Par Panagiotis Grigoriou
Aux pieds de l’Acropole mercredi 27 juin 2012, des rencontres étonnantes et étonnées ont inauguré le tempo de la nouvelle ère sous le Mémorandum II bis, dite aussi l’ère «Samaritaine» (de Samaras). Il y avait un car de police en stationnement permanent, les vacanciers de passage, les badauds habituels très nombreux, les musiciens de rue et enfin, les premiers protestataires du centre-ville et de saison, depuis l’ouverture de la nouvelle session parlementaire.
A deux pas du sanctuaire du dieu Pan et sans la moindre panique, des employé·e·s de l’hôtellerie et de la restauration, en grève, se sont mêlés aux autres groupes «primaires» humains aux regards croisés et découvreurs, comme si c’était la première fois, comme dans un First contact culturel, stupéfaction encore assurée, au spectacle de notre condition «néoprimitive». On suggéra peut-être à Bob Connolly et Robin Anderson [1] la réalisation d’une nouvelle trilogie, et, ici, nos trois nouveaux frères Leahy seraient sans doute… les Troïkans!
Non, ils n’étaient pas très nombreux à battre le pavé ces grévistes de l’hôtellerie et de la restauration en pleine saison et en plein âge de la terreur, mais ils se sont montrés bien déterminés et courageux. Selon Nikos Papageorgiou, représentant du syndicat unitaire : «il devient urgent de défendre nos conventions collectives, car le patronat, la Troïka et le gouvernement ne les conduiront plus au-delà de juillet. Déjà sur le terrain, nous travaillons mais nos salaires ne nous permettent même plus la survie. Notamment, les salaires pratiqués lors des nouvelles embauches se situent entre 350 et 570 euros par moi, pour un temps plein et tout le monde sait, que nous travaillons bien davantage et dans quelles conditions. Nous ne pouvons pas accepter ces salaires, ni les diminutions exigées par le patronat ».
Ici ou là et entre participants, on se disait que «cette déshumanisation dépasse la honte, c’est inacceptable, le statut de l’employé est aboli, de fait, au profit de celui de l’esclave». On s’apprêtait les visages sombres, à former un cortège pour se rendre ensuite au ministère du travail, rue du Stade, après un passage symbolique par la place Syntagma, la dignité et le courage sous les bras.
Mais comment échapper finalement à ce destin d’esclave, lorsque selon les dernières statistiques rendues publiques par Eurostat encore hier, plus de 400’000 nouveaux chômeurs se sont ajoutés sur la travel checklist du Mémorandum [voir sur ce site l’article, en date du 28 juin 2012, intitulé: «L’UE constate»], rien qu’au premier trimestre 2012. Donc le Mémorandum a parfaitement rempli son cahier des charges, sa formule «all-inclusiv » rencontre un grand succès commercial transnational, depuis la Grèce et jusqu’au Portugal et, somme toute, rencontre relativement peu de contraintes «techniques» avérées.
Les cars remplis de touristes, sur l’avenue de la reine Amalia, s’arrêtèrent un moment pour une prise de vue, enfin arrachée au réel athénien, parfois sous les applaudissements. D’autres ont filmé, séquences courtes et exceptionnelles à conserver soigneusement sur les SSD [solid-state drive, disque électronique] et autres mémoires flash, avant de les visionner fièrement, de retour au pays, à la fin du séjour ou de la croisière au pays de l’hôtellerie, de la restauration et d’Amalia d’Oldenbourg.
Eh oui, cette fille de Paul Frédéric Auguste, grand-duc d’Oldenbourg et de la princesse Adélaïde von Anhalt-Bernburg-Schaumburg-Hoym qui épousa le roi de Grèce Othon (de Wittelsbach, deuxième fils de Louis Ier de Bavière et premier souverain de la Grèce moderne, de 1833 à 1862), Amalia donc (ou Amélie), devint ainsi «notre» reine.
