Par Olivier Besancenot
«Des idées et des actes. C’est ainsi que se résume ce nouveau rendez-vous de l’Obs. Avec des écrivains, des chercheurs, des citoyens engagés, des expériences locales, nous allons donner à voir une gauche européenne qui se cherche, le plus souvent hors des partis. Aujourd’hui, dans une tribune, Olivier Besancenot, ancien candidat à la présidentielle et figure du NPA, partisan revendiqué de la liberté de circulation et d’installation, appelle la gauche à assumer le débat sur les migrants, à défendre ses valeurs et son histoire. Il répond notamment à Jean-Luc Mélenchon, qui, le 25 août à Marseille, avait lancé «honte à ceux qui organisent l’immigration par les traités de libre-échange et qui l’utilisent ensuite pour faire pression sur les salaires».
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L’approche politique de l’immigration fait aujourd’hui débat au sein de la gauche de la gauche. Cette discussion, si elle n’est pas nouvelle dans les rangs du mouvement ouvrier, prend une tournure singulière à l’heure où, aux quatre coins du monde, nos sociétés sont secouées par de profonds bouleversements politiques, illustrant une nouvelle phase de la crise de la mondialisation capitaliste et suscitant une poussée mondiale des mouvements et partis d’extrême droite.
Ce débat engendre les plus vives réactions et de nombreuses incompréhensions mutuelles, tant il nous tient à cœur et relève, pour beaucoup d’entre nous, de fondamentaux politiques qui ont marqué nos engagements militants. Bien que douloureuse, cette discussion doit avoir lieu. Les petites phrases à double lecture, savamment médiatisées, ne pourront jamais se substituer à la confrontation d’idées. Les changements d’orientation sur cette question ne sauraient s’opérer à bas bruit.
Qui a ouvert la boîte de Pandore?
A ceux qui accusent les partisans de la liberté de circulation et d’installation – dont je suis – de faire trop de bruit sur ce sujet depuis la rentrée au point de participer à ne faire des prochaines élections européennes qu’un référendum sur l’immigration – «jouant ainsi le jeu» du Front National – en reléguant les questions sociales au second plan, je voudrais dire fraternellement deux choses. Qui, dans les rangs de la gauche, a décidé de donner de la visibilité à cette question? Ceux qui ont sciemment décidé de donner le change en modulant leurs discours, en bazardant les répertoires idéologiques et en brouillant les positionnements politiques en la matière? La toute récente organisation de Madame Wagenknecht en Allemagne, qui dit vouloir en finir avec «la bonne conscience de la gauche sur la culture de l’accueil»? Djordje Kuzmanovic, ex-conseiller de Jean-Luc Mélenchon, qui propose d’«assécher les flux migratoires»? Ou bien les initiateurs du «Manifeste pour l’accueil des migrants» par Regards [publication dirigée par Clémentaine Autain, élue de la France Insoumise], Mediapart et Politis, manifeste qui n’a fait que coucher sur le papier le rappel basique de ce qui constituait il y a encore peu le patrimoine génétique prédéterminant de notre ADN commun?
De cette boîte de Pandore ne pouvaient sortir que des maux. Et si nos réactions vous paraissent prévisibles, dites-vous bien que les vôtres étaient bien plus attendues encore par les tenants de l’ordre établi, voire inespérées pour ceux que l’on trouve le plus à droite sur l’échiquier politique… Mettons-nous donc d’accord définitivement pour dire qu’il ne s’agit pas d’évoluer dans une cour de récréation, en cherchant à savoir qui a commencé, car l’enjeu est trop important.
