Par Jaime Pastor
Le débat qui s’est ouvert dans Podemos autour de la nécessité d’une candidature d’unité populaire et de rupture en perspective des prochaines – et peut-être anticipées – élections générales [prévues en novembre 2015] se déroule dans le cadre d’une scène européenne qui arrive à son moment de plus grande tension, en particulier avec la crise grecque. Sans aucun doute, de son dénouement, dans un sens ou l’autre, dépendra également qu’augmentent ou diminuent les attentes de «changement», non seulement en Grèce mais aussi dans l’Etat espagnol et l’eurozone. Le transfert, dans ce dénouement, du conflit à une échelle supérieure – au moins pour ce qui a trait aux pays du sud – est fondamental pour avoir une quelconque garantie de succès, même si elle n’est que partielle et temporaire.
Par conséquent, prendre en charge actuellement la solidarité avec le peuple grec face à l’humiliation qu’entendent lui imposer Merkel et compagnie est notre premier devoir si nous voulons imposer une sortie auti-austéritaire [mot composé d’austérité et d’autoritaire] et démocratique face au despotisme oligarchique qui, avec son rejet de l’appel à un référendum [pour le 5 juillet], veut s’installer définitivement en Europe.
Dans notre cas [Etat espagnol], les choses sont également très claires avec: les récentes «recommandations» du Fonds monétaire international (facilitation des licenciements et «ajustements salariaux», hausse de la TVA, participation aux coûts des soins et de l’éducation…); les coupes annoncées par le gouvernement de Mariano Rajoy pour les prochains budgets (souvenons-nous que les dépenses publiques continuent à se situer 5% en dessous de la moyenne de l’Union européenne); ou avec les menaces que le ministre [des finances] Cristobal Montoro a déjà adressées aux nouveaux gouvernements des communautés autonomes et des municipalités [issus des élections du 24 mai] s’ils ne remplissent pas les conditions des lois restrictives sur «l’équilibre budgétaire», liées à l’article 135 [1] de la Constitution et au Pacte budgétaire de l’eurozone.
Pendant ce temps, nous nous trouvons toujours «à la tête» d’un grand nombre de logements vides et, malgré la «récupération économique» ainsi que la manipulation statistique, le taux de chômage diminue à peine tandis qu’augmente la précarisation et s’approfondit la brèche salariale au sein même de la classe laborieuse.
S’ajoutent à tout cela, pour souligner seulement quelques mesures parmi les plus graves, de nouvelles attaques contre les libertés: comme la Loi de sécurité citoyenne [dite loi muselière, qui restreint fortement les libertés publiques et le droit de manifester]; la réforme du Code pénal à partir du 1er juillet; ainsi que l’approbation probable, à partir du 16 juillet, par le Parlement, du nouvel accord avec les Etats-Unis sur la base de Morón [l’une des quatre bases cédées aux Etats-Unis par Franco en 1953]. Cette dernière se transforme en véritable «joyau caché» – comme décrite par un journal électronique pro-gouvernemental [ici la source, qui mérite le coup d’œil] – du déploiement militaire du Pentagone qui, de manière toujours plus agressive, développe sa «nouvelle» géopolitique mondiale (en particulier en Afrique), ce qui implique une plus grande insécurité interne. Ce n’est pas un hasard si Rajoy, avec la complicité du PSOE, réalise ses discussions avec la plus grande discrétion possible.
Comme toujours, le «poing de fer» impérial accompagne le «poing de velours» des nouveaux traités «commerciaux» pour dominer le monde, à l’instar de celui que négocient les Etats-Unis et l’Union européenne, connu par ses initiales TTIP [traité Partenariat transatlantique pour le commerce et l’investissement, voir sur ce site l’article de Michel Husson], lequel, heureusement, commence à sortir du secret dans lequel on souhaitait le maintenir. Il commence à être mis en question dans des pays clés comme l’Allemagne. Un traité qui, s’il était adopté, confirmerait, en outre, la cécité déjà traditionnelle de ce turbocapitalisme face au changement climatique tel qu’il a été, enfin, dénoncé par le pape François et tel qu’il a été également débattu et contesté lors des deuxièmes rencontres internationales écosocialistes qui se sont récemment tenues à Madrid.
Il y a de puissantes raisons pour que nous soyons, dès lors, en premières lignes de la désaffection croissante envers cette «démocratie» et l’Union européenne (UE), comme le reconnaît le récent Rapport de la fondation Alternativas [proche du PSOE] ainsi que l’enquête sociale européenne. Il n’est donc pas surprenant que les commémorations du 30e anniversaire de l’entrée en «Europe» se soient passées sans infamie et sans gloire. Parce que cette «Europe», qui ne parvient même pas à s’unir pour recevoir plusieurs dizaines de milliers de personnes fuyant la famine et les guerres, est passée définitivement du «rêve» pour devenir un cauchemar permanent.
