Par William Hartung
L’année 2021 a été une nouvelle année faste pour le complexe militaro-industriel, puisque le Congrès a approuvé un montant quasi record de 778 milliards de dollars de dépenses pour le Pentagone et les recherches connexes sur les ogives nucléaires au département de l’Energie. C’est 25 milliards de dollars de plus que ce que le Pentagone avait demandé.
On ne soulignera jamais assez les sommes d’argent des contribuables qui sont versées au Pentagone. Le budget astronomique de ce département représente, par exemple, plus de quatre fois le coût de la version la plus récente du plan Build Back Better [«Reconstruire en mieux»] du président Joe Biden. Ce plan qui a suscité l’opposition horrifiée du sénateur Joe Manchin (démocrate de Virginie-Occidentale) et d’autres prétendus conservateurs en termes de budget. Naturellement, ils n’ont pas cillé lorsqu’il s’est agi de prodiguer toujours plus de dollars des contribuables au complexe militaro-industriel.
S’opposer à Build Back Better tout en injectant autant d’argent dans le Pentagone constitue le summum de l’hypocrisie pour ce qui est du budget et de la sécurité nationale. Le Congressional Budget Office a calculé que, si les tendances actuelles se poursuivaient, le Pentagone pourrait recevoir un montant monumental de plus de 7,3 trillions de dollars au cours de la prochaine décennie, soit plus que ce qui a été dépensé pendant la décennie la plus intense des guerres d’Afghanistan et d’Irak, alors qu’il y avait jusqu’à 190’000 soldats étatsuniens dans ces deux seuls pays. Malheureusement, mais de manière prévisible, la décision du président Joe Biden de retirer les troupes (et les firmes sous-traitantes) des Etats-Unis d’Afghanistan n’a pas produit le moindre dividende de la paix. Au contraire, toutes les économies réalisées grâce à ce retrait sont déjà investies dans des programmes visant à contrer la Chine, la menace de prédilection de Washington pour justifier son budget (même si elle est, pour l’instant, éclipsée par la possibilité d’une invasion russe en Ukraine). Et tout cela en dépit du fait que les Etats-Unis dépensent déjà trois fois plus que la Chine pour leur armée.
Le budget du Pentagone n’est pas seulement gargantuesque, il est aussi truffé de gaspillages – des énormes surfacturations de pièces détachées jusqu’aux armes qui ne fonctionnent pas et ont des prix prohibitifs, en passant par des guerres éternelles aux conséquences humaines et économiques immenses. En d’autres termes, le niveau actuel des dépenses du Pentagone est à la fois inutile et irrationnel.
Prix surfaits des pièces détachées
La surfacturation des pièces détachées par le Pentagone a une longue histoire peu glorieuse. Elle a atteint son pic de visibilité publique durant la présidence de Ronald Reagan [1981-1989] dans les années 1980. A l’époque, la couverture médiatique pour des sièges de toilettes à 640 dollars et de cafetières à 7600 dollars avait suscité l’indignation du public et une série d’audiences au Capitole, renforçant ainsi la détermination des membres du Congrès. Au cours de ces années-là, ils ont effectivement limité au moins les pires excès de l’escalade militaire de Reagan.
Ces histoires consternantes de prix n’ont pas surgi de nulle part. Elles sont le fruit du travail de personnes comme le légendaire dénonciateur du Pentagone Ernest Fitzgerald [un ingénieur de l’armée de l’air et lanceur d’alerte]. Il s’est d’abord fait connaître en révélant les efforts déployés par l’armée de l’air pour dissimuler des milliards de dollars de dépassement de coûts sur l’énorme avion de transport C-5A de Lockheed. A l’époque, Verne Orr, ancien Secrétaire de l’armée de l’air [1981-1985], l’a décrit comme «l’homme le plus détesté de l’armée de l’air». Ernest Fitzgerald et d’autres initiés du Pentagone sont devenus des sources pour Dina Rasor, une jeune journaliste qui a commencé à attirer l’attention des médias et des représentants du Congrès sur les surfacturations de pièces détachées et autres monstruosités de l’armée. Elle a fini par créer une organisation, le Project on Military Procurement, afin d’enquêter et de dénoncer les gaspillages, les fraudes et les abus. Cette organisation est devenue par la suite le Project on Government Oversight (POGO), le chien de garde actuel le plus efficace en ce qui concerne les dépenses du Pentagone.
