Par Michel Husson
Les fondateurs de la science statistique étaient tous, peu ou prou, animés par une idéologie eugéniste, voire raciste. Ce constat est indéniable, même s’il est rarement mentionné. Il ne s’agit pas ici de soutenir que les outils statistiques, couramment utilisés aujourd’hui [1], seraient intrinsèquement biaisés, mais de montrer comment ils ont servi à donner un vernis scientifique aux thèses eugénistes.
Vilfredo Pareto
Vilfredo Pareto est connu pour une loi de répartition des revenus selon laquelle les 20 % les plus riches possèdent 80 % de la richesse. Ce résultat repose sur un travail empirique consistant à observer le nombre de personnes N dont le revenu est supérieur à un niveau x [2] : il trouve une liaison empirique de la forme N = A/xa, où A et a sont des constantes. La part des personnes dont le revenu est supérieur à un certain seuil est inversement proportionnelle à ce seuil élevé à une certaine puissance.
En réalité, les observations de Pareto ne l’autorisaient pas à en déduire l’idée que la répartition des revenus devrait tendre vers une distribution à peu près invariante Mais cette extrapolation indue lui servait à montrer l’inefficacité de toute politique de redistribution. Il écrit par exemple que « si l’on réduisait à 4800 marks les revenus qui sont plus élevés, et que l’on distribuât la différence aux personnes qui ont moins de 4800 marks de revenu, chacune d’elles ne recevrait qu’une centaine de marks (…) Dès lors, on voit que, même en mettant les choses pour le mieux, l’avantage que peuvent avoir les pauvres est absolument insignifiant ». Quant au « socialisme d’Etat (…) ses effets économiques se réduisent à un gaspillage de richesse, et, par là, il empire les conditions du peuple au lieu de les améliorer » (p. 328). Plus loin, dans la grande tradition de stigmatisation des pauvres, il affirme qui « la taxe des pauvres est un fort mauvais impôt, car elle grève le travailleur pour aider le plus souvent le fainéant [3] » (p. 343).
Cette vision conservatrice s’accorde bien à la sociologie réactionnaire de Pareto, qui sera d’ailleurs une source d’inspiration pour les idéologues fascistes. Pareto pense en effet que « l’histoire des sociétés humaines est, en grande partie, l’histoire de la succession des aristocraties. » Et c’est la sélection qui rend possible cette succession ; sans son intervention, « toutes les races d’êtres vivants tomberaient en décadence : la race humaine n’échappe pas à cette loi (…) Dans chaque race naissent des éléments de rebut qui doivent être éliminés par la sélection. Les douleurs causées par cette destruction sont le prix auquel s’achète le perfectionnement de la race ; c’est un de ces cas nombreux dans lesquels le bien de l’individu est en opposition avec le bien de l’espèce [4] » (p. 423-424).
Enfin, même en tenant compte de l’esprit de son temps, Pareto est animé par une haine de l’émancipation des femmes portée à son paroxysme. Dans son Manuel d’économie politique déjà cité, il écrit par exemple que : « le féminisme est une maladie qui ne peut atteindre qu’un peuple riche, ou la partie riche d’un peuple pauvre. Avec l’augmentation de la richesse dans la Rome antique, augmenta la dépravation de la vie des femmes. Si certaines femmes modernes n’avaient pas l’argent nécessaire pour promener leur oisiveté et leur concupiscence, les gynécologues seraient moins occupés » (p. 400).
Cette « loi de Pareto » a été vivement critiquée par Thomas Piketty : « encore aujourd’hui, écrit-il, certains s’imaginent parfois, à la suite de Pareto, que la répartition des richesses se caractériserait par une implacable stabilité, conséquence d’une loi presque divine. En vérité, rien n’est plus faux » [5] (p. 585). La fiction de Pareto n’a pourtant pas disparu. Il y a quelques années, deux éconophysiciens (sic) ont proposé un modèle censé expliquer pourquoi toute société tend inexorablement vers une répartition des revenus « à la Pareto » [6]. Pour ce faire, ils transposent dans le champ de l’économie, la modélisation retenue en physique pour traiter des « polymères dirigés en milieu aléatoire ». Cette étude a été prise au sérieux par diverses publications, dont Le Monde et Le Nouvel Observateur, en dépit de ses hypothèses inappropriées [7].
