Les élections présidentielles en Egypte

Par Mamdouh Habashi

En mai dernier a eu lieu en Egypte le premier tour des premières élections présidentielles post-révolutionnaires, pour laquelle seulement environ 43,4% des électeurs et électrices se sont déplacés, donnant des résultats quelque peu surprenants. (Voir à ce sujet, sur ce site, les articles publiés en date du 25 mai 2012, du 30 mai 2012, du 1er juin et du 7 juin 2012)

Amr Moussa, l’ex-Président de la Ligue arabe, cité parmi les favoris, ne termine qu’à la quatrième place. L’islamiste modéré Abdeil-Moneim Aboul-Foutouh n’arrive qu’en cinquième position. Beaucoup le voyaient comme un candidat d’ouverture, ce qui lui avait valu le soutien des milieux chrétiens et laïques, qui attendaient de lui, en tant que candidat indépendant, une coopération raisonnable, le voyant comme une autorité respectable du fait de sa qualité d’ancien dirigeant des Frères musulmans.

Etonnamment, c’est le candidat soutenu par le Conseil suprême des forces armées (CSFA), Ahmed Chafik, qui arrive en deuxième position. Un quart des électeurs se sont prononcés pour lui, malgré les poursuites dont il fait l’objet pour corruption et bien qu’il soit perçu comme le représentant de l’ancien régime chassé l’année dernière par la révolution.

Presque personne n’avait prévu que nombre d’électeurs souhaiteraient le retour de «conditions stables», même au prix des libertés personnelles et politiques.

Dans les mois qui ont suivi la révolution, les contre-révolutionnaires ont mené des mouvements qui ont conduit à une insécurité croissante dans toutes les couches de la population, ce qui a conduit cette dernière à chercher un homme fort. Ainsi, le CSFA, sans grande résistance de l’opinion publique, a-t-il pu réhabiliter et mettre en orbite l’ancien prévenu Ahmed Chafik, comme candidat à la présidence.

Avec seulement un point de plus (51,7%), c’est le candidat des Frères musulmans (FM) Mohamed Morsi qui, sans surprise, compte tenu de la forte influence des Frères musulmans dans la population, est devenu le candidat «majoritaire». Avec un appareil aussi discipliné, comme l’a dit le Président du parlement Mohamed al Katatni : «Ils auraient également pu faire élire un chien mort comme président». [Le résultat officiel a été donné le 24 juin à 15 heures, alors que les militaires renforçaient leur présence dans les villes].

Personnage falot et  peu charismatique, Morsi fut investi à la dernière minute comme candidat des Frères musulmans, après que le candidat prévu, Khaïrat Al-Chater, a été disqualifié de la course à la présidentielle à cause d’un sursis judiciaire, encore en vigueur. Après avoir obtenu la majorité au Parlement, les Frères avaient promis de ne présenter personne à la présidence. Ils ont changé d’orientation à quelques semaines de cette élection et manifesté ainsi sans détours leur volonté de s’emparer du pouvoir.

La plus grande surprise de cette élection [premier tour] fut cependant qu’Hamdeen Sabbahi bénéficie de l’engouement de tant d’électeurs et se retrouve à la troisième place.[1]

Sans avoir le soutien d’une machinerie médiatique rodée, ni d’une source inépuisable de subsides, ce nassérien que l’on dit laïque et de gauche modérée, avait convaincu de nombreux électeurs: ils voyaient en lui le seul capable de réaliser les objectifs de la révolution. Il semble que Sabbahi ait obtenu les suffrages de nombreuses personnes modestes et peu politisées qui se sont rendues compte pendant la campagne que tant les Frères que ceux qui soutiennent les candidats ayant l’aval des militaires ne se privent pas pour acheter les voix et influencer les votes par des faveurs. Ces gens-là ont vu en Hamdeen Sabbahi un «homme propre». [voir l’article sur ce site : «Alexandrie perd son étiquette islamiste», en date du 30 mai 2012]

Avant les élections, les forces du camp révolutionnaire auraient dû faire d’Hamdeen Sabbahi leur candidat unique. Mais les voix de la gauche et des forces progressistes ont été dispersées entre quatre candidats. C’est ainsi que ces voix, réparties entre les différents courants révolutionnaires ont manqué à  Sabbahi qui a raté de très peu la possibilité d’être présent au deuxième tour.

