Ukraine-Russie-OTAN. «La pétro-guerre de Chrystia Freeland, vice-première ministre du Canada»

Par Pierre Dubuc

Selon l’AFP du 30 janvier, la ministre canadienne de la Défense, Anita Anand, arrivée à cette date sur le sol ukrainien, a déclaré: «Nos forces armées canadiennes se sont déplacées vers l’ouest du fleuve Dniepr, et nous continuerons à prendre toutes les précautions nécessaires pour assurer leur sécurité.» Lors d’une conférence de presse à Kiev, après avoir rencontré les dirigeants de l’opération militaire canadienne Unifier, visant à soutenir les forces de sécurité ukrainiennes, Anita Anand a affirmé: «Les renseignements que nous utilisons concordent avec ceux de nos alliés de l’OTAN sur le fait que – et c’est bien connu – il y a agression russe à la frontière ukrainienne au Bélarus.» Toujours selon l’AFP, «le Canada compte actuellement 900 militaires “en mer, sur terre et dans les airs” pour appuyer la mission de l’OTAN dans ce contexte d’instabilité géopolitique en Europe de l’Est».

L’article du site québécois L’Autr’Journal que nous publions ci-dessous éclaire la place et le rôle du «lobby ukrainien et pétrolier» du Canada dans les enjeux et objectifs d’un acteur participant à l’accentuation des affrontements interimpérialistes à l’ordre du jour dans la crise ukrainienne. (Réd. A l’Encontre)

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S’il faut en croire le Globe & Mail, la ministre des Finances Chrystia Freeland du Canada [1] est au poste de commande dans la campagne de soutien militaire à l’Ukraine. Elle préside, en sa qualité de vice-première ministre, le comité où siègent le chef d’Etat-major de l’armée canadienne, le général Wayne Eyre, la ministre des Affaires étrangères Mélanie Joly, la ministre de la Défense Anita Anand et Janice Charrette, la greffière du Conseil privé.

Le premier ministre Justin Trudeau a été écarté, tout comme dans l’affaire Meng Wanzhou [la vice-présidente du conseil d’administration et directrice de la société Huawei, arrêtée au Canada en 2018 à la demande de la justice des Etats-Unis; suite à un accord avec la justice des Etats-Unis, elle retournera en Chine] en septembre 2021] où Chrystia Freeland a rejeté toutes les solutions proposées, entre autres par Jean Chrétien [ex-premier ministre de 1993 à 2003], et a montré beaucoup de détermination à envenimer les relations du Canada avec la Chine.

La va-t-en-guerre Chrystia Freeland est la porte-parole du puissant lobby ukrainien au sein du cabinet. Née en Alberta de parents ukrainiens, elle s’est signalée, avant d’entrer en politique fédérale, par son activisme anti-russe au point d’être déclarée «persona non grata» en Russie.

Aujourd’hui, elle veut que le Canada réponde favorablement aux demandes d’aide militaire du gouvernement ukrainien. Déjà, Ottawa renouvelle chaque six mois la mission de 200 militaires canadiens chargés d’entraîner des militaires ukrainiens. Maintenant, Kiev demande de l’armement et l’application de nouvelles sanctions économiques contre la Russie.

Depuis 2014, le Canada a accordé une aide militaire de 700 millions de dollars canadiens à l’Ukraine et il vient d’adopter une aide «économique» de 120 millions supplémentaires. Le général à la retraite Michael Day, qui a dirigé le Commandement des Forces d’opérations spéciales du Canada, a déclaré que cet argent pourrait permettre à l’Ukraine de libérer des fonds pour l’achat d’armements. Ajoutons que, dernièrement, la frégate HMCS Montréal de la Marine royale canadienne a appareillé pour la Méditerranée et la mer Noire.

