Par Yi San
Le gouvernement de Corée du Sud vise à réprimer la combativité des travailleurs en emprisonnant la personnalité syndicale la plus connue du pays.
Le mois dernier, les procureurs sud-coréens ont requis une sentence de huit ans d’emprisonnement contre Han Sang-gyun, dirigeant de la fédération des syndicats indépendants du pays (800’000 membres). Il s’agit d’une requête extraordinaire, même dans un pays qui, après s’être dirigé vers la démocratie, retourne rapidement dans le giron autoritaire.
L’ensemble des huit accusations portées contre Han découlent des rassemblements non autorisés appelés par la Confédération syndicale coréenne (KCTU, Korean Confederation of Trade Unions) entre avril et novembre 2015. Le gouvernement a dû faire usage d’une disposition formelle – violation des règles du trafic public – pour distordre la garantie constitutionnelle de la liberté de réunion et d’assemblée.
Lors de l’audience de ce lundi [4 juillet], l’accusation cherchera toutefois à aboutir à une longue peine de prison ferme. Cette dernière affirme que Han a voulu inciter à la violence lors d’une manifestation le 14 novembre au centre de la capitale, Séoul, lorsqu’il a lancé: «Avançons vers le palais présidentiel».
La manifestation est effectivement devenue violente. Non pas à cause des dizaines de milliers de travailleurs et de citoyens qui protestaient contre les mesures d’austérité du gouvernement et la législation sur la double grille salariale [établissant une différenciation salariale entre les travailleurs d’un même poste]. La police antiémeute a encerclé les rues et tiré au canon à l’eau sur des manifestant·e·s pacifiques. De l’eau sous pression enrichie d’une solution chimique à base de capsaïcine [gaz poivré] a touché Baek Nam-ki, un militant paysan âgé de 69 ans. Baek est encore comateux, son cerveau atteint à tout jamais.
Après la manifestation, Han, déjà sous le coup d’un mandat d’arrêt, s’est réfugié dans le temple bouddhiste de Jogye au centre de Séoul, où il est resté 24 jours avant de se rendre. Le gouvernement mène aussi une enquête sur 1500 participant·e·s à la manifestation.
Un engagement combatif
Han a été élu président de la KCTU en décembre 2014 lors de la première élection directe, c’est-à-dire une élection par des membres et non par des délégués, au cours de l’histoire de la KCTU, fondée il y a 19 ans. C’est aussi le premier président à avoir été élu sur la promesse d’organiser une grève générale. «Ils [le gouvernement et le patronat] voulaient détruire la KCTU, nous n’avions pas d’autres options que de riposter», a déclaré Han au tribunal le 13 juin, expliquant pourquoi il s’était présenté.
Sous la direction de Han, la KCTU a appelé deux fois à la grève générale. Les deux se sont toutefois terminées après des arrêts de travail symboliques, rendant plus sombre le paysage des travailleurs et travailleuses de Corée du Sud.
Les syndicats du pays, qui étaient dans le passé l’une des fractions parmi les mieux organisées et combatives du mouvement mondial des travailleurs, ont souffert d’une série de revers depuis la fin des années 1990, lorsque le gouvernement a rendu plus facile le licenciement des travailleurs et la possibilité d’engager des travailleurs intérimaires disposant de moins de protections légales. Actuellement, moins de 10% de la force de travail du pays est syndiquée: le plus bas taux de l’histoire du pays, y compris par rapport aux années 1970 et 1980 sous la brutale dictature militaire.
Un travailleur sur sept ramène à la maison un salaire inférieur aux 5,15 dollars du salaire horaire minimum parce qu’ils sont des travailleurs intérimaires et donc pas entièrement protégés par la loi.
Ces défaites, conjuguées à l’actuelle récession économique, ont divisé les dirigeants syndicaux et démoralisés les membres.