Une pluralité d’acteurs
Par conséquent, l’aspiration à l’unité populaire ne peut être dissociée de l’horizon de rupture qui a fait naître Podemos et qui oblige à ne pas se limiter à proposer des programmes de gouvernement qui renoncent à cet objectif ou qui prétendent restreindre les critiques adressées aux «régimes de 1978», comme il en ressort des déclarations de certains de ses dirigeants. Démocratie face à la dettocratie, blindage des droits sociaux et des biens communs, la souveraineté des peuples et processus constituant (également, par conséquent, un processus propre à la Catalogne) sur la voie d’une autre Europe et un autre projet civilisateur, cela continue à être des idées forces capables de coaguler une nouvelle majorité sociale indignée bien que, peut-être, les rythmes de construction d’une nouvelle hégémonie ne soient pas aussi rapides que nous le souhaitions.
En parallèle de ce pari en faveur d’un «changement» qui ne soit pas uniquement une simple pièce de «rechange» du bipartisme dominant [PSOE – PP] – suite au changement historique vécu lors des élections municipales [du 24 mai] et, bien que de manière plus limitée, lors des élections autonomes – la leçon qui semble toujours plus partagée est la suivante: s’est amplifié le bloc des secteurs sociaux et politiques qui veulent «prendre d’assaut les institutions» pour «gagner» et jeter les bases d’une nouvelle politique, tant dans son contenu que dans ses formes.
Cette pluralité des acteurs a été reconnue par des dirigeants de Podemos, plus sur le plan politique que social, dans des «milieux» tels que le catalan, le valencien, le galicien ou celui des îles Baléares. Toutefois, il est encore loin d’être abouti dans d’autres régions. Parce qu’il est certain qu’à l’échelle de l’Etat on ne peut imaginer d’autres forces que Podemos comme principal référant pour la constitution d’une candidature, mais il est également vrai qu’il y a beaucoup de personnes qui ne se reconnaissent pas dans cette formation et qu’à d’autres échelles – celui de la communauté ou de la province – souhaitent faire partie de sa construction, tant sur le plan programmatique que dans ses listes électorales.
A cela s’ajoute le fait que Podemos n’est déjà plus la formation toute nouvelle qu’elle était en janvier 2014: elle a déjà parcouru un chemin fait de succès notables – comme lors des élections européennes [25 mai 2014, lorsque Podemos avec près de 8% des voix a obtenu 5 eurodéputés] – mais également d’amertume interne provoquée par l’option choisie: d’un modèle de parti conventionnel, centralisé, avec des processus de bureaucratisation; de craintes déjà évidentes pour le débat interne; une formation excessivement fondée sur un leadership qui, selon une opinion assez répandue, a perdu de sa «fraîcheur» d’autrefois pour se montrer toujours plus autiste devant ce qui se passe en dehors de ses bureaux et de son entourage le plus proche. On ne peut non plus être dès lors surpris de la baisse notable de participation sur les réseaux sociaux au cours des derniers mois, pour ne pas parler de la quantité de cercles qui ont perdu l’enthousiasme avec lequel ils sont nés.
Le débordement créatif
Il serait alors bien de se souvenir, avec Tomás R. Villasante, que «les leaderships des réseaux (tissus) humains le sont parce qu’ils savent écouter tout type de rumeurs, et lorsqu’ils perdent la capacité d’être en contact avec la rue ils finissent par s’isoler et que d’autres apparaissent à leur place. C’est pour cela que pour les pouvoirs sont importants les “espions”, ou les sociologues, les souffleurs ou tout type d’informations quotidiennes sur dans quelle direction se développent les processus [2].» Dans ce cas, nous pourrions dire que le leadership de Podemos court le risque de vivre dans une dissonance cognitive qui résiste à reconnaître que ce qui a été approuvé à Vistalegre [3] bien qu’alors déjà critiquable, il s’agissait d’une réalité distincte de celle qui, depuis le 24 mai et face à la pression à l’unité populaire, se définit en ce moment. Les manifestes et articles qui surgissent dans le but d’ébaucher un autre chemin ne sont qu’un pâle reflet de ce qui semble se produire à la base et non seulement parmi les militants. Dépasser cette tension entre l’ancienne et la nouvelle phase exige de ne pas faire «table rase» des succès obtenus, mais il est bel et bien nécessaire de reformuler le projet «gagnant».
Penser qu’il est possible de répondre à cette nouvelle réalité en cherchant simplement des dirigeants au sein de la société civile, dans les mouvements sociaux, dans la magistrature ou… dans les entreprises [conférence de presse de Pablo Iglesias le samedi 27 juin], ou même dans des partis comme Izquierda Unida, pour les coopter dans une liste à la tête de laquelle figurerait Pablo Iglesias, serait une erreur. Certes, il est évident que manquent des leaderships dans lesquels on puisse se reconnaître et s’identifier pour la construction d’une volonté collective en faveur du changement. Mais il est aussi clair que sans pluralité politique et sans ancrage territorial des candidatures, il ne sera pas possible d’aboutir à ce que la bataille pour l’hégémonie et un «nouveau sens commun» se reflètent dans l’auto-organisation et un pouvoir social et populaire, seules garanties de transformer en victoires ce qui est conquis sur le plan institutionnel, ainsi que nous le voyons déjà avec le harcèlement dont souffrent les nouvelles municipalités. Afin d’atteindre tout cela, il faudra chercher des formes plus ouvertes et participatives au sein de Podemos, mais aussi d’autres vers l’extérieur, sans patriotisme de «marque» [de logo] et sans arrogance.