C’était du temps de Josef Ludwig von Armansperg, homme politique et diplomate bavarois qui assura la régence du Royaume de Grèce pendant la minorité du roi Othon après avoir exercé les fonctions de ministre de l’Intérieur et ministre des Finances du gouvernement bavarois. Josef Ludwig von Armansperg présida le Conseil de Régence avec deux autres régents, Carl Wilhelm von Heideck et Georg Ludwig von Maurer, formant en somme, notre première Troïka.
Depuis, le quartier historique et l’avenue de la… première reine ont connu bien d’autres événements. En suivant le cortège des manifestants, j’ai encore observé cet immeuble portant les cicatrices de l’histoire, marqué encore des éclats de balles, stigmates de la bataille d’Athènes (décembre 1944 – janvier 1945), opposant l’armée britannique et les troupes de la droite royaliste, aux forces communistes. Mais, à présent, personne prête désormais attention à ce passé, de toute façon accompli, surtout par un temps présent si… épais. Une architecture sous une certaine influence Art déco, au 42 avenue Amalias, datant des années 1930, une œuvre de l’architecte Emmanuel Lazaridès (1894-1961), ancien élève de l’École des Beaux-Arts à Paris.
Deux députés participaient au cortège, Christos Katsiotis, élu communiste de la capitale et ancien employé de la branche, et Mikhalis Kritsiotakis, universitaire, élu SYRIZA, de l’île de Crète. En Crète comme ailleurs, tout le monde réalise enfin que le tourisme est à la fois un problème et une solution. Les élus des autres partis n’ont pas jugé nécessaire d’effectuer le déplacement. Pourtant, il y a eu bien pire dans le comportement politique chez certains.
Déjà, ce qu’a relaté Nikos Papageorgiou (le représentant du syndicat unitaire), du quotidien habituel et exceptionnel de ses collègues, ne correspond en rien aux affirmations «rassurantes» que la classe politique «de gouvernement» a faites encore une fois, lors de la réception des grévistes par le ministre du Travail, Yannis Vroutsis (élu Nouvelle Démocratie aux Cyclades), après la manifestation d’hier.
Selon Nikos Papageorgiou: «des députés et des dignitaires PASOK ont fêté la participation de leur parti… socialiste au gouvernement du 18 juin, dans un hôtel… ami. Tard dans la nuit, il a été «demandé» à un employé d’y rester pour les besoins de la fête, au-delà de son service, jusqu’à 5h du matin, mais il refusa. Aussitôt, les fêtards Pasokiens ont convoqué le patron de l’établissement pour exiger, de lui, le renvoi du salarié. Ce dernier a été… automatiquement licencié».
On se demande parfois dans ce pays si le Pasokisme n’est pas pire que le Troïkanisme. Sans blague. La semaine prochaine, nous attendons d’ailleurs la Troïka à Athènes, car rien que la perspective d’une probable victoire de SYRIZA l’avait éloigné durant plus d’un mois. Mais le peuple… souverain en a décidé autrement.
Élections ou pas, la crise, omniprésente, s’incruste partout, ne laissant que peu de répit, déjà à notre regard. La voir, l’entendre et la subir déréalise progressivement toute projection vers un autre futur pour beaucoup d’entre nous, pour une petite moitié je crois savoir, des habitants de cet ex-État. Car The Failing State of Greece s’offre comme jamais auparavant, à ses visiteurs attentifs de cette «nouvelle exposition coloniale» aux attractions sans cesse renouvelées. En plus, il y a la plage, le soleil… et l’hôtellerie-restauration.
Covoiturage aidant, j’ai pris l’autoroute hier à destination de la Thessalie. Rocades désertées, pratiquement vides par endroits, si je compare au temps de mes souvenirs, datant de 2010. La nationale ensuite ainsi que les départementales sont beaucoup moins fréquentées, tout comme les cafés. En arrivant, j’ai fait régler le câble d’embrayage, le ralenti, et remplacer le câble de la bobine d’allumage auprès du garagiste du coin, pour vingt-trois euros TTC.