Une analyse récente du POGO, par exemple, a documenté les malversations de TransDigm [équipementier aéronautique], un fournisseur de pièces de rechange que l’inspecteur général du département de la Défense a surpris en train de surfacturer le Pentagone à hauteur de 3800% – oui, vous avez bien lu ce chiffre! – sur des produits courants. La société a pu agir de la sorte uniquement parce que, bizarrement, les règles d’achat du Pentagone empêchent les fonctionnaires chargés des marchés d’obtenir des informations précises sur ce que devrait coûter ou pourrait coûter la fabrication d’un article donné à la société fournisseur.
En d’autres termes, grâce aux règlements du Pentagone, ces responsables de la surveillance sont littéralement aveugles lorsqu’il s’agit de contrôler les coûts. Les entreprises qui fournissent l’armée en profitent pleinement. Le bureau de l’inspecteur général du Pentagone a, en fait, découvert plus de 100 surfacturations de la part de la seule société TransDigm, pour un montant de 20,8 millions de dollars. Un audit complet de tous les fournisseurs de pièces de rechange permettrait sans aucun doute de trouver des milliards de dollars gaspillés. Et cela se répercute, bien sûr, sur les coûts toujours plus faramineux des systèmes d’armes une fois terminés. Comme l’a dit un jour Ernest Fitzgerald, un avion militaire n’est qu’une collection de «pièces détachées hors de prix volant en formation».
Des armes dont ce pays n’a pas besoin à des prix insupportables
L’autre aspect du gaspillage du Pentagone concerne: des armes dont nous n’avons pas besoin à des prix insupportables; des systèmes d’armes qui, pour des sommes astronomiques, ne tiennent pas leurs promesses de renforcer notre sûreté et notre sécurité. La tête d’affiche de ces systèmes coûteux et dysfonctionnels est l’avion de combat F-35, un avion chargé de multiples missions, dont il ne s’acquitte pas bien. Le Pentagone doit acheter plus de 2400 F-35 pour l’armée de l’air, les Marines et les forces navales. Le coût d’acquisition et d’exploitation de ces avions, estimé à 1700 milliards de dollars pour toute la durée de vie de l’appareil, en ferait le projet d’armement le plus coûteux jamais entrepris par le Pentagone.
Il était une fois (comme dans un conte de fées) affirmé une idée pour la création du F-35: construire un avion qui, sous plusieurs variantes, serait capable d’effectuer de nombreuses tâches différentes à un coût relativement faible, avec des économies potentielles générées par des économies d’échelle. En théorie, cela signifiait que la plupart des pièces des milliers d’avions à construire seraient les mêmes pour tous. Cette approche s’est avérée être un échec cuisant jusqu’à présent, à tel point que les chercheurs du POGO sont convaincus que le F-35 pourrait ne jamais être totalement prêt pour le combat.
Ses échecs sont trop nombreux pour être relatés ici, mais quelques exemples devraient suffire à suggérer pourquoi le programme doit être réduit de façon importante, voire complètement annulé. Tout d’abord, bien qu’il soit destiné à fournir un soutien aérien aux troupes au sol, il s’est avéré tout sauf bien conçu pour le faire. En fait, cette tâche est déjà assurée bien mieux et à moindre coût par les avions d’attaque A-10 «Warthog» existants. Une évaluation du F-35 réalisée par le Pentagone en 2021 – et n’oubliez pas qu’il s’agit du ministère de la Défense, et non d’un expert extérieur – a révélé 800 défauts non résolus dans l’avion. Typique de ses problèmes sans fin: un casque high-tech extrêmement coûteux et pas particulièrement fonctionnel qui, au prix de 400 000 dollars pièce, est censé donner à son pilote une conscience particulière de ce qui se passe autour et en dessous de l’avion ainsi qu’à l’horizon. Et n’oubliez pas que le F-35 sera incroyablement cher à entretenir et qu’il coûte déjà la somme impressionnante de 38’000 dollars par heure de vol.
En décembre 2020, le président de la commission des services armés de la Chambre des représentants, Adam Smith [démocrate de Washington], a finalement déclaré qu’il était «fatigué de verser de l’argent dans le trou sans fond des F-35». Même l’ancien chef d’état-major de l’armée de l’air, le général Charles Brown, a reconnu qu’il ne pourrait pas atteindre son objectif initial – être un chasseur à faible coût – et qu’il devrait être complété par un avion moins coûteux. Il l’a comparé à une Ferrari, ajoutant: «Vous ne conduisez pas votre Ferrari au travail tous les jours, vous ne la conduisez que le dimanche.» C’était un aveu étonnant, étant donné les affirmations initiales selon lesquelles le F-35 serait le chasseur bon marché et un poids léger de l’armée de l’air ainsi que le cheval de bataille suprême pour les opérations aériennes futures.
