Poutine ne fait pas que la guerre à l’Ukraine, il massacre aussi la société russe

Par Karine Clément*

Je n’entends partout qu’exclamations effarées contre «ces gens-là», ce peuple russe lobotomisé qui soutiendrait massivement la guerre et les agissements criminels de Poutine. Je lis ça sous la plume des journalistes français, je vois ça aussi trop souvent dans les propos de beaucoup de Russes courageux qui s’affirment encore ouvertement contre la guerre sur les réseaux sociaux. On nous explique que la société russe est sous l’emprise de la propagande pro-guerre, que la société a de longue date été dépolitisée par le régime autoritaire poutinien, que les forces d’opposition ont été anéanties à l’exception d’une mince couche de réfractaires qui désormais, pour la plupart, doivent fuir leur pays.

Il se peut fort bien que cette vision d’un seul tenant corresponde au moins à une partie de la réalité. Mais il se peut surtout que nous ne savons pas du tout ce qui se trame dans les profondeurs de la société russe, profondeurs sociales qui n’ont d’ailleurs jamais été véritablement sondées, ni même véritablement concentré l’attention des analystes, chercheurs, hommes politiques. Quel que soit le pays considéré, les classes populaires sont toujours comptées comme part restante, non essentielle. Mais la Russie, arquée sur le mythe de la «grande culture russe» et du sous-développement de ses «moujiks», a élevé le mépris social envers son peuple à un niveau difficilement égalable. Et si les «moujiks» avaient tout simplement besoin qu’on leur fournisse un soutien pour parvenir à articuler leur discours critique et leurs velléités de protestation? En tout cas, la survie de la société russe tient aujourd’hui fondamentalement à la manière dont les classes moyennes éduquées et dissidentes trouveront ou non les moyens de renouer le contact avec les classes populaires.

Car rappelons que la Russie, c’est avant tout les classes populaires – ouvriers, employés et petits entrepreneurs gagnant de manière plus ou moins précaire leur vie. Ils constituent l’absolue majorité de la population. Ce sont aussi ces classes sociales qui fournissent le gros des soldats envoyés en Ukraine, que ce soit par tromperie, par force, par nécessité de nourrir leur famille ou par conviction. Or ce sont d’elles dont on entend le moins parler, d’autant plus qu’elles ne s’expriment guère, en tout cas pas d’une voix nettement audible et reconnaissable.

Et ce sont elles dont mes dernières enquêtes datant de 2018 avaient acté la solidification, l’émergence en tant que communauté sociale consciente d’elle-même, soit un changement à ne pas sous-estimer pour qui sait combien les classes populaires, et la classe ouvrière en premier lieu, avaient été malmenées par les réformes capitalistes ultra-libérales et l’anticommuniste forcené des années 1990 qui avaient suivi la chute du Mur de Berlin [1]. Un rappel: la classe ouvrière était alors anéantie, la débrouille et le chacun pour soi faisaient loi, la misère et le désarroi courbaient l’échine de millions de personnes qui, avec la privatisation ou la fermeture de leur usine/mine, la dislocation de l’URSS et le changement radical du discours dominant, avaient perdu toute assurance, tout repère, voire tout enracinement dans une quelconque réalité sociale déchiffrable. Personne alors, ou presque, ne se disait ouvrier, personne, ou presque, ne se reconnaissait dans une quelconque communauté sociale, qu’elle soit ouvrière ou nationale ou autre. La plupart s’auto-humiliait en se comparant à «des vis entraînées dans un mécanisme inhumain», à «du bétail» ou «des esclaves».