Karl Pearson
Karl Pearson est connu aujourd’hui pour les outils statistiques qu’il a conçus, dont le coefficient de corrélation qui porte son nom. Le concept d’écart type (standard deviation) comme mesure de la dispersion d’une série autour de sa moyenne a été introduit pour la première fois par Pearson en 1893 devant la Royal Society [8]. Le terme d’histogramme a aussi été inventé par Pearson [9]. Il a également mis au point le test du Khi² qu’il a présenté pour la première fois en 1900 dans un article au titre interminable : « Sur le critère qu’un système donné d’écarts à la valeur probable dans le cas d’un système de variables en corrélation est tel qu’il peut être raisonnablement supposé provenir d’un échantillonnage aléatoire » [10] En clair, le test permet de savoir si un ensemble de données observées peut ou non être référé à une loi statistique connue.
Pearson est l’auteur d’une œuvre gigantesque qui est loin de ne traiter que de la science statistique : celle-ci n’est pour lui qu’un outil. Son grand projet, qui prendra progressivement forme, est d’élaborer une synthèse entre socialisme et eugénisme. Au départ, Pearson est proche de la Fabian Society. Il reprend par exemple un argument favori de Sidney Webb, pour qui l’augmentation des salaires par la mise en place d’un minimum serait un instrument de sélection des travailleurs : « déterminer la rémunération en fonction de l’efficacité et de l’utilité sociale du travail, c’est à coup sûr favoriser la croissance du plus apte au sein du groupe, et la survie du groupe le plus apte dans la concurrence mondiale [11]. »
Cette référence à la sélection des plus aptes est significative, et Pearson est assez représentatif d’un darwinisme social que l’on peut définir comme l’application à l’espèce humaine de la théorie darwinienne : « la théorie de l’évolution n’est pas seulement une vision intellectuelle passive de la nature ; elle s’applique à l’homme dans ses communautés comme elle s’applique à toutes les formes de vie [12]. » Pearson ira même jusqu’à écrire que « la philosophie de l’histoire n’est possible que depuis Darwin [13]. »
Le darwinisme social conduit assez logiquement à l’eugénisme, qui prend une forme assez radicale chez Pearson qui va jusqu’à affirmer que « le darwinisme et le progrès médical sont des forces opposées [14]. » L’intelligence est transmise héréditairement : elle « peut être aidée, elle peut être cultivée, mais aucun apprentissage ni aucun enseignement ne peut la créer. Vous devez l’engendrer, telle est l’enseignement essentiel qui doit guider l’action de l’Etat [15]. »
Pour Pearson, le socialisme est l’organisation sociale la mieux à même de mettre en œuvre la nécessaire sélection : « le vœu pieux de Darwin – que les membres supérieurs du groupe, et non les inférieurs, soient les parents du futur – a beaucoup plus de chances de se réaliser dans un état socialiste (socialistic) que dans un état individualiste (individualistic) [16]. »
Le même processus de sélection et de lutte pour la survie règle les rapports entre nations. Pearson conçoit la nation comme un « tout organique en lutte continuelle avec les autres nations (…) par la guerre avec les races inférieures, ou par la lutte pour les routes commerciales et les sources de matières premières et d’approvisionnement alimentaire avec les races de même niveau [17]. » Ce point de vue est même pour lui un élément constitutif de sa conception du socialisme : « aucun socialiste ne s’opposerait à ce que l’Ouganda soit cultivé aux dépens de ses occupants actuels si le Lancashire était affamé [18]. »
Cette défense implicite de l’impérialisme anglais s’appuie sur une forme encore moins implicite de racisme : « c’est une vision erronée de la solidarité humaine, un humanitarisme faible, et non un véritable humanisme, que de déplorer qu’une race d’hommes blancs capables et robustes remplace une tribu à la peau sombre qui ne peut ni utiliser ses terres pour le plein bénéfice de l’humanité, ni apporter sa contribution au patrimoine commun des connaissances humaines [19]. » Pearson se sent néanmoins obligé de préciser que cette déclaration « ne doit pas être considérée comme pouvant justifier une destruction brutale de vies humaines. »
C’est la découverte des travaux de Francis Galton, notamment son ouvrage, Natural Inheritance [20] qui va inciter Pearson à se consacrer aux méthodes statistiques appliquées à l’étude de la sélection naturelle, et à améliorer les outils déjà proposés par Galton. Dans un article de 1896 [21], il donne ainsi une formule du coefficient de corrélation plus cohérente que celle de Galton, et qui est celle utilisée encore aujourd’hui. Toute sa vie, Pearson vouera une admiration sans borne à son maître, et publiera une volumineuse compilation des écrits de Galton (plus de 1500 pages en trois volumes) [22].
