France-reportage. «En Lorraine, ces 7 et 8 mars, quelque chose de nouveau s’y exprimait»

Par Karl Grünberg

En Lorraine, le mouvement contre la réforme des retraites est à l’image de toutes les régions en France. Mais en Lorraine, il anime une région où les blessures qu’a provoquées depuis quarante ans la fermeture de la sidérurgie, des mines et des nœuds ferroviaires ne sont toujours pas cicatrisées. Le patronat, l’Etat n’ont pas seulement cassé des outils de travail mais mutilé le mouvement ouvrier et la culture qu’il portait.

La dramaturgie journalistique les attendait, ces manifestations et ces grèves du 7 et 8 mars, ce «sixième acte» contre la réforme des retraites.

Le décompte en «actes» est une référence aux mobilisations des gilets jaunes, très présents en Lorraine sur les ronds-points de leurs petites villes, ces anciennes cités de la mine et de la sidérurgie. Leur souffle hante les cortèges: «On est là, on est là! Même si Macron ne le veut pas, nous on est là! Pour l’honneur des travailleurs et pour un monde meilleur! Même si Macron ne le veut pas, nous on est là!» Ce que la vie quotidienne oublie nourrit la mémoire des luttes. Le chant des gilets jaunes est né au printemps 2018 parmi les cheminots lyonnais en grève… contre la réforme, ferroviaire.

Jeudi 19 janvier, après trois ans d’absence, ils et elles étaient trente mille dans les rues de Lorraine, désertées depuis janvier 2020: la mobilisation et la Covid avaient eu raison de la première réforme macronienne des retraites. Le succès actuel impressionne. Depuis longtemps aucun mouvement n’avait connu pareille ampleur. Mardi 31 janvier, ils et elles sont 38’000 pour la deuxième vague. Spectaculaire, le renforcement est unanimement salué. Et ils sont encore plus de 20’000 le mardi 7 février. Le pouvoir ne bronche toujours pas. Quatre jours plus tard, samedi 11 février, rebelote, et les manifestations de salarié·e·s sont rares le samedi, 12’000 manifestant·e·s réaffirment leur volonté: le retrait de la réforme, leur dégoût et leur colère contre le pillage du service public et la ruine de leur cadre de vie.

Si leur force et l’opinion de l’immense majorité des citoyens et citoyennes n’érodent pas l’impassible président, la crédibilité de son gouvernement s’effrite. La pertinence des critiques s’impose: Borne-Dussopt & consorts mentent comme des arracheurs de dents. Cette réforme n’a pour seul but que de porter un coup fatal aux acquis sociaux. Une conscience nouvelle s’impose auprès de larges secteurs sociaux. Ils n’étaient pas des acquis, mais des conquis, par la lutte, et seule la lutte permettra de regagner le terrain perdu.

Selon le grand journal régional Le Républicain lorrain, mardi 7 mars: «trois millions et demi de personnes sont dans la rue et la contestation s’inscrit dans la durée», «A Metz, cinquante mille». Deux mille à Bar-le-Duc, 8000 à Epinal, 1000 à Longwy, près de 20’000 à Metz et 20’000 à Nancy, 500 à Toul, 1200 à Verdun, etc. Ces chiffres rappellent ceux des très grandes luttes passées, celles des années 1980, de 1995. Laurent Berger de la CFDT exulte: «on n’a pas vu autant de manifestants depuis 40 ans».

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Le 7 mars à 7 heures, piquet de grève devant le lycée Jean Zay à Jarny [1]. Jean Zay [du nom du ministre de l’Education nationale de 1936 à 1939, assassiné par la Milice en juin 1944] est un gros lycée, il emploie quelque 150 salarié·e·s et réunit les élèves de nombreuses communes. Nous nous retrouvons à 15 mobilisés par l’intersyndicale du lycée qui marche bien. Elle regroupe des enseignants de FO, de Sud et de la CGT. Avec nous, deux représentants de la mairie de Jarny, un parent d’élève.

L’immense majorité des lycéens sont restés chez eux, les bus scolaires ne roulant pas. Le lycée est vide. Seuls une douzaine d’enseignant·e·s sont bloqués par le piquet, la plupart ne sont pas venus. «Mais c’est difficile, entend-on dire, nous avons beaucoup perdu ces dernières années, avant nous réunissions plus de monde. Il y avait même des fédérations lycéennes ici, il y avait un groupe de la Jeunesse communiste. Maintenant, il n’y a plus personne.» Une dizaine de lycéens nous rejoignent, lisent tracts et banderole.

