El Salvador. «J’aimerais pouvoir aider ma famille à sortir de la pauvreté»

Alexander Rodas et sa fille Griselda (capture d’écran de la vidéo d’El Pais)

Par Georgina Zerega (Altavista, El Salvador)

Comme la plupart des gens de son entourage, Alex Rodás pensait aussi à la migration. Quand des connaissances lui ont proposé au début de l’année de partir aux Etats-Unis à la recherche d’une vie meilleure, il y a pensé. Il travaillait à la distribution de bouteilles de gaz à Altavista, la dangereuse colonie où vivaient des migrants salvadoriens qui s’étaient noyés dans le Rio Bravo. A l’âge de 20 ans il venait d’être le père d’une fille et son salaire était de moins en moins élevé. Finalement, il décida de ne pas le faire, «pour la fille». La photo d’Oscar Martinez et de sa fille Valeria [voir l’article publié à ce propos sur ce site en date du 26 juin 2019] restait gravée dans sa tête. Il assure aujourd’hui qu’il ne quitterait pas le Salvador. «Et encore moins maintenant, après cette histoire.»

Dans le quartier où vivait la famille Martínez, les histoires abondent de jeunes qui ont émigré, qui voulaient émigrer, mais qui n’ont pas pu ou n’ont pas l’intention de le faire un jour. Presque tout le monde connaît quelqu’un qui est parti pour les Etats-Unis, ou du moins qui a essayé de le faire. «Je n’arrive pas à trouver un emploi», «mon revenu ne suffit pas pour vivre», «j’aimerais une vie meilleure», répètent les jeunes du quartier. Le manque de possibilités d’emploi dans cette région, dans un pays où la pauvreté atteint près de 30% de la population, a fait d’un travail décent le rêve le plus désiré. «Je préfère rester ici, mais j’ai du mal, des jours je n’ai aucun revenu», dit Rodás.

Il a commencé à travailler à l’âge de 13 ans et est passé, depuis, par le lavage d’auto, un atelier, un distributeur de bonbonnes de gaz et une boulangerie. Il vend du pain de porte en porte depuis quelques semaines. Pour gagner environ 120 dollars par mois, il quitte sa maison tous les jours à six heures du matin à bicyclette et passe dix heures dans la rue. «Nous sommes un peu mal. Je ne gagne que trois ou quatre dollars par jour et c’est à elle de manger», dit-il avec Griselda, sa fille de huit mois, dans ses bras. Bien qu’il ne veuille pas partir, les difficultés économiques ont fait persister dans sa famille l’idée d’émigrer. «L’un de mes objectifs futurs est de quitter ce pays», dit Cecilia Alemán, 17 ans. «Si je pouvais le faire légalement, je partirais, dit-elle, parce que je sens que je ne vais pas pouvoir vivre mieux.»

Le manque de possibilités n’est pas le seul problème des jeunes à Altavista, une colonie dortoir de 300’000 personnes à la périphérie de la capitale San Salvador. Dans ce quartier dortoir, les gens vivent dans des quartiers qu’ils appellent polygones, des ensembles de petites maisons blotties les unes contre les autres et entourées de barbelés, conçus à l’origine pour se protéger du crime. Sur les 48 polygones au total, la plupart ont une forte présence de gangs (maras) et certains sont complètement dominés par ces gangs. Là, ni les forces de sécurité ni personne d’autre que les maras ne veulent entrer, et la loi qui régit les changements dépend du groupe criminel qui domine.

Les menaces et la pression des gangs sont un autre facteur important qui pousse les gens à quitter le Salvador. «Personne ne part seulement à cause de la pauvreté, ils fuient les gangs», dit Alemán. Le pouvoir de ces bandes criminelles a marqué le mode de vie des jeunes, la musique qu’ils écoutent ou les vêtements qu’ils portent. «Ici, on ne peut pas choisir n’importe quelle couleur de vêtements ou n’importe quelle marque parce qu’ils vous identifient déjà à un groupe spécifique», explique Daniel, 19 ans, un résident de la colonie. «Dans ma famille depuis des années, nous ne pouvons inviter personne à la maison, parce qu’on dit qui entre [dans le quartier] et qui n’y entre pas», dit Maria, une adolescente de 14 ans qui vit dans un des polygones les plus dangereux.

«C’est une malédiction d’être jeune ici», dit un porte-parole du gouvernement de San Martín, l’une des trois municipalités qui composent Altavista, avec Ilopango et Tonacatepeque. Les hommes, explique-t-il, vivent coincés entre les gangs, qui cherchent à recruter, et la police, qui associe facilement les jeunes à la criminalité. La situation est encore pire pour eux parce qu’en vieillissant, ils deviennent, pour les gangs criminels, des sortes de «matériaux à échanger». Environ 4800 enfants de moins de 17 ans signalent chaque année des agressions sexuelles dans le pays, selon les données de l’Institut salvadorien pour le développement de la femme. «Je n’ai pas eu de problème grave, la seule chose qui m’est arrivée, c’est le harcèlement sexuel, mais rien de grave», dit Alemán innocemment.

L’organisation internationale Save the Children décrit la situation des jeunes Salvadoriens comme étant celle de ceux qui subissent «le feu croisé» entre bandes criminelles. Quelque chose de «comparable à une guerre». Le dernier rapport de l’ONG, présenté mardi dernier, met en garde contre les niveaux extrêmes de violence. En 2018, le pays d’Amérique centrale est devenu le quatrième pays au monde avec le plus de meurtres d’enfants de moins de 19 ans, derrière le Venezuela, la Colombie et le Honduras, atteignant presque 21 meurtres pour 100’000 habitants.

Les caravanes de migrants centraméricains qui ont commencé à être vues à la fin de l’année dernière reflétaient la gravité d’un phénomène qui se développait depuis des années. Rien qu’entre 2015 et 2017, plus de 50’000 personnes ont émigré d’El Salvador, selon les données des Nations Unies, principalement vers les Etats-Unis. «Si les gens partent, c’est parce qu’il y a plus d’opportunités là-bas qu’ici», dit Juan Carrasco, 17 ans. Le jeune homme, un résident d’Altavista, dit que lorsqu’il atteindra l’âge de la majorité, il ira vers le nord avec son frère aîné. «J’aimerais pouvoir aider ma famille à sortir de la pauvreté.»

Suite aux répercussions de la photo brutale d’Oscar et Valeria, le président salvadorien Nayib Bukele a admis la responsabilité du gouvernement dans l’émigration massive. «C’est de notre faute», a-t-il dit. Le président, qui a pris le pouvoir le 1er juin dernier, a également promis de travailler pour que «personne n’ait à fuir» El Salvador. Bien qu’il n’ait pas encore présenté de proposition concernant le manque d’emploi, il l’a fait dans le domaine de l’insécurité. La nouvelle administration a lancé le Plan de contrôle territorial, qui s’est traduit jusqu’à présent par une présence accrue des forces de sécurité et par des mesures visant à empêcher les membres des gangs de continuer à mener des activités criminelles depuis les prisons.

Alors que l’impact causé par la mort des Martínez se dissipe, les jeunes d’Altavista continuent d’être confrontés au dilemme entre la résistance à la violence et le chômage ou le choix de la route migratoire. Les risques de vivre sous le feu croisé des gangs ou les risques de traverser l’Amérique centrale et le Mexique sans avoir un projet assuré. «Je ne veux pas avoir à penser à prendre cette décision», dit Rodas. (Article publié dans El Pais, du 7 juillet 2019; traduction A l’Encontre)

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