Par Uraz Aydin
On aurait pu s’attendre à ce que l’attentat-suicide d’un militant de l’Etat Islamique causant la mort de 10 personnes en plein milieu du quartier touristique de Sultan Ahmet à Istanbul soit l’événement de la semaine en Turquie…
Mais cet horrible massacre (le quatrième en 6 mois après ceux de Diyarbakir, Suruç, Ankara), une conséquence de la désastreuse politique extérieure de l’AKP, ne mérita visiblement pas de rester à la Une plus de deux jours, le président Erdogan et son parti-Etat ayant décidé de déclarer la guerre… aux universitaires signataires – en parallèle avec la guerre contre le peuple kurde – d’une pétition revendiquant le retour aux conditions du cessez-le-feu et la reprise des négociations avec le mouvement kurde.
C’est sous le titre de «Nous ne serons pas complices de ce crime» que la pétition organisée à l’initiative des «universitaires pour la paix» a recueilli 1128 signatures d’enseignants-chercheurs et a été rendue publique par une conférence de presse le 11 janvier 2016.
Dénonçant les politiques meurtrières de l’Etat turc, les signataires exigent que «cessent les massacres et l’exil forcé qui frappent les Kurdes et les peuples de ces régions, la levée des couvre-feux, que soient identifiés et sanctionnés ceux qui se sont rendus coupables de violations des droits de l’homme, et la réparation des pertes matérielles et morales subies par les citoyens dans les régions sous couvre-feu. A cette fin, nous exigeons que des observateurs indépendants, internationaux et nationaux, puissent se rendre dans ces régions pour des missions d’observation et d’enquête.»
La chasse aux signataires
Relayé par les médias organiques du gouvernement, le discours haineux d’Erdogan et de son premier ministre Davutoglu qui n’hésitèrent pas à accuser cette «horde de pseudo-intellectuels» de trahison, de «complicité avec les terroristes», a provoqué une véritable chasse aux sorcières. Le jour même, le Conseil de l’enseignement supérieur, puis par la suite les rectorats, ont un par un affirmé que la pétition était inacceptable et que le nécessaire allait être fait vis-à-vis des signataires…
Et le chef de mafia d’extrême droite et grand supporter d’Erdogan, Sedat Peker, a déclaré encore une fois – comme ce fut le cas juste avant le massacre de Suruç – que «le sang allait couler à flots» et qu’«ils allaient prendre une douche avec le sang de ces terroristes».
Dans plusieurs universités, les portes des bureaux des enseignants signataires ont été marquées par des croix. Dans des universités d’Anatolie, certains universitaires ont dû quitter la ville face aux menaces, suivant les recommandations du rectorat qui avouait ne pas pouvoir assurer leur sécurité. Moi-même signataire, mon nom et ceux de collègues de mon université ont été inscrits et présentés comme «enseignants traîtres liés aux terroristes» sur des tracts des organisations de jeunesse de l’AKP et de l’extrême droite, distribués après la prière du vendredi. Des licenciements ont déjà eu lieu dans des universités privées. A Kocaeli, près d’Istanbul, 21 enseignants ont été interpellés à leur domicile et mis en garde à vue dans le cadre d’une enquête ouverte pour «propagande terroriste» et «insulte à l’existence et à l’Etat turc». Ils ont été relâchés dans la soirée.
Préserver les dernières graines de démocratie
En réaction, nous assistons à une solidarité formidable de la part des étudiants, d’enseignants non signataires de la pétition, avec diverses initiatives professionnelles pour la défense de la liberté d’expression. Ainsi, des pétitions et actions de journalistes, d’avocats, de cinéastes, de maisons d’éditions, de «cols blancs», d’écrivains, de syndicats, ont été organisées pour protester contre le lynchage délibéré sur ordre du gouvernement, ou directement en soutien aux revendications des universitaires. Nous recevons aussi une solidarité considérable au niveau international.
C’est une nouvelle étape dans la construction du régime dictatorial qu’Erdogan tente d’instaurer, en voulant en premier lieu restreindre dramatiquement le champ de ce qu’il est légitime d’exprimer, particulièrement sur la question kurde. Par ailleurs, en criminalisant l’intelligentsia universitaire démocrate, Erdogan vise à anéantir l’hégémonie culturelle de la gauche dans l’université, un des seuls domaines qui ne lui soit pas totalement inféodé. Ce qui lui permet de plus, en attisant la haine nationaliste envers les Kurdes, la gauche et les intellectuels, de conquérir des secteurs plus importants de la base de l’extrême droite.
Le rapport de forces n’est visiblement pas en notre faveur, mais c’est avec honneur que nous relevons le défi de préserver les dernières graines de démocratie qui subsistent, et d’apporter notre solidarité au peuple kurde dans sa volonté de vivre dignement. (Istanbul, le 20 janvier 2016)
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