J’ai fait aussi l’ajout d’un litre d’huile car la vieille mécanique Daihatsu (21 ans!) consomme un peu de lubrifiant à la longue. Voilà pour la «révision» 2012, après tout, l’ère de l’automobile est déjà passée derrière le rétroviseur, c’est clair. Antonis, le garagiste était content de me voir: «Je comprends, tu prends d’habitude le train depuis Athènes, c’est normal. Eh… Pavlos n’est plus là, je n’arrivais plus à verser son salaire, comme tu vois, hélas, je me trouve seulement avec un seul employé, Serjan, le Serbe. Avant la crise, j’employais quatre personnes, le marché automobile est mort. Dans cette ville (Trikala), neuf concessionnaires ont fait faillite, en dix mois. Les clients nous arrivent lorsque leurs voitures sont complètement en panne, et encore. Même les grands du secteur comme Toyota ont du mal à s’en sortir. Pour reprendre une concession Toyota par exemple, le cahier de charges impose au moins dix salariés, un certain stock de véhicules et de pièces de rechange, j’estime le capital de départ nécessaire à 300’000, hors coût des locaux, au moins. Cela n’intéresse plus personne ici. Comme tu sais, mes petits locaux ici m’appartiennent, déjà je ne verse pas de loyer. Va faire un tour en ville et tu verras, avenue Kondylis par exemple, entre les écoles et la banque nationale (sur 1 km) j’ai compté 28 magasins fermés, la catastrophe. C’est bien connu, ici ce n’est pas comme à Athènes, les gens, les vieux commerçants de père en fils, ont honte de faire faillite. Ils vendent encore pour l’instant les bijoux de la famille, certains biens immobiliers ou leurs dernières économies pour tenir et tenir tête, coûte que coûte. Mais c’est du précaire. Je crains le pire ensuite, les suicides par exemple ».
Je sais qu’en Italie déjà, les suicides chez les petits commerçants et entrepreneurs à la faillite ont pris le caractère d’épidémie il me semble. Chez nous, ils sont sociologiquement plus variés et davantage liés au chômage. Ce matin, jeudi 28 juin, d’ailleurs, un homme, employé d’une banque, donc encore au travail, s’est suicidé, se jetant de l’Acropole [2]. Nous ignorons les motifs, mais tout le monde pense à la crise bien évidemment.
Les amis (qui suivent mes articles) habitant l’île de Syros, m’ont fait part d’un appel émanant de l’Espace Social d’Autogestion d’Ermoupolis, car ce jeudi et ce vendredi 29 juin, ainsi que le mardi 3 juillet, on va collecter des denrées alimentaires à destination de l’établissement public de santé mentale de l’île de Leros.
J’avais déjà évoqué ce drame dans un article [voir l’article publié en date du 9 juin 2012 sur ce site], hélas, l’appel précise que les médecins s’adressent dans l’urgence (et sans succès pour l’instant) au ministère de la santé, car depuis le 5 juin 2012, les malades ne sont plus nourris. Mon ami S.P. l’instituteur n’était pas au courant, mais il assure qu’en Thessalie aussi la situation s’est considérablement dégradée depuis Noël. Il ne s’est pourtant pas déplacé aux urnes le 17 juin: «Je ne voulais pas voter Tsipras, ils sont dangereux ces gens de SYRIZA, ils arriveraient au pouvoir pour devenir riches comme les autres… mais je préfère les autres, ils nous garderons dans l’euro et mon salaire déjà amputé de moitié certes, sera versé au moins. A l’école, les enseignants ont pourtant voté SYRIZA ou l’Aube dorée [les néonazis], le directeur d’une école voisine a même hésité entre les deux, il a apprécié le programme économique de SYRIZA, mais comme il ne voulait plus voir les immigrés dans son quartier il a finalement opté pour l’Aube dorée, étrange non ?», «Etrange », sans autre commentaire !