L’analyse statistique est ainsi mise au service d’une vision eugéniste. Les outils que Pearson met au point sont destinés à mesurer scientifiquement la détermination héréditaire des caractéristiques physiques et mentales de l’homme. En 1912, le laboratoire de Galton publie notamment, sous la direction de Pearson, un volumineux recueil intitulé Treasury of Human Inheritance [23]. Plutôt que d’un trésor, l’ouvrage est un recueil documentaire assorti de photographies plus ou moins obscènes et de planches généalogiques comme celle reproduite ci-dessous.
La position de Pearson en faveur d’un eugénisme actif est finalement bien résumée par cette allégorie : « le jardin de l’humanité est empli de mauvaises herbes, l’éducation ne les transformera jamais en fleurs ; l’eugéniste en appelle aux dirigeants de l’espèce humaine pour qu’ils fassent en sorte d’agrandir le jardin, le libèrent des mauvaises herbes, afin que les individus et les races de meilleure extraction se développent et s’épanouissent pleinement. [24] »
Charles Spearman
L’invention de nouvelles méthodes statistiques va aussi apporter une caution scientifique à la mesure de l’intelligence. Karl Pearson, et surtout Charles Spearman, élaborent l’analyse factorielle. Cette méthode consiste à extraire d’un ensemble de données les facteurs déterminants qui « expliquent » sa configuration. Soit un nuage de points d’observation, dans un espace à n dimensions : on projette « à l’aveugle » ce nuage sur un plan dont les axes « révèlent » les facteurs explicatifs. Le premier exposé de cette méthode figure dans un article publié par Spearman en 1904 [25]. Il est frappant de remarquer que, dans la livraison suivante de cette même revue, Spearman publie aussitôt un autre article [26] où il utilise sa méthode pour démontrer l’existence d’un facteur unique, le « facteur g » (g pour général) qui mesure l’intelligence générale à l’aide d’une grandeur synthétique unidimensionnelle.
Ronald Fisher
Les contributions de Ronald Fisher sont tout aussi importantes. C’est lui qui utilise le premier la notion de variance dans un article de 1919 [27], et dont il se servira pour développer l’analyse de covariance exposée dans son traité de 1935 [28]. Aujourd’hui encore, on parle de loi de Fisher (ou de Fisher-Snedecor) et de test de Fisher. Il a aussi mis au point la méthode d’estimation du maximum de vraisemblance.
Mais Fisher, lui non plus, n’était pas que statisticien. Son projet était de fonder une forme de néo-darwinisme – que certains ont baptisé la nouvelle synthèse – en combinant le principe de la sélection naturelle cher à Darwin et la génétique mendélienne.
En 1930, Fisher énonce ce qu’il appelle le théorème fondamental de la sélection naturelle : « le taux d’augmentation de la capacité de survie (fitness) de toute espèce est égal à un moment donné à sa variance génétique en fitness. [29] » Le lien avec Mendel est que cette augmentation de la fitness, autrement dit du degré d’adaptation qui permet la survie, est imputable aux « changements dans la fréquence des gènes », comme l’explicite Anthony Edwards [30].