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En comparaison, les années 2000 et 2010 offrent un tout autre tableau. Certes il y a la mise en place du régime autoritaire poutinien, certes il y a la fermeture de l’espace public médiatique (même si les voix ouvrières étaient déjà absentes de cet espace dominé par l’oligarchie eltsinienne dans les années 1990), mais il y a aussi l’amélioration réelle des conditions de vie, la stabilisation sociale qui a permis à de nombreuses personnes de reprendre pied et de se réconcilier avec leur expérience de vie. Il y a eu aussi un discours poutinien populiste par intermittence, qui, tout en caricaturant la classe ouvrière, l’a au moins fait réapparaître dans la sphère médiatique. Enfin, il y a le discours patriotique de Poutine qui, à l’inverse des objectifs du Kremlin, a politisé la société, et, paradoxalement, a inscrit la communauté nationale comme un objet politique permettant y compris la dissension. Et, de fait, on a assisté à partir du milieu des années 2000 à une multiplication des mobilisations de base, locales, et portant sur des enjeux sociaux, écologiques ou de travail, qui témoignaient de l’expansion des capacités d’auto-organisation au travers de tout le pays. Les consciences également évoluaient, la société se restructurait – malgré, ou peut-être même grâce à l’autoritarisme nationaliste du Kremlin. En tout cas, la vaste enquête que j’ai dirigée dans les années 2016-2018 [2] a permis d’identifier clairement trois groupes sociaux [voir ci-dessous la recension par Denis Paillard de l’ouvrage issu de ces recherches de Karine Clément: Contestation sociale «à bas bruit» en Russie].

Le premier n’était pas le plus massif et était composé surtout de personnes en trajectoire sociale ascendante: celui des conformistes, pour lesquels l’important était de pouvoir se projeter dans une grande communauté nationale «une et unie». Cette catégorie approuvait largement la propagande patriotique et plaçait massivement sa foi en Poutine.

Le deuxième groupe était constitué de gens qui s’auto-définissaient avant tout par leurs qualités intellectuelles ou morales et s’identifiaient à l’élite intellectuelle, contre la «masse des pauvres ignorants». Ce groupe d’intellectualisants ou moralisants, bien qu’ayant en commun un même mépris social pour les classes populaires, se scindait en deux camps diamétralement opposés: l’un pro-Poutine et soutenant le projet patriotique du Kremlin orchestrant la renaissance de la «grande culture russe», l’autre anti-Poutine et rejetant tout attachement à une nation jugée «merdique».

Enfin, le troisième groupe était le plus vaste, celui des classes populaires qui se projetaient dans une large communauté, celle du «peuple laborieux et pauvre» et qui se vivaient comme solidaires dans une critique des inégalités sociales et de l’exploitation de la majorité par une minorité d’oligarques protégés par le pouvoir, sous les trompettes d’un patriotisme mensonger.

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Je ne reprends pas ici ces trois groupes afin de complaire à un exercice de classification académique mais pour mettre en évidence la structuration sociale qui avait émergé des bouleversements post-communistes, et qui se présentait sous forme de nets clivages entre la bourgeoisie ou les aspirants à la bourgeoisie, les classes moyennes éduquées à visée élitiste, et les classes populaires. Or si on sait quelque chose des deux premiers groupes, très peu d’informations circulent sur ce qu’il advient des classes populaires aujourd’hui que la Russie est engagée dans la guerre en Ukraine.

Le premier groupe s’est sans doute, pour une grande part, livré corps et âme au soutien à l’opération militaire de Poutine, alors qu’une autre partie a quitté la Russie afin de maintenir un niveau de vie menacé par les sanctions. Le deuxième groupe, celui dont les voix animent le plus les réseaux sociaux, se déchire entre les pro- et anti-guerre, ceux qui affichent leur «honte» d’être Russes contre ceux qui en sont plus que jamais fiers. Ce sont les points de vue des représentants de ces classes moyennes éduquées qui sont translatés dans nos médias, ce sont ces mêmes représentants opposés à la guerre qui se retrouvent pour une large partie fuyant la Russie. Et ce sont ces voix qui dénoncent l’immoralisme de la société russe, sa passivité, sa lobotomisation, la facilité avec laquelle elle adhère à la propagande pro-guerre du Kremlin.

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Je soutiens évidemment les collègues obligés de quitter tout pour partir, je respecte leur fermeté morale et leur courage. Je regrette cependant qu’une fois encore, comme dans les années 1990, les classes moyennes éduquées, dans leur auto-identification élitiste, transmettent, encore et toujours, la même image, dévoyée et avilissante, des classes populaires, «ces gens-là», qui sont pourtant la majorité des gens de Russie. Il me semble absolument nécessaire, ainsi que l’exprime d’ailleurs magnifiquement dans sa «Lettre à mes amis russes» Jonathan Littell [3], que ceux qui se vivent comme des élites intellectuelles et morales se mettent au moins à tenter d’écouter et de comprendre les classes populaires. Aucun renversement durable du régime, aucune réelle démocratisation ne pourront jamais se faire sans l’adhésion et la participation active de ces dernières.

