Par Francisco Louça
Les élections du dimanche 30 janvier au Portugal ont donné au Parti socialiste (PS) une majorité absolue de député·e·s. La gauche (Bloco de Esquerda et PC) a subi une défaite majeure provoquée par l’illusion d’une bipolarisation annoncée dans les sondages mais qui s’est révélée erronée [1]. La droite traditionnelle (PSD-Parti social-démocrate; CDS) a subi une nouvelle défaite, ne parvenant pas à rassembler les votes et ouvrant la voie à la nouvelle et à l’ancienne extrême droite, à Chega («Assez») et à l’Initiative libérale (IL).
Face aux sondages des derniers jours, plaçant le PS et le PSD a égalité, et avec le PSD faisant des ouvertures en direction de Chega (extrême droite populiste et raciste) et de l’Initiative libérale (droite libérale radicale) pour une coalition, et annonçant la fin du salaire minimum national et autres désastres, le peuple de gauche a couru voter pour le PS. Des gens qui ont découvert étonnés, dimanche soir, qu’au final l’écart était de 13 points entre le PS et le PSD et qu’ils avaient donné naissance à une majorité absolue pour le PS, un résultat que ce dernier n’avait obtenu qu’avec José Sócrates, en 2005 [premier ministre de mars 2005 à juin 2011]. Le résultat a été marqué par des transferts électoraux de dernière minute et par la polarisation de l’électorat centriste derrière António Costa du PS.
Bien que nous vivions encore les derniers jours de la pandémie, avec 10% de la population confinée, il y a eu une augmentation de la participation électorale (58% des votes à l’échelle nationale, avec un taux de participation encore plus élevé dans certains cas, comme à Lisbonne avec 62%). Le PS a gagné 350 000 voix, tandis que la gauche (BE et PC) est passée d’environ 900 000 à un peu moins de 500 000. Dans cette compétition, le vote utile s’est révélé déterminant: le Bloco a perdu la moitié de sa base électorale et est passé de 19 à 5 députés; le PCP a obtenu le pire résultat de son histoire en termes de voix et de sièges (il a perdu la moitié de ses députés, dont certains étaient des références importantes). Les écologistes du PEV (satellite de la coalition du PC) ainsi que CDS-PP (droite conservatrice traditionnelle) ont disparu du parlement. Le PAN (Parti des droits des animaux et de l’écologie libérale) a été réduit à un député (il en avait 4) et Libre (Verts fédéralistes) a conservé un siège.
Le parlement se retrouve avec moins d’élu·e·s de gauche. Ainsi, pour le Bloco, le nouveau cycle politique sera celui de l’opposition de gauche à la majorité absolue du PS, cela en participant et stimulant les luttes sociales qui renvoient à la fracture sociale du pays: santé, précariat, égalité, transition climatique. La bataille pour l’activation d’une opposition parlementaire solide est toujours aussi fondamentale, mais l’affrontement social acquiert de nouveaux traits, car au cours de ces quatre années, la gauche devra mobiliser une base sociale et militante plus importante. Ce sera la façon d’affronter la majorité absolue.
Certains s’empresseront de voir dans ces résultats une faillite rétroactive du «modèle portugais» (qui, étant portugais, n’a jamais voulu être un modèle) du soutien parlementaire autonome sans participation au gouvernement. Pour que le débat soit rigoureux, il convient de noter que cet accord parlementaire a été conclu en 2015 et a pris fin en 2019. Lors des élections de cette année-là, le Bloco a maintenu ses 19 députés. Mais par la suite, le Parti socialiste a rejeté un accord avec la gauche et mis fin à la «jeringonça» [le «bidule»]. C’est dans ce contexte, après deux ans d’opposition, au cours desquels le Bloco a voté contre deux budgets d’Etat (le PCP n’a voté que contre le dernier), que cette défaite électorale s’est vérifiée.
