Italie. Un gouvernement de droite marquée, ses dangers, et ses rapports contradictoires avec ses bases électorales

«L’équipe gouvernementale 2018-2023» Luigi Di Maio et Giuseppe Conte

Par Antonello Zecca

Après quatre-vingt-six jours, divers rebondissements, le gouvernement Lega/M5S [Mouvement 5 étoiles] est né le 1er juin. Ou plutôt un gouvernement Lega/M5S/Mattarella, pour le rôle décisif que le Président de la République a joué dans sa gestation. [Le 1er juin, Giuseppe Conte «prêtait serment» devant le président Mattarella; le 5 juin le Sénat a voté la confiance au gouvernement de Guiseppe Conte; le 6 juin la Chambre a fait de même ; le 8 juin, G. Conte participera au sommet du G7 au Canada.]

Un profil marqué de droite

Le profil de droite extrême, anti-travailleur et travailleuse et anti-migrant du gouvernement est sans équivoque; comme toujours, ceux qui, comme les Grillini [les membres du Mouvement 5 étoiles, lancé en 2005, du nom de son leader Beppe Grillo], se déclarent «ni à droite ni à gauche», face à la réalité des faits, s’avèrent être de droite. En réalité, ils n’ont eu aucun problème à s’allier avec une force réactionnaire et xénophobe telle que la Ligue (Lega) qui – non par hasard, au-delà des résultats électoraux respectifs – constitue l’épine dorsale de l’exécutif. Son secrétaire Matteo Salvini sera le véritable homme fort de «l’équipe», d’autant plus avec sa position de vice-premier ministre et de ministre de l’Intérieur.

La majorité des ministres «5 étoiles», formellement, sont falots et inexpérimentés face aux hommes de la Ligue, habiles et expérimentés dans la gestion du pouvoir local; beaucoup ont déjà exercé d’importants rôles sociaux, économiques et institutionnels. Les déclarations répétées de Salvini contre les migrant·e·s constituent la carte d’identité du gouvernement présidée par Giuseppe Conte, une personne incolore qui sera appelée dès que possible à révéler quel est son rôle, pour l’instant, totalement marginal.

Matteo Salvini: «La défense est toujours légitime»… contre les immigré·e·s à expulser

Le gouvernement a donc été fondé avec une confiance conditionnelle de la part de la grande bourgeoisie italienne qui, grâce au travail de Mattarella, a apposé son sceau de tutelle et de contrôle sur les traits forts des politiques économiques d’ensemble et sur l’intégration de l’Italie par rapport aux politiques de l’Union européenne.

Cette tutelle est d’autant plus nécessaire qu’il existe une grande méfiance à l’égard d’une solution qui n’est ni connue ni expérimentée en termes de gouvernement et qui est donc sujette à des incertitudes politiques qui potentiellement ne sont pas rassurantes. Dans un scénario où l’optimisme est des plus modéré face à une reprise fort fragile qui se heurte aux difficultés propres à un contexte macroéconomique national et international et à la possibilité «d’alléger» une situation sociale qui ne montre pas de signes d’amélioration, non seulement le grand patronat, mais aussi l’Etat capitaliste et ses institutions restent vigilants. Ils restent prêts à intervenir à nouveau si des changements du contexte l’exigent.

Cependant, les préoccupations de l’Etat et de ses maîtres ne résident certainement pas dans le fait que ce gouvernement pourrait se risquer à manifester une ambition même modérée en faveur de réformes au profit des classes populaires. Il s’agit du caractère incontrôlable en puissance qui pourrait découler de la triple contradiction inhérente à cette formation gouvernementale. La configuration du gouvernement issue de l’alliance dite populiste jusqu’alors inédite est, en fait, l’expression politique de la petite et moyenne bourgeoisie, contrôlée à distance par la grande bourgeoisie. Des secteurs non négligeables de salarié·e·s, tant au Nord qu’au Sud, placent encore dans cette configuration gouvernementale un espoir fallacieux de changement pour ce qui a trait à leur condition matérielle.

La combinaison concrète qui l’a produit offre des doutes sur sa stabilité à moyen terme et sa capacité à construire une hégémonie stable et durable. Elle sera en effet traversée par de multiples tensions provoquées par le fait que, politiquement, il faudra tenter de répondre aux attentes par des annonces sociales très différentes, dans un contexte où les institutions internationales du capitalisme expriment des inquiétudes sur la croissance économique de l’Union européenne dans les années à venir, avec une attention particulière portant sur l’Italie – et son système bancaire – et avec un programme d’assouplissement quantitatif de la BCE qui pourrait être sensiblement réduit. La pression pour réduire la dette et les exigences de restrictions budgétaires qui en découlent pourraient représenter un lourd fardeau pour trouver les ressources nécessaires pour garder ensemble les chèvres et les choux.