Or elles sont capables de mobilisation, elles l’ont déjà montré à maintes reprises. Citons, à titre d’exemples, les mobilisations de centaines de milliers de personnes contre la réforme dite de la «monétisation des avantages sociaux» en 2005, les mobilisations massives et durables de certaines régions pour la défense de leur autonomie contre «l’arbitraire de Moscou» (Kaliningrad en 2010, Khabarovsk en 2020), les rébellions populaires des villes mono-industrielles (Pikalevo et autres, en 2009), le mouvement contre la réforme des retraites (2008), les mobilisations écologistes (notamment à Shies, en 2019-2020, contre une décharge destinée aux déchets de Moscou).

Le problème n’est donc pas la capacité à l’auto-organisation, le problème est l’agenda – l’enjeu est-il de se battre pour que notre sort, celui des petites gens comme nous, s’améliore également, ou bien serons-nous, encore une fois, les victimes de luttes qui nous dépassent et dont nous ne maîtrisons pas les tenants et aboutissements? Le problème est également la méfiance aiguë ressentie envers l’opposition libérale, ou même les élites de tous bords, perçues comme méprisantes et ne partageant rien de l’expérience de vie réelle des «classes laborieuses». Enfin, le problème réside aussi dans ce qui distingue les classes populaires russes de leurs homologues occidentaux, à savoir un fort sentiment d’impuissance lorsqu’il s’agit d’enjeux liés au pouvoir politique national: que peut-on faire face à l’oligarchie, alors qu’«ils» ont «l’argent», «la police et l’armée»?

Ce sentiment d’impuissance chevillée au corps ne s’est pas estompé, malgré de nombreuses mobilisations victorieuses (mais à la victoire peu médiatisée). Il s’est même renforcé alors que les classes populaires ont commencé à se rendre compte des répressions politiques, notamment à partir de 2021 et l’incarcération d’Alexeï Navalny. La guerre et l’atmosphère de surveillance générale, le quadrillage du territoire par les forces de l’ordre, ainsi que l’image produite par les médias de l’unanimité autour de Poutine incitent encore davantage à garder ses doutes et ses questions pour soi.

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Est-ce que les classes populaires sont pour autant contre la guerre? Rien ne permet de l’affirmer, étant donné le peu d’information dont on dispose. Les contempteurs du soutien majoritaire des basses classes à la guerre se contentent le plus souvent de sondages (en temps de guerre et de censure!), de discussions fragmentaires avec des parents, ou de propos recueillis chez la coiffeuse ou dans le taxi… De mon expérience d’enquête, que puis-je supposer?

J’aurais été tentée de soutenir que les classes populaires, portées à se méfier de la propagande et des mots trompeurs, ne devraient pas se laisser facilement abuser par la propagande pro-guerre (les Russes sauveraient les «leurs» des griffes des «nazis» dans les régions russophones d’Ukraine). Et peut-être les milieux populaires gardent-ils tête froide et distance ironique. Cependant, un élément introduit le doute: la propagande était surtout dénoncée comme mensongère lorsqu’elle pouvait être démentie par des données expérientielles, par l’expérience de vie, lorsqu’elle se confrontait à un récit alternatif, articulé dans des discussions informelles, des blagues, des connivences, la certitude d’être conforté dans sa critique par l’écho approbatif qui émanait de la communauté imaginaire d’un «petit peuple».

Or comment peut-on éprouver dans son expérience une guerre qui ne se déroule pas dans son espace proche et sur laquelle des informations ultra-contradictoires parviennent par des canaux peu sûrs? Et comment peut-on être certain de partager une même distance critique avec une communauté imaginaire dont on ne sait plus bien ce qu’elle pense, faute de narratif alternatif éprouvé, faute sans doute d’une parole libre, même dans les espaces informels. Les classes populaires sont-elles alors tentées de se fier à la version de la télévision, faute de mieux? De se raccrocher à ce qui est présenté comme l’opinion générale? Sans doute est-ce au moins en partie ce qui se produit actuellement.

