France. «Interpeller pour prévenir»

(Capture d’écran d’une vidéo de la BBC)

Par Emmanuel Fantsen
et Julie Brafman

C’est un chiffre record, vertigineux même: près de 2000 arrestations dans toute la France, dont plus de la moitié à Paris. Pour éviter le chaos samedi 8 décembre, le gouvernement a opté pour une stratégie préventive, à savoir des interpellations tous azimuts. Dans la capitale, avant même d’avoir pu rejoindre le mouvement, des centaines de manifestants étaient arrêtées par les forces de l’ordre. A tel point que le compteur s’est très vite emballé: à 11 heures, alors même qu’aucun incident n’avait encore éclaté, près de 500 gilets jaunes étaient déjà embarqués.

• Volte-face. Cette fois, pour ne pas se laisser déborder, les forces de l’ordre se sont livrées à un sérieux écrémage des manifestants. Dans une circulaire signée par la nouvelle Directrice des affaires criminelles et des grâces (DACG), Catherine Pignon, envoyée à tous les procureurs de France jeudi, il est précisé que: «le ministre de l’Intérieur [Christophe Castaner depuis le 16 octobre 2018] a demandé aux préfets de développer des contrôles sur les axes structurants de leurs départements (péages notamment) et de prendre toute mesure limitant l’achat et le transport d’acide, de carburant, d’artifices, d’alcools, de produits inflammables ou chimiques susceptibles d’être utilisés par d’éventuels fauteurs de trouble à l’ordre public». Et de stipuler plus loin que pour «donner son plein effet à ces mesures administratives […], la mise en œuvre de contrôles d’identité ainsi que des visites de véhicules et de fouilles de bagages s’avèrent nécessaires».

Alors, durant une période donnée et sur réquisitions écrites du procureur de la République (comme le prévoit l’article 78-2-2 du code de procédure pénale), les forces de l’ordre ont pu passer au peigne fin sacs et voitures. En l’occurrence, les réquisitions étaient assez larges puisqu’elles concernaient «les abords des gares ferroviaires et routières de départ vers Paris, les stations de péage autoroutier positionnées sur des axes desservant Paris et les trains à destination de Paris». Avec pour objectif de rechercher des armes, ainsi que des produits incendiaires ou explosifs. Dimanche soir, le nouveau procureur de Paris, Rémy Heitz [entré en fonction le 16 novembre 2018], a détaillé une partie de l’attirail retrouvé au cours de ces fouilles: couteaux, [quelques] boules de pétanque, billes d’acier, marteaux, etc.

Le coup de filet a donc commencé bien en amont. Dès le vendredi, la ministre de la Justice, Nicole Belloubet, déclarait sur le plateau de BFM TV: «Nous avons pris un certain nombre de dispositions préventives, nous cherchons absolument à éviter les violences et les heurts. Sur la base de dispositions du code de procédure pénale, il y a quelques interpellations qui ont été lancées par le procureur, une dizaine, une vingtaine.»

Volte-face lexicale dimanche sur France Info et France Inter: «Le terme “interpellations préventives” n’est pas justifié, a déclaré Belloubet. En revanche, les interpellations qui ont eu lieu hier, et qui ont donné lieu à des placements en garde à vue, résultent d’infractions.» L’essentiel des arrestations a en effet eu lieu dans la journée de samedi, avec une frénésie de gardes à vue pour «participation à un groupement formé en vue de commettre des violences ou des dégradations».

Cette «infraction obstacle» est née sous l’égide de la droite avec la loi du 2 mars 2010 renforçant la lutte contre les violences de groupe et la protection des personnes chargées d’une mission de service public. Il s’agit de pouvoir réprimer des comportements considérés comme des actes préparatoires à la commission d’une infraction mais qui ne tiennent pas dans la tentative, laquelle demande un commencement d’exécution. Décriée non seulement comme entrave au droit à manifester mais également pour ses contours flous (à mi-chemin entre le délit d’«association de malfaiteurs» et d’«attroupement»), cette infraction concernait déjà la plupart des gilets jaunes jugés en comparution immédiate après le 1er décembre.

• «Justice prédictive». Elle apparaît aussi comme le signe d’une justice de plus en plus prédictive. Une philosophie définie clairement dans la circulaire de la DACG: la détention d’objets de nature licite (comme des boules de pétanque, des boulons, des lunettes de piscine, des aérosols…) «cumulée avec des indices d’un déplacement pour une manifestation peut être analysée comme une raison plausible justifiant une mesure de garde à vue au cours de laquelle pourront être réalisés des actes d’investigations permettant de caractériser l’infraction de participation à un groupement en vue de la préparation de violences ou destructions, spécialement la vérification des données sur un portable matérialisant un rendez-vous sur une manifestation».

Autrement dit: le seul fait d’être en situation d’utiliser «une arme par destination» dans ce contexte crée le délit. Dimanche, le parquet de Paris a annoncé que 120 personnes avaient été déférées. A partir de ce lundi, les gilets jaunes de l’acte IV commenceront à être jugés en comparution immédiate. Le procureur a déjà esquissé leur typologie. En majorité des hommes de moins de 40 ans, sans antécédent judiciaire, venus de différentes régions de France. Mais aussi des «profils plus marqués», liés à l’ultradroite ou à l’ultragauche. En fin de soirée, les interpellations ont surtout visé des hommes plus jeunes, souvent mineurs, «mobilisés par la volonté de piller». Une partie d’entre eux sera jugée dès ce lundi à Paris, mais aussi dans les tribunaux de Nanterre, Bobigny et Créteil. (Article publié dans Libération, mis en ligne le 9 décembre 2018 à 20h16)

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