Curieusement, Fisher va cependant ouvrir ce que l’on appellera la « controverse Mendel-Fisher » avec son étude minutieuse de l’article fondateur de Mendel [31], que Fisher avait pourtant contribué après d’autres à sortir de l’oubli. Dans son article de 1936 [32], Fisher porte de graves accusations contre Mendel et met en doute ses résultats : « les données de la plupart des expériences, sinon de toutes, ont été falsifiées de manière à correspondre étroitement aux attentes de Mendel » (p. 132). Certes, Fisher envisage l’hypothèse que Mendel aurait pu être « trompé par un assistant qui savait parfaitement ce qu’il attendait » (p. 132). Mais dans la biographie de Fisher publiée par sa fille, celle-ci raconte comment il évoquait en privé l’« expérience traumatisante » (shocking) de son « abominable découverte » : que toutes les données de Mendel avaient été « cuisinées [33]. »
Fisher ne renonce pas pour autant à se réclamer des lois de Mendel qu’il interprète dans une logique qui frise le racisme. c’est ce que montre sa réaction à la « déclaration d’un groupe d’anthropologistes et de généticiens » suscitée par l’Unesco, qui avait ouvert un débat sur « la question raciale devant la science moderne. » Cette déclaration commençait ainsi : « les savants reconnaissent généralement que tous les hommes actuels appartiennent à une même espèce, dite Homo sapiens, et qu’ils sont issus d’une même souche. [34] » Mais Fisher n’adhère pas à cette prise de position car il considère que « dans l’état actuel de la science, il est permis de penser que les groupes humains diffèrent par des aptitudes innées d’ordre intellectuel ou affectif, étant donné que ces groupes diffèrent incontestablement par un grand nombre de leurs gènes. » La génétique mendélienne était ainsi mise au service de la « différence » entre races.
‘Student’
Les économètres connaissent bien le « t de Student » qui permet de tester la significativité d’un coefficient. En réalité Student était le pseudonyme de William Sealy Gosset, un statisticien embauché par la brasserie Guinness pour améliorer le goût de la bière. Or, son employeur n’autorisait aucune publication mentionnant le nom de l’auteur, la marque Guinness, ou même le mot bière. C’est pourquoi son article le plus connu a été publié sous ce pseudonyme [35]. Gosset n’avait pas de biais eugéniste, même s’il était allé étudier au Galton Eugenics Laboratory de l’University College de Londres, pour suivre les cours de Karl Pearson, à qui il avait signalé la différence entre l’écart-type d’un échantillon et celui de la population totale.
Corrado Gini
Le coefficient ou indice de Gini consiste, pour simplifier, à calculer la distance moyenne entre le revenu des individus et le revenu moyen. Il s’agit donc d’une mesure synthétique qui varie entre 0 (tous les individus ont le même revenu) et 1 (un seul individu reçoit l’intégralité des revenus). L’intérêt de disposer d’une mesure unique a cependant pour contrepartie de pouvoir correspondre à des configurations distinctes : l’indice de Gini ne distingue pas les inégalités selon qu’elles concernent les bas revenus ou les hauts revenus. Pour Piketty, cet indicateur est « tellement synthétique qu’il finit par donner une vision un peu trop technique et apaisée – et surtout peu lisible – des inégalités » (p. 582) [36].
Il se trouve que Corrado Gini, qui a donné son nom à cet indice, a noué des liens très étroits avec le régime fasciste italien. En 1925, il fait partie des signataires du Manifeste des intellectuels fascistes [37]. Ce manifeste a suscité la publication, le 1er mai 1925, d’un contre-manifeste des intellectuels anti-fascistes, rédigé par Benedetto Croce [38], à l’instigation de Giovanni Amendola. Cet intellectuel antifasciste avait publié le 22 mai 1923, dans Il Mondo, un article intitulé « Maggioranza e minoranza » (majorité et minorité) où il dénonçait un système électoral « totalitaire. » C’est sans doute la première fois que ce terme a été utilisé [39]. La réponse des fascistes ne tardera pas : en juillet 1925, Amendola est violemment agressé par un groupe de « chemises noires » et, après une longue agonie, mourra de la suite de ses blessures le 12 avril 1926.
En signant le manifeste des intellectuels fascistes, Gini faisait allégeance à l’ordre nouveau. Voilà un exemple de ce qu’il entérinait en signant ce manifeste : « Le Fascisme est un esprit de progrès, de propulsion de toutes les forces nationales. Ce qu’il cherche à briser, c’est la carapace paralysante qui étouffait l’activité réelle et individuelle du citoyen, et que l’ancien ordre politique avait façonnée sous les apparences fallacieuses du vieux libéralisme ».