Derrière le lobby ukrainien, le lobby pétrolier

Le Canada a beau avoir la plus importante communauté ukrainienne hors de l’Ukraine, le lobby ukrainien n’explique pas tout. Derrière celui-ci, il y a le lobby pétrolier. L’enjeu géostratégique de la confrontation entre l’OTAN et la Russie, dont on parle peu, est le découplage de l’Europe de la Russie, la fin de sa dépendance aux hydrocarbures russes. Plus de 40% du gaz naturel et 20% du pétrole consommés en Europe proviennent de la Russie. Les pays les plus dépendants sont l’Allemagne, l’Italie et la Turquie.

Au centre de cet enjeu est le gazoduc Nord Stream II entre la Russie et l’Allemagne, dont on vient de terminer la construction. Il permettrait de doubler les exportations russes et rendrait secondaire le gazoduc qui traverse actuellement l’Ukraine et la Pologne pour rejoindre les autres pays européens. Son abandon priverait l’Ukraine de quatre milliards de dollars de redevances annuellement et d’un certain contrôle sur les exportations de la Russie.

Le gouvernement allemand a repoussé jusqu’ici les pressions exercées par les Etats-Unis pour qu’il renonce à l’entrée en opération de Nord Stream II, en disant qu’il relevait de l’entreprise privée. Mais il est certain qu’il lui serait extrêmement difficile d’autoriser sa mise en fonction si advenait une confrontation militaire entre la Russie et les Etats-Unis au sujet de l’Ukraine.

Déjà, les médias états-uniens sont à l’offensive. Le Wall Street Journal accuse sans ménagement Berlin: «En face des deux menaces les plus sérieuses pour la sécurité de l’Amérique et de l’ordre démocratique de l’après-seconde guerre mondiale – la Chine et la Russie –, l’Allemagne n’est plus un allié crédible. Pour l’Allemagne, avoir du gaz pas cher, exporter ses voitures en Chine et laisser M. Poutine tranquille semble être plus important que la solidarité entre alliés démocratiques.» (23 janvier 2022)

Il est intéressant de noter que les trois pays les plus bellicistes sont trois pays de l’anglosphère – les Etats-Unis, la Grande-Bretagne et le Canada – qui ne s’approvisionnent pas en hydrocarbures russes. Au contraire, dans le cas des Etats-Unis et du Canada, ils veulent ouvrir le marché européen au gaz liquéfié nord-américain. Il existe déjà un projet, Three Seas Initiative, de modernisation des infrastructures pour accueillir du gaz naturel liquéfié américain dans douze pays de l’Est européen.

Le retour du projet GNL Québec?

Au Canada, le projet GNL Québec d’exportation de gaz naturel de l’Alberta, liquéfié à Saguenay [à 200 km au nord de la ville de Québec], avait comme marché cible l’Allemagne. Une entente non contraignante avait d’ailleurs été signée avec l’entreprise belge Fluxys [groupe d’infrastructures de transport de gaz naturel dont le siège social est à Bruxelles] pour la construction d’un terminal à Hambourg. Le projet a été mis sur la touche à cause de la faiblesse du prix du gaz naturel. Mais, aujourd’hui, le prix est en forte hausse et l’abandon de Nord Stream II pourrait très bien réunir les conditions pour sa renaissance.

Il ne faudrait pas oublier non plus que le Canada a signé un «partenariat énergétique» avec l’Allemagne pour le gaz qui sera transporté par un nouveau gazoduc qui traversera le Québec pour se rendre à une usine de liquéfaction en Nouvelle-Écosse. Le projet GNL Goldboro [développée par l’entreprise Pieridae Energy dont le siège social est à Calgary dans la province d’Alberta], d’une valeur de 13 milliards de dollars canadiens, est comparable au projet GNL Saguenay, les deux transportant une quantité similaire de gaz naturel.

Dans le cas d’une confrontation militaire entre les Etats-Unis et la Russie, il est possible que la Russie ferme le robinet du gazoduc qui passe à travers l’Ukraine ou qu’il soit saboté. On imagine facilement l’industrie pétrolière, le gouvernement Trudeau et tous leurs relais médiatiques nous implorer de laisser passer les pipelines pour ne pas que l’Europe «freeze in the dark» (gèle dans l’obscurité). Et, soyons-en assurés, que les deux projets mentionnés précédemment seront présentés comme faisant partie d’un plan de «transition énergétique» visant à empêcher l’Allemagne et d’autres pays européens d’avoir recours au charbon ou au nucléaire.