On ne sait même plus quelle est la raison de construire davantage de F-35 à un moment où le Pentagone est obsédé par la préparation d’une guerre potentielle avec la Chine. Après tout, si ce pays est la préoccupation (exagérée, il est vrai), il est difficile d’imaginer un scénario dans lequel les avions de combat iraient au combat contre des avions chinois, ou seraient engagés dans la protection des troupes américaines au sol – cela à un moment où le Pentagone se concentre de plus en plus sur les missiles à longue portée, les armes hypersoniques et les drones comme armes de choix contre la Chine.
Lorsque tout le reste échoue, l’argument de repli du Pentagone pour le F-35 est le nombre d’emplois qu’il créera dans les Etats ou les comtés des membres clés du Congrès. Il se trouve que pratiquement n’importe quel autre investissement public rapporterait plus d’emplois que les F-35. Cependant, le fait de traiter les systèmes d’armes comme des programmes d’emplois a longtemps contribué à gonfler les dépenses du Pentagone bien au-delà de ce qui est nécessaire pour assurer une défense adéquate des Etats-Unis et de leurs alliés.
Et cet avion est loin d’être le seul dans l’histoire continue des dépenses excessives du Pentagone. De nombreux autres systèmes méritent eux aussi d’être jetés aux oubliettes de l’histoire, au premier rang desquels le Littoral Combat Ship-LCS [frégates légères furtives], pour l’essentiel un F-35 des mers. Conçu de la même manière pour des rôles multiples, ce navire a également échoué dans tous les domaines imaginables. La Marine tente actuellement de trouver une nouvelle mission pour le LCS, sans grand succès.
Cela s’ajoute à l’achat de porte-avions obsolètes pour un montant pouvant atteindre 13 milliards de dollars et à la planification d’une dépense de plus d’un quart de billion de dollars pour un nouveau missile à armement nucléaire, connu sous le nom de dissuasion stratégique basée au sol (Ground-Based Strategic Deterrent-GBSD). Ces missiles terrestres sont, selon l’ancien secrétaire à la Défense William Perry [1994-1997], «parmi les armes les plus dangereuses au monde», car un président n’aurait que quelques minutes pour décider de les lancer s’il est averti d’une attaque nucléaire ennemie. En d’autres termes, une fausse alerte (dont il y a eu de nombreux exemples au cours de l’ère nucléaire) pourrait conduire à une conflagration nucléaire planétaire.
L’organisation Global Zero [qui vise à réduire drastiquement les armes nucléaires] a démontré de manière convaincante que l’élimination totale des missiles terrestres, plutôt que la construction de nouveaux missiles, rendrait les Etats-Unis et le reste du monde plus sûrs, en laissant une petite force de sous-marins et de bombardiers dotés d’armes nucléaires pour dissuader toute nation de lancer une guerre nucléaire. L’élimination des ICBM (missile balistique intercontinental) constituerait un premier pas salutaire et économique vers le «bon sens nucléaire», comme l’ancien analyste du Pentagone Daniel Ellsberg et d’autres experts ne l’ont que trop bien montré.
La stratégie de défense américaine «Cover-the-Globe»
Et pourtant, aussi incroyable que cela puisse paraître, je n’ai même pas mentionné le plus grand gaspillage de tous: la stratégie militaire de «couverture du globe», qui comprend une «empreinte» planétaire de plus de 750 bases militaires, plus de 200’000 soldats stationnés à l’étranger, d’énormes et coûteux porte-avions flottant éternellement sur les sept mers, et un arsenal nucléaire massif qui pourrait détruire la vie telle que nous la connaissons (avec des milliers d’ogives en réserve).
