«Peut-être que tout ça, c’est fini», chantée par Arik Einstein sur son album «Le bon vieil Eretz Israel» de 1973: «Ils disent que le bonheur régnait ici avant ma naissance, et que tout était merveilleux avant mon arrivée. Un gardien hébreu sur un cheval blanc dans la nuit noire. Au bord du lac Kinneret, Trumpeldor était un héros. Petit Tel-Aviv, sables rouges, un Bialik… Une fois, dit-on, il y avait un beau rêve ici. Mais quand je suis venu voir, je n’ai rien trouvé. Peut-être que tout ça, c’est fini.» (NdT)

[2] Dans le jargon politico-médiatique israélien, les gatekeepers (gardiens de portes, contrôleurs d’accès) sont les institutions et fonctionnaires censés veiller à la bonne marche de l’Etat, à commencer par les services de sécurité et de renseignement. Les campagnes électorales, comme celle en cours, sont chaque fois l’occasion d’attaques contre les mauvais gatekeepers, la dernière en date provenant d’un des fils et d’un ami de Netanyahou contre les mauvais gatekeepers, qui, au lieu de faire leur boulot, font fuiter des informations réservées aux «médias gauchistes pourris». Le documentaire The Gatekeepers, constitué d’interviews des six anciens chefs en vie du Shinbet, plutôt critiques vis-à-vis de la politique officielle d’Israël, a contribué à populariser ce terme. [NdT]

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