Une promesse brisée

On a beaucoup commenté les propos du président Joe Biden qui laissaient entendre qu’«une incursion mineure» de la Russie en Ukraine n’engendrerait pas une riposte de grande ampleur parce que l’Europe serait divisée. Ces propos ont été qualifiés d’«ambigus» prononcés par un président «confus», mais il n’est pas exclu que cela ait été un piège tendu à Poutine. Rappelons-nous que les Etats-Unis avaient tendu un piège similaire à Saddam Hussein, par l’intermédiaire de leur ambassadrice April Glaspie qui avait laissé entendre que les Etats-Unis n’interviendraient pas s’il envahissait le Koweït. On connaît la suite.

De nombreux articles dans les médias ont rappelé que le sénateur d’Etat américain James Baker s’était engagé auprès de Michaël Gorbatchev qu’en échange d’une Allemagne réunifiée membre de l’OTAN, il n’y aurait pas d’élargissement d’«un pouce» de l’Alliance atlantique vers l’Est. Une promesse brisée. Elle s’est élargie de plus de 1000 kilomètres vers l’Est. Les Etats-Unis qui, en vertu de la Doctrine Monroe (1823), condamnent toute intervention européenne dans les «affaires» de tout le continent américain sont bien mal placés pour reprocher à la Russie, qui a été envahie par Napoléon et Hitler à travers les plaines de l’Ukraine, de vouloir protéger ses frontières.

Dans un important article, publié dans l’édition septembre/octobre 2014 de la prestigieuse revue Foreign Affairs, intitulé «Why the Ukraine Crisis Is the West’s Fault», John J. Mearsheimer, professeur à l’Université de Chicago, proposait de faire de l’Ukraine un Etat tampon [neutre], comme l’a été l’Autriche au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. L’Autriche, rappelons-le, n’est pas membre de l’OTAN. Dernièrement, le Globe & Mail, en éditorial, et Jocelyn Coulon [journaliste conseiller auprès du ministère des Affaires étrangères entre 2016 et 2017], dans une chronique publiée dans La Presse+, se faisaient les avocats de la même idée.

Nous la faisons également nôtre et nous pressons toutes les personnes éprises de paix à soutenir cette position et à demander la mise à l’écart du cabinet de la ministre Chrystia Freeland. (Article publié sur le site québécois L’Aut’Journal, le 26 janvier 2022; David Mandel en a fait une traduction anglaise pour The Bullet)

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[1] Chrystia Freeland est la vice-première ministre et ministre des Finances du Canada. Selon le site du gouvernement, «elle a commencé sa carrière en journalisme en Ukraine, comme correspondante indépendante du Financial Times, du Washington Post et de The Economist, elle a occupé de nombreux postes au Financial Times of London. De 1999 à 2001, elle a été rédactrice en chef adjointe du Globe and Mail à Toronto, avant d’occuper le poste de rédactrice en chef adjointe au Financial Times, puis d’en être la rédactrice en chef pour les Etats-Unis.» Par la suite: «De novembre 2015 à janvier 2017, madame Freeland a assumé les fonctions de ministre du Commerce international, s’occupant de la supervision des négociations réussies de l’accord de libre-échange avec l’Union européenne, le CETA. De janvier 2017 à novembre 2019, elle a assumé les fonctions de ministre des Affaires étrangères. Pendant cette période, elle a défendu d’une voix forte la démocratie, les droits de la personne et le multilatéralisme dans le monde entier. En tant que ministre des Affaires étrangères, elle a dirigé et conclu la renégociation de l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA) entre le Canada, le Mexique et les États-Unis. En novembre 2019, madame Freeland a été nommée la vice-première ministre du Canada et la ministre des Affaires intergouvernementales. Dans ce rôle, elle a mené la réponse pancanadienne à la pandémie de Covid-19. Elle a été nommée la ministre des Finances en août 2020.» (Réd.)

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