Malgré tout, l’une des constatations clés pour savoir jusqu’à quel point la direction de Podemos aura pris note et aura été capable de «lire», ou non, ce qui s’est déroulé dans un grand nombre de villes et de villages au cours de la récente campagne électorale réside dans ce que mentionnait Diego Pacheco dans un article récent [4]: l’existence d’une pluralité enrichissante dans et à l’extérieur de Podemos ne sera pas reconnue avec le système des primaires avec des «listes fermées» (employées jusqu’ici) et, apparemment, système qui se basera en outre sur une circonscription unique, selon ce qu’a proposé le Conseil citoyen étatique de samedi dernier 27 juin [5]. S’il en allait effectivement ainsi, nous nous trouverions face à un énorme obstacle pour faire de Podemos le moteur principal du changement au cours des prochains mois.
Parce qu’avec ce «modèle», la direction de Podemos montrerait non seulement de la crainte vis-à-vis de la pluralité en son sein, mais également une incapacité pour confluer avec ce qui existe en dehors d’elle-même. Cela avec pour objectif de forger un projet supérieur qui, dans le meilleur des sens, intègre ce qui s’est passé dans certaines villes lors des municipale. Un projet qui nous déborde de manière créative, engendrant cet «enthousiasme» qui se produit dans les moments d’effervescence collective.
Si cette proposition aboutissait, un contraste se produirait en outre avec ce qui se réalise dans des régions comme la Catalogne, par exemple (avec l’émergence d’une possible «Catalunya en Comù» [à l’instar de la liste Barcelona en Comù qui a permis à Ada Colau d’accéder à la mairie de cette dernière ville] et de ce qui pourrait se produire ailleurs.
Souvenons-nous que le débat qui précédait l’irruption de Podemos tournait autour de la nécessité d’un «outil politico-électoral» à même de dépasser le blocage institutionnel et de rendre viable un projet de rupture. Il s’agit désormais de voir si Podemos passe l’épreuve qui consiste à savoir si elle continue à être l’outil adéquat ou, au contraire, au nom d’une «transversalité» mal comprise et à partir d’en haut, son équipe dirigeante s’autonomise au point où, comme cela s’est déjà passé tant de fois dans l’histoire, elle génère ses propres intérêts au sein d’une logique de compétition électorale qui pourrait donner lieu à une «révolution passive», mais non à la «révolution démocratique» initiée le 24 mai dernier.
En résumé, ne craignons pas les «débordements créatifs», notre propre dépassement par d’autres outils meilleurs, dans lesquels nous pourrions nous reconnaître sans renoncer à l’identité de chacun et, de cette manière, et dans ce sens non pas additionner mais plutôt de multiplier les forces disposées à «gagner».
Enfin, n’oublions pas que notre responsabilité d’unir nos forces avec le peuple grec en vue de la confrontation, ouverte déjà de façon définitive, avec les intérêts dominants de la zone euro est aujourd’hui majeure (Traduction A L’Encontre, publié le 29 juin sur le site VientoSur.info; Jaime Pastor est rédacteur responsable de Viento Sur)
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[1] Adopté rapidement en août 2011, alors que le PSOE était au pouvoir, grâce à un accord avec le PP. C’est l’une des deux seules modifications apportées à la Constitution depuis 1978, elle impose comme priorité constitutionnelle le paiement de la dette. A ce propos voir l’entretien en deux parties de Gerardo Pisarello publié sur ce site, ici et ici (Réd. A l’Encontre).
[2] Tomás R. Villasante, Redes de vida desbordantes, Madrid, Catarata, 2014, p. 183.
[3] Assemblée de fondation de Podemos comme organisation structurée qui s’est tenue à Madrid en octobre 2014; a été adopté le principe des listes fermées, du centralisme autour du noyau dirigeant de Pablo Iglesias (qui a menacé de démissionner s’il n’était pas élu) et qui a ouvert la voie à un programme plus fade. (Réd. A l’Encontre)
[4] Diego Pacheco, “Invitación al desborde”, http://www.vientosur.info/spip.php?…
[5] Une primaire générale sera organisée et, en fonction des résultats, les candidats choisiront dans laquelle des 52 circonscriptions ils se présenteront. Des «espaces» pourront être laissés libres pour permettre l’inclusion de «personnalités» (Pablo Iglesias a réalisé récemment un entretien avec le Baltazar Garzon et souhaite inclure des magistrats et des entrepreneurs comme le dit cet article) ou de forces autres que Podemos dans différentes régions. Outre une mesure centralisatrice et antidémocratique, le but est d’exercer un contrôle strict des éventuels processus de forces convergentes identiques à ceux qui ont présidé à des listes pour les municipales, souvent en dehors de Podemos, (Madrid, Barcelone, par exemple) ou les élections autonomes (Valence, Galicie, etc.) (Réd. A l’Encontre)
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