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A dix heures, nous nous retrouvons une vingtaine au local de la CGT-Cheminots, section «Jarny-Verdun et environs», pour faire le point, organiser en début d’après-midi le transport à la manifestation de Metz à une trentaine de kilomètres. Pas de jeunes, des quadragénaires et des anciens. Les cheminots votent la reconduite de la grève le 8 mars, comme une évidence et sans même en discuter.

Les interventions expriment crainte et résolution tout à la fois. Une évidence, pour qu’ils cèdent, il faut bloquer le pays, il faut la grève générale. Il faut y arriver, si nous ne voulons pas en prendre pour vingt ans. Le PCF annonce à Jarny un meeting contre le plan retraite de Macron pour le 20 mars. Un camarade de FO dit que c’est bien, mais que c’est loin. Un responsable local du Parti communiste souligne l’importance des grèves dans le privé: «il faut bloquer les boîtes pour que les patrons se rendent compte que la grève leur coûte cher et qu’ils nous rejoignent pour demander à leur tour le retrait de la réforme». D’autres intervenants savent que des artisans descendront le rideau pour participer au mouvement. Selon un camarade il faut préparer des actions pour la semaine prochaine, un autre le contredit: «Ah non c’est maintenant, c’est maintenant qu’il faut y aller, j’avais la boule au ventre, le 19 janvier, qu’on n’ait pas fait reconductible.» Puis il se corrige lui-même: «Mais c’est vrai qu’on aurait perdu des syndicats, c’était important de rester tous ensemble.» Et encore: «De toute façon il y en a qui vont commencer à négocier chacun dans son coin, des petits trucs.» L’atmosphère se veut pourtant confiante: «Non, pas cette fois, l’intersyndicale qu’on a, c’est unique.»

En conclusion, nous nous retrouverons le 8 mars au matin dans ce même local pour organiser la distribution de tracts sur le rond-point et appeler à la manifestation féministe à Metz.

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De petits groupes de collègues de ce genre, réunissant des adhérents de tous les syndicats, radicalisés par l’espoir et entravés par les échecs se retrouvent dans tous les villages. Seules quelques équipes syndicales, fortes des luttes qu’elles mènent là où existent de plus grosses entreprises tranchent, elles amènent de fortes délégations d’entreprises à la manifestation.

Et au soir du 8 mars les discussions avec les copains et copines rapportent des amertumes de l’intersyndicale à Metz: l’intersyndicale nationale n’y va pas assez fort pour engager la grève générale.

Dans les rangs de notre «gauche de gauche», «radicale» et anticapitaliste, souvent nous rappelons à juste titre la responsabilité des directions syndicales dans la désorganisation des luttes. On pourrait résumer sous forme d’interrogation cette réflexion qui flotte: ces directions que nous interpellons, ce ne sont pas seulement des personnes, ce sont des structures, c’est une culture. Et c’est cet obstacle qu’il faut surmonter. Comment mettre en pratique ce qu’on ne sait pas, ce qu’on n’a jamais su faire?

Les «dénoncer» ne fait pas échapper aux décennies de défaites qu’alourdissent le découragement, la désorganisation ou la sectarisation. Pourtant aujourd’hui, frappés par la brutalité et par l’intransigeance du pouvoir et de la classe dominante, par l’enrichissement démesuré dont elle se gave et la profondeur des misères qu’ils provoquent, de larges rangs de la classe laborieuse retrouvent le chemin de la «conscience de classe». C’est aussi que plusieurs percées lui ont ouvert la voie ces dernières années, hors des cadres traditionnels qui les ont représentés depuis un siècle: le mouvement des gilets jaunes en 2018-2019, le mise en question en été 2021 de la politique sanitaire du gouvernement, et, au printemps 2022, la mobilisation «électorale» qu’a suscitée la France insoumise à la présidentielle et pour les législatives, avec la NUPES. Et bien d’autres voies ont été tracées ces dernières années qui rejoignent cette marée montante: les mobilisations féministes, antiracistes, environnementales.

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A Metz, lundi 27 février, un meeting unitaire de la NUPES et du NPA, que présidait Charlotte Leduc, archéo-zoologue et jeune députée France insoumise de la circonscription, avait rassemblé environ 250 personnes. Quatre travailleurs/euses de la fonction publique ouvraient la soirée. Une AESH (Accompagnants d’Elèves en Situation de Handicap, personnel de l’Education nationale pour les enfants en difficulté), deux femmes médecins, un gardien de prison CGT.

Impressionnants témoignages. Toutes leurs vies s’y exprimaient et non pas seulement des revendications particulières, une révolte contre toutes les misères, et parmi elles, la contrainte de travailler en lésant les personnes dépendant d’elles [2].