Ces élections sont intervenues après un mandat au cours duquel le PS a rejeté les accords parlementaires au nom d’avancées en matière de santé, de droit du travail ou de réponse à la crise, cherchant à subjuguer la gauche. L’intransigeance qui a conduit au rejet du budget de l’Etat, et la crise politique artificielle qu’elle a provoquée, a été une stratégie réussie du PS vers une bipolarisation annoncée et le «vote utile» contre la droite.
A droite, le panorama a changé. Il est plus aisé pour Chega et IL d’utiliser cet élan dans l’opposition, sans que leurs politiques soient testées: le mélange de propagande et d’agressivité a donc le champ libre. Le changement d’orientation et de direction du PSD sera influencé par cette nouvelle configuration, qui rend plus probable un rapprochement avec ces extrêmes droites, les anciennes et les nouvelles. La droite continue de se déplacer vers la droite, c’est la «loi de Trump».
Le cycle de la majorité absolue pour les quatre prochaines années représente un danger, surtout dans deux domaines: 1° pour les services publics, compte tenu de l’antagonisme entre le PS et l’école publique et de sa détermination à protéger le système de santé privé; 2° au plan de l’économie, compte tenu du fait que le PS protège les activités des grandes entreprises et utilise le système fiscal pour transférer des ressources en faveur du capital, comme il pourra le faire à nouveau, par exemple, pour compenser l’augmentation du salaire minimum. L’inflation, bien qu’encore faible, ronge déjà les revenus du travail, dans de nombreux cas également pénalisés par l’augmentation du coût du logement. C’est donc une fois de plus dans la sphère sociale que se jouera la suprématie ou l’érosion de cette majorité absolue. Arrivé au sommet de son pouvoir, Antonio Costa est maintenant confronté à toutes les difficultés qu’il a créées, ignorées ou exacerbées. De notre côté, la gauche construira sa force sur la clarté et l’énergie de sa mobilisation contre la majorité absolue. (Article publié sur le site Viento Sur, le 3 février 2022; traduction rédaction A l’Encontre)
Francisco Louça est économiste et membre du Bloco de Esquerda, dont il a été membre du groupe parlementaire jusqu’en 2012.
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[1] Résutats électoraux
PS : 41,68% – 117 député·e.s (2’246’637 voix)
PSD : 27,80% – 71 d. (1’498’605 v.)
Chega : 7,15% – 12 d. (385’559 v.)
IL : 4,98% – 8 d. (268’414 v.)
Bloco (BE) : 4,46% – 5. (240’265 v.)
PCP-PEV : 4,39% – 6 d. (236’635 v.)
PAN : 1,53% – 1 d. (82’250 v.)
Livre (écologiste) : 1,28%-1 d. (68’975 v.)
PSD-CDS-PP : 0,94% – 3 d. (50’634 v.)
CDS-PP-PPM : 0,53 – 2 d. (28’520 v.)
Total : 226 député·e·s; abstention : 42,04%
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La victoire des socialistes et quelle suite?
Par Pedro Magalhães
Il y a généralement deux questions que les correspondants étrangers posent aux politologues portugais à la veille des élections du 30 janvier. Pourquoi le Portugal n’a-t-il pas de parti politique populiste de droite radicale important? Et pourquoi le Parti socialiste (PS) a-t-il survécu à l’érosion subie par les partis sociaux-démocrates presque partout ailleurs en Europe?
Après l’élection de dimanche, la première question a perdu de son intérêt. Chega («Assez») a augmenté son audience, passant de 1,3% à 7,2% des voix et de un à 12 députés, devenant ainsi la troisième force au parlement après le PS de centre-gauche et le PSD de centre-droit. Fondé en 2019 par un ancien militant du PSD, André Ventura, Chega avait déjà donné un signe clair de sa force potentielle lors de l’élection présidentielle de l’année dernière, lorsque son leader avait obtenu près de 12% des suffrages.
La «demande» sociale pour un tel parti est forte au Portugal depuis un certain temps. Des enquêtes portant sur les «attitudes populistes» – la croyance en l’existence d’une division profonde entre les «élites» et le «peuple» conçus comme des entités homogènes, les premières étant perçues comme fondamentalement corrompues – ont révélé que celles-ci étaient assez répandues au Portugal, même en comparaison avec des pays où des partis répondant à cette demande sont établis depuis un certain temps.