Sans la guerre, j’aurais dit que les classes populaires avaient la capacité de construire ensemble un contre-récit de ce qui se passe, un récit d’une ironie subversive et irrespectueuse, qui présenterait la guerre comme une énième illustration des forfaits des puissants de ce monde, contre les petits qui font toujours les frais de leurs ambitions, donc un récit qui pourrait englober le petit peuple ukrainien dans la communauté imaginaire des victimes de l’histoire. Mais existe-t-il encore un monde commun imaginaire du petit peuple? Le socle sur lequel il s’élevait – les interactions sensibles, l’assurance de soi, la ré-habitation de son espace de vie – n’est-il pas vacillant?

Sans la guerre, j’aurais dit que les classes populaires se méfiaient par principe des desseins humanistes des dirigeants et des puissants, soupçonnés a priori de servir surtout leurs propres intérêts. Mais une offensive meurtrière menée sur un pays frère, voisin, de même culture, dépasse sans doute les limites de la noirceur attribuée aux oligarques.

Donc il semble probable qu’une grande partie des classes populaires se retrouve à nouveau perdue dans le chaos et l’absence de repères, ce qui se traduit par de l’attentisme, un déni plus ou moins actif, une posture de défense ou de retrait. Ce n’est un soutien ni à la guerre, ni à Poutine; mais ce n’est pas non plus une opposition.

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Comment cette situation pourrait-elle évoluer?

Il faudrait qu’un récit alternatif parvienne à être audible et à entrer en résonance avec les manières de voir des milieux populaires. Celui-ci pourrait émerger de réelles mobilisations et luttes communes, notamment lorsque les sanctions et la dégradation des conditions de vie viendront se faire sentir au plus proche de l’expérience de vie. Peut-il naître des classes moyennes éduquées s’insurgeant contre la guerre? A la seule condition que ces dernières ne soient pas perçues comme provenant d’élites méprisant leur population. En tout cas, un contre-narratif exprimé exclusivement par une minorité en exil n’aurait aucune répercussion. Alexeï Navalny a réussi à apparaître comme opposant sérieux et préoccupé par le destin de la Russie précisément parce qu’il a pris le risque de rentrer au pays.

Il faudrait qu’un choc sensible intervienne au plus proche de l’expérience de vie. Ce choc peut fort bien provenir de l’arrivée des cercueils des soldats russes tués à la guerre, d’autant que ces soldats, engagés ou forcés de s’engager, proviennent en masse des couches populaires.

En tout cas, un revirement brutal de l’opinion, ainsi que des protestations massives, ne sont pas à exclure. Ce qui est à exclure, en revanche, est une prise de position fondée sur des valeurs morales ou politiques abstraites. Toute l’expérience des classes populaires leur a en effet enseigné de se méfier des leçons morales et des grands mots d’ordre démocratiques, en particulier s’ils sont perçus comme émanant de l’Occident ou d’une élite libérale pro-occidentale, les années 1990 leur ayant appris combien les «valeurs démocratiques et humanistes» pouvaient se retourner contre elles et se solder par leur paupérisation et assujettissement.

La classe moyenne éduquée et progressiste peut jouer un rôle pour enclencher une dynamique de contestation. L’enjeu est de taille: il s’agit non pas seulement d’arrêter la guerre et de garantir la souveraineté ukrainienne, mais aussi d’éviter l’anéantissement de la société russe, la replongée dans une dynamique de désarroi, paupérisation, atomisation, apathie et anomie encore plus destructrice que dans les années 1990. Pour relever le défi, il est absolument nécessaire qu’une partie de cette classe moyenne se départisse de son élitisme et de son mépris social, qu’elle renoue un dialogue confiant et empathique avec les classes populaires et qu’elle participe avec elles à l’élaboration d’un nouvel imaginaire de sortie de crise, de rupture avec le régime poutinien, de réelle démocratisation et de redistribution des richesses. (30 mars 2022)