L’engagement de Gini se confirme avec sa participation au comité de 18 « sages » chargé de rédiger la constitution fasciste, qui rendra son rapport en janvier 1925 [40]. Tout cela est assumé, parce que Gini trouve dans le fascisme une mise en œuvre de ses théories qui, en quelque sorte, en constituent le fondement scientifique. C’est d’ailleurs le titre d’un article publié en 1927 [41]. On y trouve une citation du rapport sur la constitution qui argumente en faveur d’une forme de totalitarisme : « lorsque l’Etat est considéré comme une entité, c’est-à-dire comme un organisme qui se distingue par ses propres objectifs et ses propres besoins, et lorsque les individus sont considérés comme des moyens de satisfaire ces objectifs et ces besoins, il est naturel que les individus soient appelés à participer à la vie politique de la nation dans la seule proportion de l’importance qu’ils prennent dans la vie de l’Etat » (p. 106).
Pour étayer sa démonstration, Gini mobilise une analyse pseudo-économique tendant à démontrer que la libre action des forces économiques a pour conséquence que « les citoyens ont tendance à exercer leur propre activité politique et à assumer chacun une partie de l’autorité. C’est la raison pour laquelle, à toutes les époques de l’histoire, l’exercice de la souveraineté et l’activité politique ont eu tendance à être inévitablement divisés et subdivisés. » Gini va jusqu’à proposer une analogie avec le phénomène physique de « dégradation de l’énergie ». Cette « subdivision de l’exercice de l’autorité » affaiblit « l’équilibre et l’efficacité de la société. » Il faut donc que « l’exercice de l’autorité soit rétabli sous un contrôle unifié par un coup d’Etat ou une révolution » (p. 111). Cette démonstration montre que Gini avait directement inspiré le texte du manifeste des intellectuels fascistes dans sa dénonciation de « l’atomisme destructeur » (atomismo polverizzatore) du suffrage universel.
Le soutien de Gini au régime fasciste ne relève pas d’un quelconque opportunisme, mais repose sur une profonde adhésion intellectuelle, en phase avec sa propre critique de la démocratie représentative : une véritable pathologie politique, pour reprendre le terme de Jean-Guy Prévost [42].
Benito Mussolini, entre Corrado Gini et Augusto Turati (Secrétaire du Parti national fasciste) célèbrent le premier anniversaire de l’ISTAT, 15 juillet 1927.
Source : Giuseppe Leti, « L’ISTAT e il Consiglio Superiore di Statistica dal 1926 al 1945 », ISTAT, Annali di Statistica, anno 125, serie X, vol. 8, 1996.
Gini souligne le contraste « entre la psychologie des différentes races, comme, par exemple, entre l’ambition, l’amour du pouvoir et l’esprit d’aventure des blancs et l’oisiveté, l’inconstance, le manque de maîtrise de soi et souvent d’intelligence adéquate de nombreuses personnes de couleur [43]. » C’est pourquoi la politique d’expansion coloniale du régime fasciste est pour lui légitime.
En 1919, Gini participe à la fondation de la Société italienne de génétique et d’eugénisme, dont il deviendra le président en 1924. L’une de ses premières initiatives sera d’adresser une lettre à Leonard Darwin (le fils de Charles) où il lui demande de soumettre à la Société anglaise d’éducation eugénique une résolution en faveur de l’introduction d’une législation interdisant dans toute l’Europe les mariages avec les « races africaines » : « après la fin victorieuse de la guerre mondiale, écrit-il, les puissances alliées se trouvent en contact accru avec le monde africain. Il serait donc opportun que les différentes sociétés eugéniques cherchent à obtenir des gouvernements des différentes nations, une législation qui interdirait les mariages entre Européens et races africaines, et ne les autoriserait qu’avec les Méditerranéens (Berbères, Egyptiens) et les Arabes non colorés [sic]. Ces interdictions doivent être étendues aux mariages avec tous les groupes de population de sang mêlé dispersés sur le continent africain. Le but de la proposition est d’empêcher la croissance d’une race métisse Europe-Afrique, ce qui n’est pas souhaitable à divers points de vue [44]. »
Dans sa réponse en date du 7 mai 1920, Leonard Darwin explique à Gini que sa proposition a été jugée « non-politique ». La teneur de cette lettre est ainsi résumée par Maria Sophia Quine : « Une mesure aussi extrême aurait peu de chances de succès compte tenu des conditions démocratiques qui prévalent dans le pays. Le président de la société anglaise a estimé que les eugénistes devraient adopter une approche graduelle en sensibilisant le public aux questions de survie raciale » [45].