De plus, Chega a réussi à attirer ces électeurs tout en échappant partiellement au stigmate attaché aux «vieux» partis d’extrême droite, peut-être en raison de son émergence en tant que scission du PSD plutôt qu’en tant qu’émanation directe d’organisations extrémistes. Au lieu de cela, Chega et son leader ont eux-mêmes profité des stigmates attachés non seulement à la classe politique mais aussi à la population rom, contre laquelle les préjugés au Portugal sont assez répandus [Chega a mené une campagne visant les Roms, «profiteurs de l’aide sociale», entre autres à Lisbonne]. André Ventura a obtenu des résultats exceptionnels en 2021 dans les municipalités où les minorités roms sont plus importantes, ainsi que dans des contextes où – en lien avec la taille de la population rom – la part des bénéficiaires de l’aide sociale est plus élevée, ce qui suggère que le message du parti sur la «dépendance à l’égard de l’aide sociale» avait au moins une cible identifiée par ses électeurs.
La visibilité antérieure de Ventura en tant que commentateur de football à la télévision et l’attrait irrésistible des médias portugais pour le «grandiloquent» ont fait le reste. Les enquêtes postélectorales nous en diront plus sur les partisans actuels de Chega, mais ce que nous savons n’indique pas que le parti est soutenu de manière non proportionnelle par les personnes économiquement défavorisées ou par la classe ouvrière en général: les moteurs culturels, plutôt qu’économiques, semblent avoir été les plus importants.
Un succès inattendu
En revanche, la deuxième question – celle du succès continu du Parti socialiste – appelle encore des réponses. Dimanche, les socialistes ont remporté près de 42% des voix, soit cinq points de plus qu’en 2019. Ce résultat était plutôt inattendu.
Au cours des deux derniers mois, l’écart entre le PS et le PSD n’avait cessé de se réduire dans les sondages, au point d’aboutir à une égalité technique une semaine avant l’élection. Le soir de l’élection, cependant, les socialistes ont porté leur avance sur le PSD de 9 à plus de 12 points de pourcentage et ont obtenu une majorité absolue au parlement, la deuxième seulement de leur histoire. S’il termine son mandat, un gouvernement socialiste aura gouverné le pays pendant environ deux tiers du temps au cours de ce siècle.
Comme toujours, il existe des explications possibles à court et à long terme pour ce résultat. Les explications à court terme conduiront à un examen de conscience considérable. La bipolarisation perçue de l’élection, telle que décrite par les sondages jusqu’à la semaine précédente, était-elle authentique ou a-t-elle été fabriquée par des méthodes de sondage potentiellement défectueuses et/ou leur amplification par les médias? Nous ne le saurons peut-être jamais avec certitude.
Mais les conséquences prévisibles de cette impression de proximité entre le PS et le PSD se sont concrétisées. Tout d’abord, la mobilisation s’est accrue: dans un pays où le taux de participation a connu un long déclin, le ramenant en dessous de la moyenne européenne, les élections de 2022 ont donné lieu à une remontée, la première depuis 2005 – lorsque, peut-être pas par hasard, les socialistes ont obtenu leur précédente majorité absolue.
Ensuite, il y a eu le vote stratégique: depuis 2002, en moyenne, près d’un électeur sur cinq a fait son choix dans la semaine précédant l’élection. Cette fois, les votants ayant fait leur choix au dernier moment pourraient avoir considérablement penché en faveur du PS, pour empêcher une victoire de la droite. Comme on pouvait s’y attendre, cela a nui aux deux principaux partis à sa gauche: le Bloco de esquerda (qui a chuté de 9,7% en 2019 à 4,5% cette fois-ci) et le Parti communiste (de 6,5% à 4,4%). Là encore, seules les études post-électorales pourront le confirmer.