Ces personnes exprimaient des exigences bien au-delà du retrait de la réforme des retraites, et leurs propos étaient compris par l’assemblée, et puissamment applaudis. Elles donnaient le ton à ce meeting unitaire de «toute la gauche», ainsi son axe était porté au cœur de la lutte des classes.

Julien Salingue, pour le NPA, était suivi par des orateurs et oratrices d’EELV, de Générations, de la FI, du PC, du PS et toutes s’engagent à préparer le blocage du pays, pour la retraite 60 ans et 37,5 annuités et dessinent une perspective de lutte beaucoup plus large.

Les appels à la manifestation du 7 mars qui appelaient à «Mettre la France à l’arrêt» exprimaient cette radicalité! Quand donc par le passé de telles foules qu’unissaient toutes les organisations syndicales et tous les partis de gauche avaient-elles appelé à occuper la rue pour la grève générale?

Ce 7 mars, à Metz, 13’000 manifestant·e·s, c’étaient tous les syndicats largement mobilisés, et souvent les tronçons étaient mélangés, des drapeaux des différentes organisations colorant les différents tronçons.

La fonction publique était dans la rue mais aussi de nombreux grévistes du privé. La manifestation disait la force de tant de petits groupes isolés! Les salariés de Stellantis-PSA [3] manifestaient contre la suppression programmée de 2000 emplois pour 2025. Au matin du 7, les syndicats avaient bloqué l’accès du site Arcelor-Mittal à Florange [4]. A l’appel de l’intersyndicale aucun camion ni aucun salarié n’ont pu pénétrer dans l’usine et les lignes de production étant à l’arrêt plus rien ne tournait. Des grévistes de l’usine ThyssenKrupp à Florange, de la centrale de Cattenom [5] et de l’usine Knauf ont rejoint le piquet avant que tous ne rejoignent la manifestation de Metz.

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Le 8 mars, nous nous retrouvons encore quelques milliers à Metz, à poursuivre l’action engagée la veille. Pour mémoire, il y a quatre ans, seules 200 manifestantes féministes s’étaient mobilisées pour les droits des femmes, contre les violences qui leur sont infligées et contre les féminicides. Le 8 mars, avec ces quelques milliers se retrouvaient pour la première fois pour la défense de cette cause tous les syndicats, en tronçons massifs, auxquels s’ajoutaient les militant·e·s de tous les partis et une forte mobilisation de la jeunesse avec les organisations de la gauche radicale. Et bien sûr cette seconde manifestation portait l’exigence du retrait de la réforme des retraites et était lourde de toutes les aspirations que nous voyons éclore depuis le 19 janvier: celles d’une société qui s’émancipe en restaurant ses écoles, ses hôpitaux, en enrichissant les droits sociaux, sociétaux et environnementaux.

Leur nombre ne suffit pas à caractériser les manifestations du 7 et du 8. Il faut souligner leur dynamisme, leur vigueur, leur chaleur. Quelque chose de nouveau s’y exprimait qui ne manquera pas de laisser des traces. (Article reçu le 9 mars 2023)

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[1] Jarny, 8190 habitants avait été une ville minière et un nœud ferroviaire, elle eut un maire PCF de 1965 à 1989, puis de nouveau un maire communiste depuis 2001.

[2] En préambule à un article de janvier 2019 par Tin Hinane publié sur ce site, il était souligné que ces voix qui «se dégagent […] font leurs les besoins sociaux et donc engagent une bataille pour des droits qu’il s’agit s’imposer. Car il n’existe pas une ontologie des «droits» en dehors des besoins qui se traduisent dans des affrontements sociaux effectifs et qui sont ressentis, donc qui affectent.»

[3] Stellantis: FIAT, Chrysler automobiles, Groupe PSA – Peugeot, plus de 400’000 salarié·e·s.

[4] ArcelorMittal, groupe sidérurgique mondial, a absorbé ce qui restait de la sidérurgie lorraine. Son siège social est au Luxembourg. En 2021, il est le deuxième plus important producteur d’acier au monde, avec 79,26 millions de tonnes produites. Il est classé 156e dans le classement 2016 Fortune Global 500 des plus grandes sociétés du monde. Né en 2006 de l’OPA de Mittal Steel Company sur Arcelor, financé par de grands emprunts internationaux, il est lancé depuis 2009 dans un grand programme de désinvestissement. En 2016, le groupe emploie 198 517 salariés, dont 41% en Europe.

[5] Centrale nucléaire en Moselle, l’une des quatre centrales nucléaires du Grand-Est. L’Autorité de sûreté nucléaire indique le jeudi 9 mars qu’une fissure a été découverte sur une tuyauterie du réacteur 3 de la centrale nucléaire. Cette unité est à l’arrêt depuis un an à cause du phénomène de corrosion sous contrainte.

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