France Télécom: «Un immense accident du travail organisé par l’employeur»

Par Pascale-Robert Diard

Certaines des voix qu’ils portent se sont tues. D’autres n’ont pas été entendues. C’est au nom de toutes ces voix – celles des agents qui se sont suicidés, celle des syndicats de l’entreprise qui ont alerté en vain – que Mes Jonathan Cadot pour la CFDT, Frédéric Benoist pour la CFE-CGC, Sylvie Topaloff et Jean-Paul Teissonnière pour SUD ont demandé jeudi 4 juillet au tribunal de retenir la responsabilité individuelle des anciens dirigeants de l’entreprise, qui comparaissent pour harcèlement moral, dans la dégradation des conditions de travail à France Télécom. «Un immense accident du travail organisé par l’employeur, voilà la définition du harcèlement moral systémique», a observé Me Teissonnière.

«Ce dossier, a rappelé Me Cadot, n’est pas celui des suicides à France Télécom. Ils n’en sont que la partie émergée. Il n’est pas non plus celui de la privatisation de France Télécom. A l’audience, j’ai eu l’impression qu’on essayait de nous dire que ce qui s’est passé entre 2007 et 2010, c’est la faute de l’Etat. Mais depuis 2004, l’Etat n’est plus majoritaire. La privatisation n’est pas le sujet ni la cause de la crise. Ce dossier, c’est celui de la souffrance au travail.»

Pour les avocats des parties civiles, sa matrice est le plan de réorganisation Next qui fixait un objectif de 22’000 départs en trois ans et son volet social Act, décidés au mitan des années 2000 par les dirigeants de l’entreprise. Pour Me Topaloff, «tout commence par un mensonge»: l’affirmation selon laquelle ces 22’000 départs seraient «naturels».

Or, rappelle-t-elle, en 2007, seuls 1600 salariés sont partis à la retraite: «Il y a donc cette année-là 5500 personnes qui doivent quitter France Télécom. C’est un immense chantier. Une destruction d’emplois massive. Et la spécificité de cette entreprise, c’est justement l’extraordinaire attachement de ses salariés. Comment peut-on penser que ces départs seraient volontaires? Il ne va s’agir que de mettre en inconfort, de déstabiliser.»

Des départs «par la fenêtre ou par la porte»

En témoigne, selon les avocats des parties civiles, la fameuse convention des cadres organisée à l’automne 2006 à la Maison de la chimie, à Paris. «En 2007, je ferai les départs d’une façon ou d’une autre. Par la fenêtre ou par la porte», disait alors Didier Lombard. «Les propos qui sont tenus sont clairs, observe Me Cadot. Il faut réussir ces 22’000 départs quoi qu’il arrive. Et le message donné à ces cadres, c’est de faire le job, vite, et de changer de mode de fonctionnement. Dès cette date, on sait qu’il y a un manque de prise en compte de l’aspect humain.»

Les conseils des organisations syndicales écartent les principaux arguments présentés par les prévenus. L’urgence liée à la situation désastreuse de l’entreprise? «En 2005, nous étions sur une corde raide au-dessus d’un précipice», disait Didier Lombard. «C’est une fiction totale. En 2006, France Télécom n’est plus menacée de dépôt de bilan», affirme Me Benoist.

Les délégations de pouvoir qui tenaient les dirigeants éloignés de la mise en application des plans Next et Act sur le terrain? «On ne peut pas à la fois s’attribuer les succès et dire “J’ai sauvé l’entreprise” et vouloir échapper aux conséquences des décisions qu’on a prises.»

Les «dérives individuelles» de la part de certains managers dans la pression mise sur les salariés? «On ne dérive pas d’un cap, on l’exécute. Il fallait faire perfuser la politique déflationniste. Certains managers sont entrés en résistance. Mais la plupart ont exécuté, parce que leur prime en dépendait.»

«Goût amer» à ce procès

Tous partagent la conviction que la crise à France Télécom et ses conséquences tragiques auraient pu, auraient dû être évitées. Elle donne un «goût amer» à ce procès, selon Me Cadot, qui évoque les nombreuses alertes lancées par les organisations syndicales, par les institutions représentatives du personnel, les inspecteurs ou les médecins du travail.

«Ce qui ressort de ce dossier, c’est l’aveuglement volontaire», résume l’avocat de la CFDT. Il cite les propos tenus en 2009 par Didier Lombard face à la caméra de Serge Moati – son film jusque-là retenu par la direction de l’entreprise a été diffusé à l’audience le 21 juin: «Le sujet, c’est: peut-on faire de l’économie et de l’humain en même temps? C’est ça la marche ratée. On a poussé le ballon un peu trop loin.» Et ceux d’Olivier Barberot, le directeur groupe des ressources humaines: «D’une certaine façon, ce que j’entends aujourd’hui, je l’ai déjà entendu. Pas avec autant de force et pas de la part d’autant de gens. Mais je n’ai pas mesuré la portée.»