Beaucoup ne lui donnaient aucune chance et ils ont utilisé leur voix de manière tactique pour un candidat d’une autre couleur politique. C’est ainsi que, par exemple, Aboul-Foutouh a reçu une partie des voix du camp révolutionnaire croyant avoir vu en lui un adversaire crédible face à Morsi, qu’ils voulaient éviter à tout prix. Cette erreur d’appréciation de la gauche a coûté à Sabahi les voix précieuses qui auraient pu l’emmener au second tour.

Beaucoup d’électeurs ont été trompés parce que cette élection a été présentée au public comme un choix entre un Etat laïc et un Etat religieux. De ce fait, l’ancien régime et les islamistes ont été vus comme deux pôles présentant les candidats les plus à même d’être élus. Par conséquent, beaucoup de chrétiens et de laïcs ont voté pour Chafik par peur des islamistes.

Beaucoup de révolutionnaires ont voté Aboul-Fotouh comme étant le moindre mal à leurs yeux, car ils étaient persuadés que de toute façon, ce serait un candidat islamiste qui gagnerait l’élection. Ils ont fini par prendre conscience que ce qui l’emportait dans  la population était le fait suivant : dans cette élection, il s’agissait de choisir entre le régime établi et  les revendications révolutionnaires. Et le succès de Sabbahi ne peut  s’expliquer autrement. Malheureusement, cette prise de conscience est arrivée trop tard pour de membres de la gauche qui auraient aussi bien pu voter pour lui s’ils avaient eu une meilleure estimation de ses chances de succès.

Avec le deuxième tour à la mi-juin entre Ahmed Chafik et Mohamed Morsi les espoirs de la Révolution se sont définitivement envolés. Beaucoup la considèrent comme une élection «pour le meilleur des pires».

La différenciation entre les deux candidats arrivés en tête, entre forces laïques et forces religieuses n’est qu’un affichage public. Les deux candidats représentent le retour de l’ancien régime, voire même sa perpétuation.

L’orientation personnelle des candidats ne témoigne que de l’opposition d’ailes différentes à l’intérieur de la classe dominante. Nombre de citoyens et citoyennes n’ont pas estimé devoir se mêler de trancher une telle situation par leur voix. Ils ont manifesté leur déception par leur non-participation au scrutin. La commission électorale a annoncé une participation  51 %, ce qui montre que seuls les deux camps en présence ont mobilisés leurs partisans respectifs.

Le résultat des élections montre les deux candidats au coude à coude.  Bien que les Frères musulmans aient, dès le départ, catégoriquement revendiqué la majorité, les partisans de Chafik s’y sont opposés, en sortant d’autres chiffres. La commission électorale s’est donnée une semaine de délai pour trancher et déclarer le vainqueur. Plus de 400 plaintes pour des irrégularités dans le scrutin ont été déposées devant la Cour suprême. Ce n’est qu’après de longues journées d’attente pendant lesquelles le pays a été comme paralysé, que Morsi a été déclaré vainqueur.

Ses supporteurs sont descendus dans la rue afin de fêter frénétiquement la «victoire», malgré le faible soutien apparent de l’ensemble de la population. Finalement, dans les prochaines années, c’est eux qui influeront sur  la politique de l’Egypte.

En tout cas, le rôle de direction du CSFA n’est en rien mis en danger par cette élection. Dans le courant de l’année qui a suivi la Révolution, il était clair pour les Egyptiens que c’était le CSFA qui prenait les décisions et qu’il avait l’intention de continuer à les prendre.

Qu’après la révolution le CSFA eut repris les commandes était évident du seul fait du manque d’alternative à la conduite du pouvoir. Et cela ne fut qu’à peine remis en cause par la population. Mais, au cours des mois, il apparut évident que le CSFA voulait liquider les effets de la révolution à travers certains décrets et lois. Il voulait ainsi bloquer le libre développement de la démocratie.