* Karine Clément, sociologue, chercheuse au CERCEC (Centre d’études des Mondes Russe, Caucasien & Centre-Européen, Unité mixte de recherche CNRS / EHESS) et au CRESPPA (UMR CNRS-Université Paris 8 Saint-Denis-Université Paris Ouest Nanterre – Université Paris Lumières – UPL)

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[1] Voir à ce sujet K. Clément, Les ouvriers russes dans la tourmente du marché. 1989-1999: destruction d’un groupe social et remobilisations collectives, Paris : Syllepse, 2000 ; également M. Burawoy, The great involution: Russia’s response to the market, 1999. Unpublished manuscript: http://burawoy.berkeley.edu/Russia/involution.pdf

[2] K. Clément, Contestation sociale «à bas bruit» en Russie: critiques sociales ordinaires et nationalismes, Paris, Ed. du Croquant, 2022.

[3] Le Monde du 29/03/2022.

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La société russe… et la guerre

Par Denis Paillard

A propos du livre de Karine Clément, Contestation sociale à bas bruit en Russie. Critiques sociales ordinaires et nationalismes (Le Croquant, janvier 2022)

L’invasion brutale de l’Ukraine par les armées russes soulève une question – certes abordée mais encore faiblement, et trop centrée sur la figure de Poutine présenté comme un autocrate absolu – ayant trait à la situation en Russie même. On a surtout parlé des manifestations individuelles et collectives en Russie, dénonçant la guerre: la pétition lancée par un activiste, Lev Ponomarev, a recueilli plus d’un million cinq cent mille signatures, d’autres pétitions ont été lancées dans différents milieux professionnels: travailleurs de la culture, monde universitaire (à commencer par celle signée par 8000 étudiants et enseignants de l’Université Lomonossov, la principale université de Moscou), etc. La direction de la Confédération du Travail de Russie (KTR), deuxième confédération syndicale du pays, a pris position contre la guerre. Des manifestations (individuelles et collectives) ont eu lieu dans plus de cent villes de Russie avec, à ce jour, plus de 15 000 arrestations (ce qui signifie un nombre très important de manifestants). Ces différentes initiatives, malgré un renforcement brutal de l’appareil répressif et la fermeture de la plus grande partie des médias critiques, montrent, comme l’écrit Karine Clément dans son texte L’opposition à la guerre en Russie: «Non, les Russes ne restent pas passifs face à la guerre que mène le clan poutinien à l’Ukraine.» Dans ce texte, par-delà les multiples initiatives de protestation, elle aborde la question plus générale de la situation aujourd’hui en Russie, tout en soulignant qu’à ce jour «impossible de rien prévoir. Est-ce qu’une mobilisation sociale anti-Poutine, anti-guerre et anti-oligarchique est possible en Russie? J’avoue que j’arrive à peine à me poser la question…».

Cette première analyse “à chaud” s’appuie sur le long travail d’enquête sociologique qu’elle a dirigé en Russie pendant plusieurs années et qui a été publié en janvier 2022 aux éditions du Croquant sous le titre Contestation sociale à bas bruit en Russie. Critiques sociales ordinaires et nationalismes. Ce livre contribue à donner une visibilité aux différents courants d’opinion qui traversent la société russe [1] autour de deux thèmes: le nationalisme et la critique sociale du régime autoritaire instauré par Poutine. L’auteure consacre une partie importante du livre à une réflexion sur les enjeux méthodologiques et théoriques d’une telle enquête, de façon à éviter tous les clichés, à commencer par celui d’une société entièrement passive et soumise au régime de Poutine.

Karine Clément aborde longuement le thème du nationalisme qui ne saurait être confondu avec le nationalisme d’Etat développé par le pouvoir. Elle s’attache à donner un contenu à ce qu’elle désigne comme un nationalisme populaire lié aux événements qui ont suivi l’effondrement de la Russie: «Avec la perte brutale de leur patrie de socialisation, l’Union Soviétique, la fin du monde bipolaire, la chute du niveau de vie et la dramatique crise démographique des années 90, les Russes ont largement été victimes d’un traumatisme national […] Jouant de ce sentiment d’humiliation nationale, la politique de développement du patriotisme lancée par le président Vladimir Poutine tend à l’union nationale, entendue comme le renforcement de l’Etat, le culte du passé glorieux et de la grande culture russe. La politique d’endoctrinement patriotique porte également le flambeau de la restauration de la souveraineté nationale de la Russie, contre l’intervention des puissances étrangères, notamment occidentales. L’annexion de la Crimée en 2014 a constitué le point d’orgue de cette politique et a largement été soutenue par la population de Russie.» Mais Karine Clément insiste longuement sur le fait que cette question du nationalisme ne saurait être réduite à un nationalisme dEtat: il y a plusieurs nationalismes qu’il s’agit d’identifier et de distinguer.