Je voudrais donc préciser ceci puisque la question est dorénavant, et de toutes les manières, posée, il faut alors y répondre. Pour ma part, je milite pour le faire sans ambiguïté, en cessant de m’excuser d’être encore, toujours, malgré tout, pour la liberté d’installation. En ajoutant, au passage, que reprocher à ceux qui «campent» sur ces positions de vouloir, par là même, faire taire les questions sociales, revient à nous faire un bien mauvais procès. De la chemise arrachée d’Air France [en octobre 2015, à Roissy, le directeur de l’activité long courrier de la compagnie aérienne Pierre Plissonnier et du DRH Xavier Broseta ont escaladé une barrière, lors d’une grève du personnel, au prix d’une «chemise déchirée» ; cet «incident» a donné lieu à la condamnation, à tonalité exemplaire pour le patronat, de plusieurs délégués syndicaux], jusqu’aux ouvriers de Ford [fermeture de l’usine de Blanquefort dans la Gironde dans laquelle le militant du NPA, Philippe Poutou est une des animateurs du syndicat], des postiers [du département 92, en grève de longue durée contre le licenciement d’un militant syndical: Gaël Quirante] jusqu’aux hospitaliers, des précaires jusqu’aux retraités, des chômeurs jusqu’aux étudiants, des ZAD [Zone à défendre] jusqu’aux droits des femmes, je ne me souviens pas avoir parlé moins distinctement, sur aucun de ces dossiers, qu’à propos des migrants.
Une grille d’explication erronée et dangereuse
Y répondre, cela signifie le faire clairement, sans rien concéder aux fausses idées véhiculées par l’air du temps. Il y aurait de multiples aspects à approfondir (la nature des mouvements migratoires, leurs causes, leurs projections possibles, etc.). A ce stade d’une discussion qui ne fait que commencer, je voudrais souligner un point d’analyse qui pollue selon moi nos échanges, dans l’espoir que ces derniers ne virent pas au dialogue de sourds cette idée qui associe, directement ou indirectement, l’immigration à la baisse des acquis sociaux pour les travailleurs «nationaux». Cette corrélation, même lorsqu’elle est effectuée au titre de «l’instrumentalisation» patronale, n’est pas la réalité. La répéter en boucle ne suffit pas à la charger de véracité. D’abord parce que, comme le rappelle le démographe François Héran, en France, les raisons contemporaines de l’immigration ne sont pas à trouver en priorité dans la recherche de travail. Nous ne sommes pas, aujourd’hui, dans la configuration de ces mouvements migratoires décidés après-guerre par l’Etat et les classes dirigeantes françaises dans l’espoir de faire effectuer à une main-d’œuvre bon marché une multitude de tâches ingrates. Celles et ceux qui postulent désormais à l’immigration l’effectuent bien plus au titre de droits élémentaires et fondamentaux (d’asile, de refuge, de regroupement familial…) pour lesquels nous nous sommes battus ensemble durant les années 1970 et 1980. Un des aspects pour le moins notable étant qu’aujourd’hui, un migrant sur deux est une femme, que l’espoir d’un avenir meilleur pousse sur les routes de la migration, pourtant fort dangereuses pour elles…
De plus, le grand patronat n’est pas en «faveur de l’immigration» en tout lieu et en tout temps. Il ne l’est que lorsqu’il en a besoin. Si ce n’est plus le cas, l’histoire nous enseigne qu’il s’accommode volontiers de son expulsion, manu militari le cas échéant. Et lorsqu’il se sert de la main-d’œuvre immigrée, il le fait pour ce qu’il en attend expressément, c’est-à-dire une exploitation rentable et immédiate, bien plus que dans l’optique idéologique d’exercer une quelconque concurrence entre travailleurs entraînant mécaniquement une baisse des salaires.
D’ailleurs, rien ne prouve, tant s’en faut, que durant les Trente Glorieuses, tandis que ce type d’immigration économique était suscité, la tension contre les salaires était plus forte qu’aujourd’hui. Dans le capitalisme mondialisé, la règle d’or de l’économie de marché n’a pas changé : c’est encore le capital, et non l’immigration – même «instrumentalisée» –, qui fait pression sur les salaires des travailleurs français ou étrangers.
Reprendre à son compte une grille d’explication erronée et porteuse de toutes les dérives possibles place d’emblée celui qui s’y essaie sur les sentiers d’une impasse idéologique. Dans cette voie sans issue, balisée par avance par les tenants de la «priorité nationale», le «nouveau passant» se verra harcelé par une foule de marcheurs mal intentionnés qui le sommeront de dérouler son raisonnement jusqu’au bout de sa logique immanente… Par ailleurs, ce type de raisonnement faussement logique escamote l’analyse de la dégradation du rapport de force social et idéologique, et nous empêche de discuter des voies et des moyens pour la contrebalancer en s’appuyant sur toute la diversité de notre camp en termes de genre, d’origine ou de trajectoire.