Il ne s’agissait pas non plus d’un «coup d’Etat» lorsque dans les jours précédents, la Cour suprême décida de lever les poursuites contre Chafik et de donner suite aux recours contre la légalité [du point de vue des modalités des élections législatives] du Parlement en dissolvant un tiers du Parlement, entraînant de nouvelles élections législatives.

Il ne s’agissait,  fait, que de la suite logique des politiques antérieures menées par les militaires, dont l’implication dans la reprise en main du pouvoir n’avait laissé aucun doute sur leurs intentions de prendre une part importante au pouvoir en Egypte.

La paralysie préventive du pouvoir des Frères musulmans au Parlement n’avait d’autre but que d’assurer la suprématie du pouvoir militaire, en prévision de l’élection possible de Morsi à la présidence. Les irrégularités dans les élections législatives sont donc intervenues fort à propos, permettant au CSFA de prétendre que cette mesure arbitraire permettait même de préserver la démocratie.

Aussi longtemps que le processus démocratique ne sera pas adossé à une nouvelle Constitution [elle n’existe toujours pas et le président est élu dans Constitution], il ne  pourra de toute façon pas être question de démocratie en Egypte. Pour le moment, les modifications apportées par le CSFA  à la Constitution de 1971 restent en vigueur.

Les quelques tentatives de mise en place d’une commission constitutionnelle qui prendrait en compte les intérêts hétérogènes représentés dans le peuple ont  jusqu’à présent échoué. Donc, il n’y a pas eu de changement dans la Constitution. Et le CSFA projette maintenant de nommer lui-même les membres de la commission constitutionnelle.

Cela montrera si les réformes démocratiques voulues par le peuple pour renverser le pouvoir actuel, mais oubliées dans cette réécriture dominée par le CSFA, seront acceptées sans plainte ou contrariées par la résistance.

Même si la Révolution a temporairement perdu, quelque chose a changé par rapport au passé: les Egyptiens n’ont plus peur et considèrent qu’ils ont le droit d’élever la voix. Les prochaines années en Egypte seront le théâtre d’une lutte acharnée entre les camps. Les révolutionnaires devront montrer, malgré le renforcement du système établi, leur opposition à toute politique visant à maintenir le pouvoir des militaires et des Frères musulmans. Les temps à venir seront agités.

Malgré leurs orientations différentes, les groupes et parti de gauche doivent, pour les années  à venir, se rassembler dans un Front crédible, qui devra proposer une alternative politique claire.

Les problèmes urgents auxquels le pays doit faire face ne seront pas résolus par le pouvoir des islamistes, ni par la mainmise des militaires ou des tenants de l’ancien  système.

Quand la gauche leur proposera une autre perspective, les citoyens et les citoyennes pourront se prononcer autrement lors de prochaines élections. (Ecrit le 25 juin 2012, traduit de l’allemand par Max Hoeltz et Pierre Vandevoorde)

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Mamdouh Habashi est militant du Parti socialiste égyptien (PSE). Contrairement à ce pourrait laisser penser son nom, ce parti regroupe essentiellement des militants issus de différents courants de la gauche marxiste. Une de ses figures emblématiques est le vétéran communiste Fathallah Mahrous,. Il représentait ce parti aux rencontres anticapitalistes de Marseille organisées par le NPA (Nouveau parti anti-capitaliste), en mai 2011. Le PSE, qui  a vu le jour après le départ de Moubarak, est peu présent dans la jeunesse. Il a par contre une influence dans le monde du travail par le biais de militants participant, depuis les années 1990, à la construction d’un syndicalisme indépendant du pouvoir.

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[1] Hamdeen Sabahi a été un opposant résolu aux présidents précédents et a connu 17 fois la prison. Se réclamant de Nasser, il avait notamment participé à la fondation du parti Karama et de la coalition Kifaya.  Impliqué dans la révolution de janvier 2011, il se bat pour le départ des militaires du pouvoir et des mesures de justice sociale. http://english.ahram.org.eg/NewsContent/36/124/36856/Presidential-elections-/Meet-the-candidates/Hamdeen-Sabbahi.aspx

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Les Frères musulmans et Washington