Cependant, l’eugénisme de Gini s’oppose à la version anglo-saxonne, en raison de sa propre vision d’un cycle des populations reposant sur les différences de fécondité entre groupes sociaux. A côté de l’hérédité, il fait ainsi jouer un rôle à « la communauté de l’environnement pendant la gestation ou, avant, pendant le développement des germes. [46] » Il est donc partisan d’un eugénisme « régénératif » où les migrations et les mélanges sont un moyen de renouveler le « patrimoine héréditaire », à l’exception des « races africaines ». La fécondité est aussi un facteur de « régénération », et c’est pourquoi il est favorable à la politique nataliste du régime fasciste : dans son discours de l’Ascension en mai 1927, Mussolini demandait à l’Italie de faire passer sa population de quarante à soixante millions d’habitants en vingt-cinq ans afin d’accroître son poids en Europe. On peut donc parler, comme le fait Francesco Cassata, d’un « binôme natalisme-eugénisme » (p. 161).
En 1926, Mussolini crée le nouvel Institut central de statistique (ISTAT) et en confie la direction à Gini. Dans son discours inaugural, ce dernier évoque les menaces qui pèsent sur l’hégémonie de la race blanche. Le lien organique entre statistique et eugénisme ne pouvait être mieux symbolisé. Encore une fois, ce constat historique ne doit en aucun cas conduire à la conclusion que la science statistique serait par nature réactionnaire. Mais elle a contribué à fournir à l’eugénisme un fondement pseudo-scientifique.
Notes
[1] Pour plus de détails sur les outils statistiques évoqués, voir le Dictionnaire encyclopédique de statistique de Yadolah Dodge, 2007.
[2] Vilfredo Pareto, « La courbe de la répartition de la richesse », 1896; « La courbe des revenus », dans le Cours d’économie politique, tome 2, 1897.
[3] Vilfredo Pareto, Cours d’économie politique, tome 2, 1897.
[4] Vilfredo Pareto, Manuel d’économie politique, 1909.
[5] Thomas Piketty, Le capital au XXIe siècle, 2013.
[6] Jean-Philippe Bouchaud, Marc Mézard, « Wealth condensation in a simple model of economy », Physica A , vol.282, 2000.
[7] Voir ce dossier de presse et notre critique : Michel Husson, « La fascination de la physique », note hussonet n°65, 9 décembre 2013.
[8] Karl Pearson, « Contributions to the Mathematical Theory of Evolution », November 16, 1893.
[9] Karl Pearson, « Contributions to the Mathematical Theory of Evolution.-II. Skew Variation in Homogeneous Material, Philosophical Transactions of the Royal Society of London, Series A, Vol. 186, 1895.
[10] Karl F. Pearson, « On the criterion that a given system of deviations… », Philosophical Magazine Series 5, vol. 50, n°302, 1900.
[11] Karl Pearson, The Moral Basis of Socialism, 1887, p. 7.
[12] Karl Pearson, The Grammar of Science, 3rd Edition, 1911 [1892], p. 528.
[13] Karl Pearson, The Ethic of Freethought and Other Addresses and Essays, 1888, p. 414.
[14] Karl Pearson, Darwinism, Medical Progress, and Eugenics. An Address to the Medical Profession, The Cavendish Lecture, 1912, p. 27.
[15] Karl Pearson, « On the Inheritance of the Mental and Moral Characters in Man, and its Comparison with the Inheritance of the Physical Characters », Journal of the Royal Anthropological Institute of Great Britain and Ireland, vol. 33, 1903, p. 207.
[16] Karl Pearson, « Socialism and Natural Selection », The Fortnightly Review, July 1894, p. 138.
[17] Karl Pearson, National Life from the Standpoint of Science, 1905 [1900], pp. 43-46.
[18] Karl Pearson, « Socialism and Natural Selection », déjà cité, p. 111.
[19] Karl Pearson, The Grammar of Science, déjà cite, p. 429.
[20] Francis Galton, Natural Inheritance, 1889.