Le deuxième thème au cœur du livre est l’imaginaire social qui, elle insiste, est pluriel: il renvoie à différentes représentations du monde social dans lequel les individus s’inscrivent, et qui débouchent sur différentes formes de critique sociale. Elle s’oppose à une conception largement répandue qui veut que «le régime autoritaire que connaît la Russie devrait annihiler ou au moins restreindre les espaces de critique sociale ordinaire. Nous soutenons que non seulement il ne la supprime pas, mais même qu’il l’encourage également par certains côtés.»

Les résultats de l’analyse permettent de dégager trois grandes configurations où «nationalisme ordinaire, imaginaire social et critique sociale s’articulent et s’alimentent les uns les autres».

Configuration 1 : «la critique de sens commun». L’élément dominant dans cette première configuration est la reprise par en bas du nationalisme d’Etat: célébration de l’unité du pays et de la nation, Poutine étant identifié comme le promoteur de cette renaissance. Ce “nous-national” s’inscrit dans une opposition à un double “eux”: les pays occidentaux et les libéraux russes initiateurs des réformes économiques des années 1990. Troisième caractéristique dans le prolongement des deux précédentes: conformisme et acceptation de l’ordre social établi.

Configuration 2. «la critique intellectualiste». Une vision élitiste de la nation opposant des masses incultes à une minorité éclairée de gens cultivés (l’intelligentsia qui recouvre une réalité plus large que les intellectuels). La méritocratie a pour corrélat sur le plan social la critique de l’ordre social considéré comme faisant une trop grande place aux gens d’en bas.

Configuration3. «la critique de bon sens». «Elle se caractérise par son inscription dans un monde commun – au double sens d’ordinaire et de partagé. Il s’agit d’«un nationalisme critique et social que nous qualifions de populaire parce qu’il est davantage un attachement au peuple, notamment au petit peuple, qu’à l’Etat ou à la nation en tant que communauté nationale socialement indéterminée», qui, dans les faits, est divisée sur le plan socio-économique, avec un Etat dominé par l’oligarchie. Sur le plan de l’imaginaire social on voit émerger l’affirmation d’un “nous peuple du commun”, ce “nous” pouvant faire référence à des communautés différentes (cette question du “nous” comme construction collective est longuement commentée pages 99-108). Sur le plan de la critique sociale, ce qui domine c’est la dénonciation des inégalités sociales.

Dans sa conclusion, Karine Clément revient sur les trois configurations qu’elle a dégagées: «La critique sociale ordinaire de sens commun est la plus conformiste et la plus conforme au modèle de l’autoritarisme social. […] La critique sociale ordinaire élitiste s’alimente d’une vision élitiste de la nation ainsi que d’un imaginaire social élitiste marqué par le mépris social pour la masse inculte et pauvre de la société. Enfin, la critique sociale ordinaire de bon sens conteste les rapports sociaux de domination et promeut un modèle de société égalitaire et solidaire.» [2]

En donnant une visibilité à la société russe d’en bas, elle montre que le régime ultra-autoritaire de Poutine ne parvient pas dépolitiser la société. Les multiples manifestations qui en Russie ont suivi l’intervention russe en Ukraine en sont une nouvelle manifestation. Il faut espérer que ces résistances, encore ponctuelles aujourd’hui, déboucheront sur une remise en cause de ce régime fauteur de guerre.

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[1] Une société pluriethnique, Karine Clément insiste sur ce point.

[2] Pour compléter cette brève présentation du livre, on peut lire l’article de Karine Clément, La lutte sociale en Russie. Expérience de vie et critique prolétarienne, publié en avril 2019 sur le site de la revue La vie des idées (Collège de France).

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