Le mouvement ouvrier a su évoluer
Ce type de débat a déjà tiraillé le mouvement ouvrier à la fin du XIXe siècle. Jules Guesde ou Jean Jaurès – qui a le mérite d’avoir profondément évolué sur cette question avant d’être assassiné [le 31 juillet 1914, à Paris] – ainsi que de nombreux dirigeants du mouvement ouvrier auxquels nous nous référons pourtant aujourd’hui ont tenu des propos que l’on ne saurait endosser de nos jours, mais qu’on ne saurait non plus déconnecter du contexte de l’époque où ils étaient tenus.
A quelques exceptions près, les marxistes de toute obédience, comme bien des anarchistes aussi, pensaient le monde autour d’un centre qui était les pays où ils évoluaient. Beaucoup pensaient les colonisés comme des objets politiques à «éclairer» bien plus que comme des sujets à part entière. D’aucuns diront que la période voulait probablement cela. Soit. Mais, comment pourrions-nous, au XXIe siècle, barrer d’un trait l’existence du siècle politique qui nous sépare d’eux? Comment imaginer que le XXe siècle, ses révolutions, ses luttes de libération nationale, ses combats anticolonialistes – auxquels nous nous référons tout autant – ne fut qu’une parenthèse?
Frantz Fanon, militant martiniquais qui a participé à la révolution algérienne, aimait rappeler que l’Europe, par sa politique de pillage des richesses, d’esclavagisme, de colonialisme, était, au sens premier du terme, une «construction des pays du tiers-monde». Que dire alors des politiques occidentales actuelles – avec au premier rang celle de la France – en Afrique, au Moyen-Orient? Pourquoi devrions-nous taire le chaos économique, politique, militaire, et les guerres suscitées par ces ingérences, motivées par l’appât du gain et la soif de domination politique, qui sont la cause du déplacement de la plupart de ces migrants qui fuient l’enfer? Je ne souhaite à aucun des détracteurs de la liberté d’installation d’avoir à subir durant son existence de tels bouleversements ou à endurer ces affres qui viennent d’ailleurs et qui vous poussent légitimement à partir.
Le mouvement ouvrier a su évoluer sur ces questions, et c’est une chance, car aucune pensée qui se réclame de l’émancipation n’est figée. Elle s’enrichit des expériences concrètes auxquelles elle apprend à se référer avec l’aide du temps. Pour mémoire, n’oublions pas qu’au début du XXe siècle, des pans entiers du mouvement politique et syndical n’envisageaient le travail des femmes que comme un outil de concurrence déloyale au sein de la classe ouvrière et s’y opposaient pour cette raison. «Pour leur plus grand bien», cela va sans dire… Viendrait-il aujourd’hui à l’idée de quelqu’un, après le mouvement des femmes, d’«assécher» le travail des femmes ?
Notre discussion aura lieu. Elle a débuté. Assumons-la, même si elle doit être parfois houleuse. Elle sera d’autant plus apaisée que nous la bâtirons sur la base de notre pratique commune, à travers ces nombreux combats où nous retrouvons côte à côte pour nous opposer aux dégâts des politiques xénophobes en cours : travailleurs sans-papiers, accueil de l’Aquarius, expulsions de campements de migrants, mineurs isolés… Personne ne détient de label certifié en matière de solidarité. Moi pas plus que les autres. Et j’ai le plus profond respect pour tous ces militant·e·s, quelle que soit leur obédience, qui ne comptent ni leur temps ni leur énergie sur l’ensemble de ces fronts.
Dès lors, ma (dernière) question est la suivante : pourquoi devrions-nous maintenant restreindre nos combats communs à la seule lutte contre l’urgence engendrée par cette situation, en renonçant à dénoncer d’une même voix les causes profondes de cette offensive globale qui veut faire de l’immigré·e un bouc émissaire?
Salutations internationalistes! Olivier Besancenot (Tribune publiée le 14 octobre 2018)
Olivier Besancenot, facteur de profession, est membre du Nouveau parti anticapitaliste (NPA, ex-Ligue communiste révolutionnaire). Il fut candidat à la présidentielle en 2002 et en 2007.
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