[21] Karl Pearson, « Mathematical Contributions to the Theory of Evolution, III. Regression, Heredity, and Panmixia », Philosophical Magazine Series 5, vol. 50, n°302, 1896.
[22] Karl Pearson, ed., The Life, Letters and Labours of Francis Galton, 1914, 1924 et 1930.
[23] Karl Pearson, Treasury of Human Inheritance, Volume 1, 1912.
[24] Karl Pearson, The Life, Letters and Labours of Francis Galton, volume IIIa, 1930, p. 220.
[25] Charles Spearman, « The Proof and Measurement of Association Between Two Things », The American Journal of Psychology, Vol. 15, No. 1, January 1904.
[26] Charles Spearman, « “General Intelligence” Objectively Determined and Measured », The American Journal of Psychology, Vol. 15, No. 2, April 1904.
[27] Ronald A. Fisher, « The Correlation between Relatives on the Supposition of Mendelian Inheritance », Transactions of the Royal Society of Edinburgh, vol. 52, n°2, 1919.
[28] Ronald Fisher, The Design of Experiments, 1935.
[29] « the rate of increase in fitness of any organism at any time is equal to its genetic variance in fitness at that time », Ronald Fisher, The Genetical Theory of Natural Selection, 1930, p. 35.
[30] Anthony W. F. Edwards, « The Fundamental Theorem of Natural Selection » Biological Reviews, vol. 69, n° 4, November 1994.
[31] Gregor Mendel, « Experiments in Planthybridisation », traduction de « Versuche über Pflanzen-Hybriden », Verhandlungen des naturforschenden Vereines, Brünn, Abhandlungen, iv. 1865.
[32] Ronald Fisher, « Has Mendel’s Work Been Rediscovered? » Annals Of Science, vol. 1, n° 2, April 1936.
[33] Joan Fisher Box, R. A. Fisher: The Life of a Scientist, 1978, citée par Daniel L. Hartl et Daniel J.Fairbanks, « Mud Sticks: On the Alleged Falsification of Mendel’s Data Genetics », vol. 175, March 2007.
[34] Unesco, Le concept de race. Résultats d’une enquête, 1952.
[35] Student [William Sealy Gosset], « The Probable Error of a Mean », Biometrika, vol.VI, n°1, March 1908.
[36] Thomas Piketty, Le capital au XXIe siècle, déjà cité.
[37] Gentile, Giovanni (1925) Manifesto degli intellettuali del fascismo agli intellettuali di tutte le nazioni, Il Popolo d’Italia, 21 april. Traduction française : Manifeste des intellectuels italiens fascistes, Nuova Storia Contemporanea, anno XVII, n°1, 2013.
[38] Benedetto Croce, Manifesto degli intellettuali antifascisti, Il Mondo, 1º maggio 1925.
[39] Eugenio Cannata, « La nature totalitaire du fascisme italien », Université Paris-Sorbonne, 2017.
[40] Relazioni e proposte della Commissione presidenziale per lo studio delle riforme costituzionali: costituita con decreto presidenziale, 31 janvier 1925.
[41] Corrado Gini, « The Scientific Basis of Fascism », Political Science Quarterly, Vol. 42, n°1, March 1927.
[42] Jean-Guy Prévost, « Une pathologie politique. Corrado Gini et la critique de la démocratie libérale », Revue Française d’Histoire des Idées Politiques, n°13, 2001.
[[43] Corrado Gini, « The Cyclical Rise and Fall of Population », 1931, cité par Francesco Cassata, Building the New Man. Eugenics, Racial Science and Genetics in Twentieth-Century Italy, 2011, p. 160.
[44] Corrado Gini to Leonard Darwin (1 August 1919), Wellcome Institute, cité par Francesco Cassata, Building the New Man. Eugenics, Racial Science and Genetics in Twentieth-Century Italy, 2011, p.70.
[45] Maria Sophia Quine, From Malthus to Mussolini. The Italian Eugenics Movement and Fascist Population Policy, 1890-1938, 1990.
[46] Corrado Gini, « Le relazioni dell’Eugenica con le altre scienze biologiche e sociali », 1924 cité par Francesco Cassata, Molti, sani e forti. L’eugenetica in Italia, 2006, p. 145.
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