Les résultats locaux confirment les tendances nationales. Tel un ex-employé et ex-paysan au chômage élevant ses poules, cultivant ses tomates et ses illusions perdues, à 55 ans, il a voté Aube dorée pour la première fois en juin: «C’est pour qu’ils fassent leur entrée au parlement, mais durablement… et ainsi casser la gueule à tous ces voleurs», a-t-il expliqué. Bourgade alors petite et… paisible : 1361 inscrits et 808 votants, le 6 mai 2012. Résultats : Nouvelle Démocratie 203 (26%), SYRIZA 105 (13,44%), Gauche Démocratique 132 (17%), KKE 129 (16,52%), PASOK 60 (7,68%), Grecs Indépendants 38 (4,87%), LAOS 25 (3,2%) et Aube dorée 24 (3,07%).
Et en juin 2012, 789 votants et les résultats suivants : Nouvelle Démocratie 291 (37,2%), SYRIZA 182 (23,3%), Gauche Démocratique 57 (7,3%), KKE 90 (11,52%), PASOK 52 (6,6%), Grecs Indépendants 32 (4,1%), LAOS 12 (1,54%) et Aube dorée 41 (5,25%). Disons un village très tendance, comme le reste du pays. Ailleurs, par contre, SYRIZA est arrivé en tête, comme dans la plupart des Cyclades et en Crète par exemple.
Dans les cafés de Karditsa, dans le département voisin, la doxa du «pays réel» approuve largement la baffe de Kasidiaris [le membre de l’Aube dorée qui a agressé la députée associée au KKE, lors d’une émission de télévision, avant le 17 juin ; elle prenait la défense d’une représentante de SYRIZA], « je crois que cet épisode a largement contribué au renforcement de l’Aube dorée et non pas à son contraire, malheureusement », a expliqué une habitante de cette ville. Puis, après un bref silence, une hésitation passagère, elle rajouta: «Tu sais, il y a eu dispute avec mon frère, il est policier. Il prétend que SYRIZA sème le désordre dans les manifestations, tandis que les types de l’Aube dorée aident la Police dans sa mission». Aristide frère de Mina, policier, mille euros par mois et qui vient de faire installer le GPL [gaz de pétrole liquéfié] pour sa voiture.
En Thessalie aussi les seules nouvelles boutiques font dans l’achat d’or, le dépôt-vente et le GPL. Même les pastèques sur le marché n’ont plus tellement la cote. Seul le football retient désormais les hommes au café. Ce soir, l’Italie l’emportant 2-1 contre l’Allemagne grâce à un doublé de Mario Balotelli et tous les Grecs ont crié «victoire». Mais pour les Allemands, pas d’eurobonds sans union fiscale. Époque Art déco ?
(29 juin 2012)
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[1] Documentaire de Bob Connolly et Robin Anderson intitulé First Contact. Il porte sur l’aventure, en 1930, de trois jeunes chercheurs d’or, les frères Leahy (Michael, Daniel et James) qui quittent l’Australie pour la Nouvelle Guinée avec une caméra… et découvre en Nouvelle Guinée une population jusqu’alors ignorée du monde : les Papous de Nouvelle Guinée. Cinquante ans plus tard, les deux réalisateurs, images en poche, retrouvent Daniel Leahy et les Papous, pour recueillir leurs souvenirs. (Réd.)
[2] Selon l’agence de presse Amna, le 29 juin 2012, un homme âgé de 70 ans, s’est jeté de son balcon, du troisième étage, dans le quartier de Galatsi (périphérie au nord d’Athènes), lorsque qu’un huissier lui a apporté un document lui intimant l’ordre de quitter son appartement. Il est mort sur le coup. (Réd.)
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