Nous publions, ci-dessous, un article de Ola Hamdi, paru dans Al Ahram (27 juin 2012). Il souligne le feu vert donné par Hillary Clinton, Secrétaire d’Etat de l’administration Obama, à l’élection de M. Morsi. Un feu vert sous forme d’avis transmis au Conseil suprême es forces armies (CSFA). Des considerations pas inutiles pour ceux qui penseraient que les Frères musulmans sont, en quelque sorte, une «aile droite» de la Révolution qu’il fallait soutenir, même du bout des lèvres. (Rédaction A l’Encontre)

«Le Conseil suprême des forces armées doit céder le pouvoir au vainqueur légitime de la première élection présidentielle organisée depuis la chute de Hosni Moubarak en février 2011 » a insisté la secrétaire d’Etat américaine, Hillary Clinton. «Les militaires n’ont cessé de dire une chose publiquement, puis de revenir en arrière d’une certaine manière », a-t-elle ajouté, soulignant l’importance pour les militaires de respecter le processus démocratique.

Pour certains, ces déclarations traduisent simplement les inquiétudes étrangères face au retard des résultats de la présidentielle. Pour d’autres, elles font partie d’une série de contacts que les Etats-Unis ont établis avec les Frères musulmans pour rassurer leurs intérêts dans la région. Ces derniers critiquent vivement les déclarations américaines qu’ils considèrent comme une «ingérence étrangère» dans les affaires intérieures de l’Egypte.

Le Parti Liberté et Justice (PLJ, bras politique de la confrérie des Frères musulmans) a été prié de clarifier sa position vis-à-vis de ces déclarations. Venu à la tête d’une délégation d’observateurs lors du premier tour des élections, l’ancien président américain Jimmy Carter a assuré que les Frères musulmans respecteraient les accords de paix avec Israël.

Le fait que l’ancien président américain Jimmy Carter s’est contenté lors de son déplacement récent au Caire de rencontrer des représentants de la Confrérie a amené certains politiciens à croire que les Frères musulmans ont sollicité avec succès le soutien des Etats-Unis.

«Pas de négociations»

Essam Al-Eriane, vice-président du PLJ, rejette ces accusations et dément les rumeurs selon lesquelles son parti aurait dépêché une délégation aux Etats-Unis pour négocier avec des responsables américains.

Al-Eriane ajoute que le PLJ rejette autant que les autres forces politiques l’ingérence politique dans les affaires de l’Egypte. «L’élection présidentielle est une affaire qui ne concerne que les Egyptiens», assure-t-il. Une réaction qui ne rassure pas tout le monde. Dans un communiqué publié à la veille de l’annonce des résultats de l’élection présidentielle [le 23 juin], le parti du Rassemblement a mis en garde contre les pressions exercées par les Etats-Unis pour déclarer vainqueur Mohamed Morsi. «Ces pressions visent à déstabiliser le pays», indique le communiqué.

Ahmad Khaïry, porte-parole du parti des Egyptiens libres, assure, de son côté, que Mohamed Morsi était le candidat favori des Américains. «Des négociations sont en cours entre les Frères musulmans et les Américains depuis la chute du président Moubarak. En échange de leur soutien, les Américains ont obtenu un engagement de la part des Frères de respecter les accords de paix avec Israël. Finalement, l’administration américaine préfère traiter avec un courant populiste soutenu par la rue», estime Khaïry.

Sans partager cette logique qui suggère une «préférence» américaine, d’autres observateurs replacent la position de Washington dans un contexte de pragmatisme politique. Agissant de la sorte, les Américains seraient motivés par leur peur de perdre l’Egypte, comme ils avaient perdu l’Iran trois décennies plus tôt, estime un autre groupe d’analystes.

«Les Américains ne font pas de contacts qu’avec les Frères musulmans; ils sont en contact avec le Conseil militaire, les symboles de l’ex-régime, les hommes de Moubarak ainsi que toutes les forces politiques », pense Mohamad Arafat, membre du bureau politique du Parti égyptien social-démocrate.

Emad Gad, du Centre des études politiques et stratégiques d’Al-Ahram, explique que les Américains misent sur la popularité des Frères musulmans pour préserver leurs intérêts dans la région. «Les Américains ont choisi de traiter avec les Frères comme leurs nouveaux alliés, les discours de Morsi le montrent bien», ajoute Gad.

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