De quelques difficultés du nouveau gouvernement

La tâche de Giovanni Tria, le nouveau ministre de l’Economie, sera donc l’une des plus difficiles. Tout d’abord, il faut trouver les marges pour une augmentation du déficit et la suppression des augmentations de TVA (bien que le ministre n’exclue pas une augmentation, pour financer l’impôt forfaitaire régressif (flat tax de 15% et 20%), l’une des mesures symboliques de la Lega, mais qui mettrait cette dernière en contradiction avec un secteur non négligeable de sa base sociale. Ensuite, comment dégager les ressources possibles pour les «réformes» qui sont vraiment proches du cœur des employeurs italien: renforcer les infrastructures, réformer le Code civil et les structures et procédures administratives, réformer l’administration publique et, bien sûr, approfondir les «réformes» contre le monde du travail et, enfin, soutenir la restructuration industrielle et productive. Le choix même de Tria, qui n’est pas vraiment un orthodoxe de Bruxelles ou de Berlin, montre que ce n’est pas tant le diktat de la Commission européenne ou de l’Allemagne que celui de la bourgeoisie nationale, qui doit combiner les besoins du maintien du marché commun et du cadre de l’UE, et en même temps réaffirmer la protection de ses intérêts dans le conflit avec d’autres bourgeoisies du continent, en particulier les bourgeoisies allemande et française.

D’autre part, Salvini et Di Maio ont immédiatement annoncé les mesures phares, celles avec lesquelles ils ont remporté les élections: tout d’abord l’offensive contre lesdits migrant·e·s, la modification partielle de la Fornero (loi sur les retraites), l’établissement du revenu de citoyenneté [780 euros promis] et la révision (pas d’annulation, cela va de soi) du Job’s Act [loi de flexibilisation accentuée de l’emploi]. Des gestes tenus pour acquis, mais le passage de la propagande à la réalité n’en est pas moins problématique pour eux: il ne sera pas facile, surtout pour M5S, de faire preuve de résultats concrets relativement rapidement, même s’il s’agit d’une exigence essentielle par rapport à leur base.

Cependant, avant le nécessaire et difficile test en grandeur réelle face aux attentes (qui seront déçues) d’une amélioration des conditions de vie d’une grande partie de la population, ce gouvernement pourra mettre en œuvre de très mauvaises décisions sur le terrain social, sur la structuration par en haut de la division des exploité·e·s et sur la diffusion d’idéologies réactionnaires qui se développeront encore davantage.

Ministres et programme

Dans la contradiction fondamentale de devoir répondre à des attentes irréconciliables, dans un cadre programmatique qui ne prévoit évidemment aucune sortie du système dominant, les deux partis, avec la Lega en pole position, seront poussés à mener une offensive idéologique forte. Leur rhétorique se concentrera sur la lutte contre les immigré·e·s, l’islamophobie, le traditionalisme et le patriarcat. En outre, il suffit d’observer la nomination des ministres pour s’en rendre compte: Salvini à l’Intérieur, le moins présentable Lorenzo Fontana, de la Lega, catholique intégriste, homophobe et opposé au droit à l’avortement au ministère de la Famille et du handicap, ne sont que deux exemples de ce qui «nous attend».

Elisabetta Trenta, en mission au Liban

La nomination d’Elisabetta Trenta, du contingent ministériel du M5S, à la tête du ministère de la Défense est plutôt sous-estimée. Elle est capitaine de réserve du corps des commissaires et administrateurs de l’armée. Elle dispose d’une expérience de terrain en Irak [d’octobre 2005 à juillet 2006, comme conseillère politique du ministère des Affaire étrangères]. Elle a conduit des projets de «sécurité internationale» au Liban et en Libye. De son propre aveu, elle vise à soutenir «les valeurs de compétence, le sens du devoir, l’attention à la sécurité et aux questions territoriales, et le renforcement du rôle international de l’Italie». En bref, un membre dirigeant de l’appareil militaire de l’Etat, qui a à l’esprit la défense des intérêts impérialistes de la bourgeoisie italienne. Si l’on considère que, dans le contrat dit de gouvernement, la protection totale de l’industrie de défense nationale est prévue, avec l’augmentation du nombre de navires, d’avions et de systèmes de haute technologie ainsi que le renforcement de la présence de l’actionnariat public dans les multinationales italiennes de l’énergie, des télécommunications et des services, il faudrait mettre un point final à un «éclairage de gauche», jeté par certains, sur cette nomination!