Il suffit de regarder les coûts humains et économiques des guerres étatsuniennes de l’après-11 septembre pour saisir la folie totale d’une telle stratégie. Selon le projet sur les coûts de la guerre de l’Université Brown, les conflits menés par les Etats-Unis au cours de ce siècle ont coûté 8000 milliards de dollars et plus, avec des centaines de milliers de victimes civiles, des milliers de soldats américains tués et des centaines de milliers d’autres souffrant de lésions cérébrales traumatiques et de troubles de stress post-traumatique. Et pour quoi faire? En Irak, les Etats-Unis ont ouvert la voie à un régime sectaire qui a ensuite contribué à créer les conditions permettant à l’ISIS (Daech) d’envahir et de conquérir des parties importantes du pays, avant d’être repoussé (mais pas complètement vaincu) au prix d’un grand nombre de vies et de séquelles. Pendant ce temps, en Afghanistan, après un conflit voué à l’échec dès qu’il s’est transformé en un exercice de «construction de la nation» et de contre-insurrection à grande échelle, les talibans sont maintenant au pouvoir. Il est difficile d’imaginer une condamnation plus éloquente de la politique de guerre sans fin.
Malgré le retrait des Etats-Unis d’Afghanistan, pour lequel l’administration Biden mérite un crédit considérable, les dépenses consacrées aux opérations antiterroristes mondiales restent à un niveau élevé, grâce aux missions permanentes des forces d’opérations spéciales, aux frappes aériennes répétées, à l’aide et à la formation militaires permanentes, ainsi qu’à d’autres types d’engagement, sans guerre totale. Alors qu’elle avait l’occasion de repenser sa stratégie dans le cadre d’un examen du «dispositif de forces mondiales» publié à la fin de l’année dernière, l’administration Biden a opté pour une approche du type statu quo ante, en insistant sur le maintien de bases importantes au Moyen-Orient, tout en augmentant modestement la présence des troupes en Asie de l’Est.
Comme le savent tous ceux qui ont suivi l’actualité, malgré les gros titres actuels sur l’envoi de troupes et d’avions en Europe de l’Est et d’armes en Ukraine, en réponse au regroupement des forces russes aux frontières de ce pays, l’argument dominant pour maintenir le budget du Pentagone à son niveau actuel reste la Chine, la Chine, la Chine! Il importe peu que les plus grands défis posés par Pékin soient politiques et économiques, et non militaires. L’«inflation de la menace» à l’égard de ce pays continue d’être le moyen le plus sûr pour le Pentagone d’obtenir encore plus de ressources et a été sans cesse mise en avant ces dernières années par, entre autres, des analystes et des organisations ayant des liens étroits avec l’industrie de l’armement et le ministère de la Défense.
Par exemple, la National Defense Strategy Commission, un organe mandaté par le Congrès chargé de critiquer le document stratégique officiel du Pentagone, comptait parmi ses membres plus de la moitié de personnes siégeant aux conseils d’administration de sociétés productrices d’armes, travaillant comme consultants pour l’industrie de l’armement ou provenant de groupes de réflexion fortement financés par de telles entreprises. Il n’est pas surprenant que la commission ait appelé à une augmentation annuelle de 3 à 5% du budget du Pentagone dans un avenir prévisible. Si l’on suit ce plan, on parle de 1000 milliards de dollars par an d’ici le milieu de la décennie, selon une analyse de Taxpayers for Common Sense. En d’autres termes, une telle augmentation s’avérerait insoutenable dans un pays qui a tant d’autres besoins, mais cela n’empêchera pas les faucons du budget du Pentagone de l’utiliser comme étendard.
En mars de cette année, le Pentagone devrait publier sa nouvelle stratégie de défense nationale et son budget pour 2023. Il y a quelques petites lueurs d’espoir, comme les rapports selon lesquels l’administration pourrait abandonner certains programmes d’armement nucléaire dangereux (et inutiles) mis en place par l’administration Trump.
Cependant, le véritable défi, à savoir l’élaboration d’un budget qui s’attaque à de véritables problèmes de sécurité comme la santé publique et la crise climatique, nécessiterait une réflexion nouvelle et une pression publique persistante pour réduire le budget du Pentagone, tout en réduisant la taille du complexe militaro-industriel. Sans un changement de cap significatif, 2022 sera une fois de plus une année faste pour Lockheed Martin et d’autres grands fabricants d’armes, au détriment de l’investissement dans les programmes nécessaires pour combattre les défis urgents, des pandémies au changement climatique, en passant par les inégalités mondiales. (Article publié par Tom Dispatch, le 3 février 2022; traduction rédaction A l’Encontre)
William D. Hartung est directeur du Arms and Security Project au Center for International Policy, conseiller principal du Security Assistance Monitor.
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