Le Portugal en demi-teinte
Les explications structurelles et à long terme sont peut-être plus intéressantes. Dans de nombreux pays européens, les partis sociaux-démocrates ont connu une érosion spectaculaire au cours des deux dernières décennies, favorisée par la réduction de leur électorat ouvrier industriel, la montée en puissance d’une classe moyenne éduquée et l’importance accrue de l’axe libertaire-autoritaire du conflit politique. Comme l’a bien décrit Herbert Kitschelt dans son classique de 1994, The Transformation of European Social Democracy (Cambridge University Press), cette évolution a créé des dilemmes complexes pour les partis sociaux-démocrates quant à leur positionnement, ainsi que des opportunités pour les partis verts, la nouvelle gauche et la droite radicale.
Le Portugal, cependant, reste à demi détaché de ce monde. Les travailleurs et travailleuses affectés à la production constituent toujours une part disproportionnée de l’électorat, même selon les normes déjà élevées de l’Europe du Sud. Seuls 55% environ de la main-d’œuvre portugaise ont terminé au moins l’enseignement secondaire, le niveau le plus bas parmi les 31 pays européens étudiés. La dimension socio-économique de la compétition politique – la redistribution et le rôle de l’Etat – reste la plus saillante, ce que la Grande Récession [2007-2009], la crise de la zone euro, le renflouement de 2011-13 et les politiques d’austérité associées ont peut-être même renforcé.
Les dilemmes les plus importants ont plutôt été vécus sur la droite du système de partis. Pendant la période précédente de gouvernement de centre-droit (2011-15), la direction plus néolibérale de Pedro Passos Coelho (PSD) et les mesures d’austérité imposées par la «troïka» (le Fonds monétaire international, la Banque centrale européenne et la Commission européenne) semblent avoir conduit les électeurs à percevoir de plus en plus le PSD comme trop à droite. Le parti a perdu une partie de sa capacité à attirer les électeurs plus âgés, moins éduqués et plus pauvres.
Le successeur de Coelho, Rui Rio, a donc passé les dernières années à tenter de repositionner le PSD comme un parti modéré et centriste, voire «social-démocrate» (son nom officiel reflète le climat qui régnait à l’époque de sa formation, dans le sillage de la révolution de 1974). A première vue, cela semblait sage. Cependant, comme le montrent généralement les véritables dilemmes, cette orientation a été presque constamment contestée au sein du parti par son aile la plus néolibérale, tout en créant des opportunités externes de concurrence à droite.
Le nouveau parti Iniciativa Liberal a augmenté sa présence au parlement lors de ces élections, passant de un à huit députés, sur une plateforme de baisse des impôts et de réduction de l’intervention de l’Etat. Ce phénomène, ainsi que la montée de Chega, a abouti à une droite fragmentée – d’où l’incapacité du PSD à progresser électoralement en 2022.
La quadrature du cercle
L’avenir réserve d’autres types de dilemmes, mais cette fois pour les socialistes au gouvernement (ou tout autre titulaire dans un avenir proche). Le Portugal reste un pays où l’inégalité des revenus et (surtout) des richesses est relativement élevée, et qui subit encore les conséquences socialement très asymétriques de la pandémie. Sa main-d’œuvre est peu qualifiée, sa productivité est inférieure de 25% à la moyenne de l’UE-27 (et continue de reculer) et les investissements dans l’éducation, la recherche et le développement, les services de garde d’enfants et l’éducation préscolaire stagnent, au mieux, depuis au moins une décennie.
Qu’un gouvernement socialiste accablé par la dette (plus de 130% du produit intérieur brut) et une faible capacité fiscale soit capable de résoudre la quadrature du cercle en répondant aux besoins sociaux immédiats de sa base électorale tout en investissant dans l’avenir reste au mieux incertain, au pire improbable. (Article publié par Social Europe, le 31 janvier 2022; traduction rédaction A l’Encontre)
Pedro C. Magalhães est politologue et chercheur à l’Institut des sciences sociales de l’Université de Lisbonne.
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