La majorité de l’establishment religieux, qui avait été longtemps un refuge pour les dissidents politiques, a tourné le dos à l’agonie des travailleurs. Han préparait initialement une grève générale alors qu’il se trouvait dans le temple Jogye, qui abrite la plus grande confession bouddhiste du pays. Mais dès son premier jour dans ce refuge, la direction de ce courant religieux, impliquée dans une série de scandales liés à la corruption, a mobilisé un groupe de loyalistes pour expulser Han. Au cours de son «séjour» de 24 jours, Han s’est souvent battu avec ces hommes de main qui, à une occasion, l’ont presque dénudé.
La fille d’un dictateur
Les Sud-Coréens voient l’horloge de la démocratie tourner rapidement à l’envers, revenant sur les acquis gagnés à la fin des années 1980 après trois décennies de mobilisations contre la dictature militaire.
Depuis qu’elle a accédé à la présidence en 2013, Park Geun-hye, la fille de l’homme fort de la dictature militaire Park Chung-hee [au pouvoir de 1962 à 1979] a dissous un petit parti de gauche (sous le prétexte qu’il aurait des liens avec la Corée du Nord) et mis hors la loi un syndicat enseignant de 200’000 membres (car il soutenait financièrement des membres licenciés en raison de leurs activités syndicales).
Il est largement admis que les services secrets du pays ont mené une campagne massive sur Internet afin de faire pencher la balance en faveur de Park. Réorganisés sous le gouvernement Park, les services secrets nationaux auraient placé les échanges de messageries des Coréens sous une surveillance en temps réel.
En outre, l’un des aides de Park a dirigé des fonds en provenance d’une organisation patronale vers un groupe d’extrême-droite qui organise régulièrement des contre-manifestations lors des rassemblements de la gauche.
La répression des travailleurs
Faisant face à un ralentissement durable de l’économie, le gouvernement sud-coréen a décidé d’accroître la pression contre les travailleurs.
Ce mois-ci, il a déclaré qu’il rassemblerait 95 milliards de dollars provenant de fonds publics afin de renflouer les compagnies de construction navale, la vache grasse du pays la plus touchée par la récession mondiale. Pas un seul centime n’est destiné à la protection de l’emploi et des licenciements massifs sont attendus.
Le patronat tente d’imposer un plafond salarial pour les employés âgés de 55 ans et plus: une décision qui prétend ostensiblement réduire le chômage des jeunes alors qu’en réalité elle aboutira à une diminution des salaires autant des premiers chercheurs d’emploi que des travailleurs avec plus d’ancienneté.
La colère de la base et les frustrations populaires sont visibles par le fait que les rassemblements organisés par la KCTU et d’autres groupes d’opposition réunissent des milliers de travailleurs et travailleuses, ainsi que de citoyens.
Le gouvernement de Corée du Sud et les dirigeants patronaux veulent mettre Han hors d’état de nuire car il est une figure clé de ce qui reste de la dynamique passée de combativité ouvrière. En effet, Han appartient à une poignée d’individus qui se sont retrouvés en tête à des moments cruciaux de l’instable histoire du travail en Corée du Sud, lorsque la colère et les frustrations se sont transformées en action.
«J’étais jeune et fougueux»
Han est né et a grandi à la périphérie de Kwangju, le lieu d’un soulèvement des travailleurs et des étudiants contre un coup d’Etat militaire en 1980. Dans un pays où, depuis des décennies, les changements de régime se produisaient uniquement à travers des coups d’Etat ou le recours à la loi martiale, les organisateurs des coups pouvaient généralement faire taire l’opposition par des arrestations de masse et une répression violente des protestations.
Ce qui s’est passé à Kwangju était toutefois différent. En mai 1980, les étudiants et les travailleurs ont combattu pendant cinq jours les parachutistes, lesquels ont finalement dû quitter la ville. Certains protestataires ont formé une milice et se sont emparés d’armes à feu dans les arsenaux de la ville. Han, alors un lycéen âgé de 17 ans, a rejoint la milice qui a contrôlé durant cinq jours supplémentaires la ville.
«J’étais jeune et fougueux; je ne pouvais pas rester passif alors qu’un carnage sanglant était en cours», s’est souvenu plus tard Han. «Bien que je fusse jeune, je savais que les parachutistes n’avaient pas le droit de tuer des innocents.»