«On ne prétend pas que les prévenus ont su que [la réorganisation de l’entreprise] entraînerait de tels drames, précise Me Benoist. Mais obnubilés par leurs seuls objectifs économiques, ils ont oublié l’essentiel. Ils ont fait passer la santé et la sécurité des agents au second plan. Ils ont par conséquent pris ce risque terrible. Didier Lombard n’est pas un serial gaffeur. Mais il est sur la seule planète qui compte pour lui, l’économique. Le reste n’a pas d’importance.»

«Course au moins-disant social»

Me Topaloff égrène les noms d’agents qui se sont suicidés. «Le mépris que les salariés ont dû affronter s’est retourné en mépris de soi. On ne se lance pas dans une transformation sociale sans garantie, sans garde-fous, sans évaluer en microéconomie, comment on passe des chiffres aux hommes. Derrière la loi du marché, il y a des hommes qui font des choix. Des choix qui ont affecté parfois durablement la vie d’autres hommes. Il est essentiel que les responsabilités de chacun soient reconnues», dit l’avocate de SUD, qui ajoute: «Si tel n’est pas le cas, le risque est de provoquer une sorte de fureur absolue.»

Aux trois juges qui composent le tribunal correctionnel, Me Benoist rappelle enfin que l’écho de leur jugement résonnera bien au-delà de l’affaire France Télécom «Votre décision va devoir envoyer un message: la santé des travailleurs ne saurait jamais être subordonnée à des critères purement économiques. Ce principe est aujourd’hui malmené. Dans la course au moins-disant social, ce sont les femmes et les hommes qu’on adapte à l’économie.»

Les derniers mots reviennent à Me Teissonnière. Il les adresse d’abord aux parties civiles, à tous ceux qui ont exprimé leur colère et qui attendent sans doute de ce procès plus qu’il ne peut leur donner. «Il ne faut pas espérer trouver du sens dans le montant des peines qui seront prononcées», leur dit-il.

A l’intention du tribunal, il rappelle cette définition de la juriste Mireille Delmas-Marty: «Le droit pénal a une fonction répressive et une fonction expressive. Il doit exprimer les interdits majeurs d’une société. La question que vous devez vous poser est simple, presque enfantine: est-ce que c’était interdit? On attend de ce jugement qu’il indique que ce qui s’est passé à France Télécom doit être rangé parmi ces interdits majeurs.» (Article publié dans le quotidien Le Monde en date du 5 juillet 2019)

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Les peines maximales requises contre l’entreprise et ses anciens dirigeants

Le parquet a requis, vendredi 5 juillet, les peines maximales contre France Télécom et ses ex-dirigeants, dont l’ancien PDG Didier Lombard, jugés pour «harcèlement moral», dix ans après plusieurs suicides de salariés. «Les peines prévues par la loi à l’époque des faits sont très faibles. On ne peut que demander le maximum, a déclaré la procureure Brigitte Pesquié. Je vous demande la publication de ce jugement en pensant à tous ceux en dehors de cette salle qui attendent cette décision dans leur entreprise.»

Le parquet a donc demandé 75’000 euros d’amende contre France Télécom, première entreprise du CAC 40 à être jugée pour «harcèlement moral», et un an d’emprisonnement et 15’000 euros d’amende contre l’ex-PDG M. Lombard, l’ex-numéro 2 Louis-Pierre Wenès et l’ex-DRH Olivier Barberot. Contre les quatre responsables qui étaient jugés pour «complicité de harcèlement moral», le parquet a requis huit mois d’emprisonnement et 10’000 euros d’amende.

«Le dossier le plus grave de harcèlement moral que j’ai eu à voir»

«Ce qui est hors norme [dans ce dossier], c’est un harcèlement [érigé en] stratégie dans une des plus grandes sociétés du pays», a déclaré la procureure. C’est «le dossier le plus grave de harcèlement moral que j’ai eu à voir», a ajouté la magistrate, à l’issue d’un réquisitoire à deux voix qui a duré cinq heures.

L’entreprise France Télécom, rebaptisée Orange en 2013, était devenue, à la fin des années 2000, le symbole de la souffrance au travail. Il y a dix ans, elle faisait la une des médias alors que plusieurs salariés se suicidaient en laissant des courriers accablants contre leur employeur. Le tribunal a analysé les cas de trente-neuf parties civiles. Parmi elles, dix-neuf se sont suicidées.

Au cœur du procès, qui s’intéresse à la période 2007-2010, on trouve les plans «Next» et «Act», qui visaient à transformer France Télécom en trois ans, avec notamment cet objectif de 22’000 départs et 10’000 mobilités sur un total de 120’000 salariés.

Didier Lombard, Louis-Pierre Wenès et Olivier Barberot, «les chefs incontestés de la politique d’entreprise managériale (…), peuvent qualifier leur agissement ainsi: le harcèlement moral est mon métier», a déclaré vendredi la procureure Françoise Benezech. «L’obsession» du départ et de la mobilité des salariés «est devenue le cœur de métier des dirigeants de France Télécom», a-t-elle estimé. (Article mis en ligne par le quotidien Le Monde, le 5 juillet 2019, à 20h47)

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