Sans oublier le nouveau ministre de l’Education, le membre de la Lega Marco Bussetti, qui poursuivra certainement les politiques de soumission de l’école à une gestion entrepreuneuriale et de privatisation de l’éducation publique. Il faut encore mentionner Giulia Bongiorno, ministre de l’Administration publique, membre de la Lega, ancienne de l’Alliance nationale [formation héritière du fasciste Mouvement social italien, créé en 1995 par Gianfranco Fini, décédé en 2009]. Les femmes et les salarié·e·s du secteur public ne peuvent s’attendre qu’à de nouvelles atteintes à leurs droits et à leur emploi. En ce qui concerne les prétendus indépendants, ils semblent tous être des hommes de l’establishment conservateur, très bien enracinés dans la gestion du système économique et social existant.

Si, par conséquent, dans la rhétorique et la propagande, ce gouvernement trompette la défense des «intérêts du peuple italien» en Europe, ce sera essentiellement un gouvernement encore plus régressif que ses prédécesseurs sur le plan social et encore plus autoritaire sur le plan des droits démocratiques, ainsi qu’impérialiste sur le plan de sa projection internationale. Son action favorisera la division de la classe ouvrière en renforçant les conceptions et tendances corporatistes et communautaires, afin de brouiller encore davantage les lignes de faille entre les classes sociales.

Construire l’opposition à la règle de droite

Faire réapparaître ces lignes de démarcation sociale et la capacité à identifier des intérêts communs sur la base de l’insertion sociale effective et d’un affrontement marqué avec les employeurs et leur Etat est un objectif fondamental. A travers l’organisation, le conflit sur des revendications concrètes et une forte bataille d’idées, sur le lieu de travail, dans les quartiers, dans les écoles et dans les universités, il sera nécessaire de construire un front large et unique de résistance sociale. Un front qui rassemble des collectifs, des associations, des organisations et des mouvements politiques, un syndicalisme conflictuel. Ce qui renvoie à la reconstruction d’un bloc historique des classes laborieuses dans le contexte présent, soit d’un nouveau mouvement ouvrier, qui parte de la revendication de besoins non reconnus (salaire, revenu, travail, logement, santé et services publics, permis de séjour et droits de citoyenneté pour tous), pour articuler leur expression en termes de droits aptes à articuler, de la sorte, l’antiracisme et les luttes contre toute oppression dans une vision commune de solidarité et d’anticapitalisme.

Manifestation des migrant·e·s à Naples: «24 heures sans nous?»

La première étape sera l’impérative reprise d’une capacité effective à être présent sur le lieu de travail, à assimiler et partager les interrogations et exigences des travailleuses et travailleurs, à discuter patiemment avec eux et elles, à établir une convergence décisive entre les cadres syndicaux de classe des diverses entités syndicales, partout, sans sectarisme, égocentrisme et autoproclamation. Ces deux conditions seront nécessaires à la reconstruction d’une capacité d’intervention politique à l’intérieur et à l’extérieur du lieu de travail, du rôle prépondérant joué par l’ensemble des travailleurs et travailleuses, «autochtones» et immigré·e·s, et d’éléments indispensables de leur auto-organisation.

Une première occasion importante sera la manifestation à Rome le 16 juin, à laquelle nous invitons toutes et tous à participer, afin de commencer à affirmer non seulement l’opposition, sans condition, à ce gouvernement, mais aussi à bâtir ce front de résistance sociale, qui devra articuler son travail aussi au niveau territorial, en ayant la capacité concrète d’être constamment aux côtés des secteurs les plus exploités et opprimés de la société.

Il faudra beaucoup de temps et de patience, mais le pire que nous puissions faire est de laisser «l’opposition» à ce gouvernement au Parti démocrate (PD) et à la bureaucratie de la CGIL qui, avec la CISL et l’UIL, ont été les principaux coupables de la fragmentation de la classe et de ses défaites, ce qui a été l’humus favorable à la croissance d’idées racistes, xénophobes, sécuritaires et légalistes, sur lesquelles la droite populiste a bâti sa fortune.

Plus que jamais, il faudra lutter contre les forces du grand capital financier et industriel et les politiques de l’Union européenne et, en même temps, contre les forces réactionnaires et xénophobes de la petite et moyenne bourgeoisie et ses tendances souverainistes et nationalistes, qui sont l’expression biaisée de la classe dirigeante, en dernière instance.

Pour ce faire, toutes les forces de classe sont appelées à ne pas suivre les illusions politiques faciles, mais trompeuses, ou à penser que la solution est donnée par des raccourcis électoralistes. Il s’agit de s’engager profondément dans un conflit social et de classe, dont la priorité absolue n’est pas un choix «idéologique», mais découle de la considération que ce n’est que si les relations de pouvoir entre les exploité·e·s et les exploiteurs commencent à s’inverser que des scénarios politiques plus favorables à leurs intérêts sont rendus possibles. (Article publié sur le site Sinistra Anticapitalista, le 3 juin 2018; traduction A l’Encontre)

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