Le soulèvement s’est toutefois achevé par un massacre. Alors que le nombre de civils tués n’a jamais été établi, une estimation considère qu’entre 200 et 600 personnes sont tombées, y compris au moins 40 lycéens.
Un syndicalisme militant
Au cours de l’été 1987, Han était présent à un autre moment critique de l’histoire syndicale du pays. Des protestations massives ont contraint le gouvernement Chun à faire des concessions importantes et ont été le point de départ de la formation d’un mouvement syndical indépendant: en trois mois, 2600 nouveaux syndicats ont été créés. Han a contribué à la création d’un syndicat au sein de l’entreprise Ssangyong Motor.
En 2008, lorsque Han a été élu président du syndicat, Ssangyong était en crise. Le plus important fabricant de SUV [4×4] de Corée avait été vendu en 2004 à l’entreprise chinoise SAIC Motor. Depuis lors, aucun nouveau modèle n’avait été lancé. Le nouveau propriétaire ne semblait pas se préoccuper de bénéficier du boom mondial des SUV, expédiant au contraire des technologies sensibles au siège chinois de l’entreprise.
En 2009, Ssangyong a cherché un règlement judiciaire et affirmé son intention de licencier 2646 travailleurs – soit 37% de la force de travail. En réponse, Han et 1700 travailleurs syndiqués ont occupé l’usine. L’occupation a duré 77 jours jusqu’à ce qu’elle soit brisée par une sanglante répression policière.
Han a été arrêté et a passé trois ans en prison. Mais la direction de l’entreprise a aussi dû faire des concessions. 48% des 2646 travailleurs ont été placés en congé sans solde et elle a promis de les réengager lorsque les affaires reprendraient.
Pour les travailleurs de Ssangyong, ainsi que pour les Sud-Coréens connaissant une situation semblable, les licenciements étaient pénibles parce qu’ils ne perdaient pas seulement leurs emplois mais aussi les logements subventionnés par l’entreprise ainsi que d’autres avantages sociaux. Leur désespoir était exprimé dans les deux slogans de la grève: «les licenciements tuent» et «survivons ensemble».
Les 77 jours d’occupation ont été mortellement stressants. Au final, les plus de 700 occupants restants ont été placés sur des listes noires et n’ont pas retrouvé des emplois dans l’industrie. Environ 28 travailleurs de Ssangyong se sont depuis lors suicidés ou sont décédés en raison de situations liées à des troubles post-traumatiques. (Voir sur le site alencontre.org, l’article consacré à cette lutte en date du 27 juillet 2009 : http://alencontre.org/archives/Ecran/CoreeSudSSangyong.html)
En novembre 2012, après sa libération de prison, Han a réalisé un sit-in durant 171 jours au sommet d’une tour de transmission électrique (d’une ligne de 124’000 voltes) de 50 mètres près de l’usine Ssangyong, revendiquant la réinstallation de ses compagnons de travail.
Il a fallu trois ans de mobilisation supplémentaires pour qu’en décembre 2015 Ssangyong, appartenant désormais au groupe indien Mahindra, accepte finalement de réengager 179 travailleurs au cours des deux années suivantes et de prioriser l’engagement des employés concernés par les licenciements de 2008 sur d’autres candidats. La compagnie a aussi abandonné les poursuites judiciaires contre le syndicat et créé un fonds de 1,5 million de dollars pour aider les travailleurs licenciés et leurs familles.
A la croisée des chemins
Une fois de plus, Han est au cœur d’un moment crucial pour l’histoire syndicale coréenne. Lui et ses camarades de la KCTU ont pris la tête du combat pour les droits des travailleurs et la démocratie contre le gouvernement Park Geun-hye.
En emprisonnant l’un des plus importants dirigeants des travailleurs sur la base de fausses accusations, le gouvernement espère réprimer la résistance contre les mesures d’austérité et l’autoritarisme.
Plus que jamais, Han et le mouvement des salarié·e·s de Corée ont besoin de notre solidarité. (Article publié le 3 juillet sur le site américain Jacobin.org, le texte est adapté d’un texte publié par Labour Notes. Traduction A l’Encontre)
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