Iran. «Les autorités craignent que la crise économique n’entraîne de nouvelles manifestations»

Grand bazar de Téhéran, le 23 janvier 2023.

Par Najmeh Bozorgmehr (Téhéran)

Le journaliste Akbar Montajabi a publié en première page [du quotidien Sazandegi, lancé en 2018] des articles sur les manifestations antigouvernementales qui ont secoué l’Iran pendant des mois sans s’attirer l’ire des autorités. Mais tout a changé lorsqu’il a écrit sur la viande d’agneau [un article intitulé «Les Emeutes de la viande» qui a eu un grand retentissement].

Les manifestations, déclenchées par la mort en garde à vue de Mahsa Amini, 22 ans, pour ne pas avoir respecté le code vestimentaire islamique, se sont estompées, mais le régime craint qu’une crise du coût de la vie n’alimente une nouvelle vague de protestations.

Le mois dernier, les autorités ont fermé le journal réformateur Sazandegi pendant plus d’une semaine après qu’il eut évoqué la hausse du prix de la viande d’agneau à l’approche de Nowruz [le 20 mars], le nouvel an iranien.

«Ecrire sur les manifestations, c’était écrire sur les rêves de liberté et d’égalité des Iraniennes et des Iraniens, mais écrire sur la viande, c’était mettre en lumière une réalité quotidienne et tangible, et c’était clairement considéré comme plus sensible», a déclaré Akbar Montajabi dans la salle de rédaction vide du Sazandegi.

«Notre sous-titre était considéré comme pire. Il disait “La viande supprimée du régime alimentaire de la classe ouvrière et de la classe moyenne”.»

Le régime a arrêté au moins 70 journalistes, selon Reporters sans frontières, pendant les manifestations qui ont éclaté en septembre. Mais si l’agitation civile a diminué, les privations économiques de millions d’Iraniens et d’Iraniennes continuent de renforcer. Le rial a perdu plus d’un tiers de sa valeur cette année, tandis que l’inflation a atteint 47,7 % le mois dernier (en février).

Dans ce contexte économique difficile, la République islamique estime que ses ennemis – des Etats occidentaux comme les Etats-Unis et des groupes d’opposition à l’étranger – utilisent un mélange de méthodes conventionnelles et non conventionnelles, y compris l’information, pour renverser le régime de Téhéran.

«Les autorités savent que les manifestations de rue ne sont terminées qu’en apparence», a déclaré un analyste, qui a souhaité garder l’anonymat. «On craint que l’économie ne soit le prochain détonateur. Elles veulent contrôler la diffusion de l’information pour contrecarrer cette menace.»

La télévision d’Etat continue de diffuser de la propagande, mais de nombreux Iraniens disposent d’un logiciel VPN (réseau privé virtuel), qui leur permet de contourner les restrictions sur Internet et sur les médias sociaux. Les chaînes étrangères de télévision diffusées par satellite sont également largement disponibles, même si elles sont illégales.

Le mois dernier, Rahim Safavi, conseiller militaire du Guide suprême iranien, l’ayatollah Ali Khamenei, a déclaré que la république était «non seulement en retard dans la guerre médiatique […], mais que nous avions échoué» dans ce domaine. «Nous devons sortir d’une posture défensive et nous préparer à décupler notre attitude offensive.»

Hossein Taeb, qui conseille le commandant en chef des Gardiens de la révolution, a ajouté que «les pions de la guerre dite douce» sur lesquels l’ennemi prend appui: «sont ceux qui tweetent, sont des écrivains, des animateurs [de télévision] et des poètes».

Iran International, largement considérée comme une chaîne d’opposition, a cessé d’émettre à Londres en février et s’est installée aux Etats-Unis après que les autorités britanniques ont déclaré avoir découvert des complots visant à tuer ou à kidnapper ses journalistes.

Lorsque les manifestations ont éclaté [en septembre 2022], les autorités ont bloqué l’accès à Instagram et à WhatsApp. Mais un si grand nombre d’Iraniens et d’Iraniennes disposent de VPN que Meta a pu signaler le mois dernier que les hashtags liés aux manifestations avaient été utilisés plus de 160 millions de fois sur Instagram.

Les analystes estiment que les partisans de la ligne dure en Iran ont utilisé les manifestations comme prétexte pour restreindre l’accès à Internet. En raison de l’importance accordée aux médias sociaux, les journaux ont généralement été épargnés, étant donné leur impact limité.

Abbas Abdi, un analyste réformateur [se situant donc formellement au sein du régime], a déclaré au journal Ham-Mihan que la fermeture de Sazandegi à cause du titre sur le prix de la viande d’agneau révélait que l’establishment politique «ne comprenait pas le fonctionnement des médias».

Il a ajouté: «En raison de politiques médiatiques désastreuses, la presse est dans un complet marasme et son pouvoir d’influencer l’opinion publique est très limité. L’impact de ce reportage sur la viande a été égal à celui d’un moustique piquant un éléphant.»

Il existe environ une douzaine de journaux et d’agences de presse réformistes en Iran, la plupart dirigés par des hommes politiques. Mais Akbar Montajabi a souligné que «notre couverture est lue et prise au sérieux par les politiciens», alors que la plupart des gens ne lisent le journal que si une histoire a d’abord été mise en avant sur les médias sociaux. Le rédacteur en chef de Sazandegi a déclaré qu’il n’avait jamais reçu de lettre du Conseil suprême de sécurité nationale, l’organe de sécurité le plus important du pays, concernant ce qui pouvait ou ne pouvait pas être publié.

Si Akbar Montajabi savait que la mise en évidence de la chute du rial et de la hausse du prix des pièces en or était considérée comme une ligne rouge, il ne se doutait pas que le prix de la viande rouge dépassait également cette ligne.

Il a été recommandé de ne pas imprimer de caricatures des dirigeants des pays voisins, «mais nous avons publié des caricatures de [Vladimir] Poutine depuis sa guerre contre l’Ukraine au moins 12 fois».

Bien que le journal paraît à nouveau depuis samedi 4 mars et qu’il continue à aborder des sujets controversés, Akbar Montajabi ne sait pas s’il doit encore faire face à une audience supplémentaire, mais il est catégorique: le journal a toujours un rôle vital à jouer. Le journalisme en Iran n’offre peut-être pas beaucoup de «pain aux reporters, mais c’est toujours un travail respecté», a-t-il ajouté. «Et lorsque le journal est fermé, il gagne en crédibilité supplémentaire car c’est un pays de paradoxes.» (Article publié par le Financial Times, en date du 7 mars 2023; traduction rédaction A l’Encontre)

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