Etats-Unis. Les racines historiques du racisme de Dylann Roof

Par Eric Foner

Dylann Roof, l’assassin présumé de neuf hommes et femmes dans l’église AME [African Methodist Episcopal] Emanuel à Charleston [voir l’article sur ce site], est clairement un individu dérangé. Le langage dans lequel il a puisé pour justifier son crime démontre pourtant le pouvoir durable des mythes historiques et de souvenirs. Avant d’ouvrir le feu contre ses victimes, Roof a, selon ce qui a été rapporté, expliqué ses actes en disant: «vous violez nos femmes et prenez possession du pays». Ce prétendu besoin de sauver les femmes blanches de violeurs noirs a des racines historiques profondes. Il a été invoqué pour légitimer le renversement violent de la Reconstruction [1863-1877, occupation militaire des Etats esclavagistes du Sud des Etats-Unis, assortie d’une série de mesures et de l’obtention de droits pour les anciens esclaves], la première expérience de démocratie interraciale du pays [voir l’article publié sur ce site].

Ida B. Wells (1862-1931)
Ida B. Wells (1862-1931)

Les victimes noires des lynchages en Caroline du Sud et ailleurs furent souvent décrites comme étant des violeurs, bien que – ainsi que la combattante anti-lynchage Ida B. Wells [1862-1931, journaliste et activiste afro-américaine, active notamment contre les lynchages et pour le suffrage féminin] l’a souligné – dans presque chaque cas l’accusation n’était qu’un «mensonge éhonté». Un violeur noir est l’une des figures centrales de The Birth of a Nation, film datant de 1915 de D.W. Griffith qui glorifie le Ku Klux Klan. The Tragic Era, l’histoire influente sur l’époque de l’après-Guerre civile de Claude Bower, publiée en 1929, décrit le viol dans le Sud comme le produit des droits politiques que les Noirs obtinrent durant la Reconstruction. Une affirmation grotesque au regard du nombre incalculable de femmes noires qui souffrirent d’agressions sexuelles lorsqu’elles étaient esclaves. La plainte de Roof selon laquelle les Noirs «prenaient possession» de l’Etat fait écho aux justifications en faveur de la violence raciste lors et après la Reconstruction ainsi que pour la privation des droits civiques des électeurs noirs au cours des années 1890.

Roof a un sens de l’histoire, aussi déformé soit-il. Il affirme avoir lu des «centaines» de récits d’esclaves, tous démontrant, pour sa plus grande satisfaction, avec quelle bienveillance les esclaves étaient traités – une idée qui a depuis longtemps été discréditée par les historiens mais que l’on trouve toujours sur des sites suprématiste blanc ainsi que dans des émissions de radio des conservateurs. Il s’est non seulement photographié arborant sur son vêtement les drapeaux de la Confédération [les Etats esclavagistes qui firent sécession en 1860-1, provoquant la Guerre civile], de l’Afrique du Sud de l’apartheid, ainsi que celui de Rhodésie lors de sa brève période d’indépendance sous domination blanche (1965-1980), mais il l’a aussi fait sur une plantation esclavagiste. Il a suffisamment de connaissances pour avoir choisi l’église Emanuel, un centre vital depuis longtemps de la vie et de la politique des Noirs, pour y frapper contre la communauté noire.

Richard Harvey Cain
Richard H. Cain (1825-1887)

Emanuel n’était pas seulement le lieu où priait Denmark Vesey [1767-1822, voir l’article sur ce site], qui prépara une insurrection d’esclaves à Charleston en 1822, mais aussi là où prêchait le révérend Richard H. Cain [1825-1887] lors de la Reconstruction. A l’instar de l’un de ses successeurs et victime Clément Pinçonnée, Cain utilisa l’église comme d’un tremplin pour le service public [au sens d’exercer une fonction publique, politique], qui compris notamment un mandat au Sénat de l’Etat où il œuvra à ce que les anciens esclaves puissent accéder à la terre. Plus tard, en tant que membre du Congrès, Cain rembarra un représentant blanc qui faisait référence à l’esclavage comme d’une institution civilisatrice des «barbares» noirs (ce qui n’est pas très différent de la perspective de Roof). Caïn répliqua que l’idée de civilisation de son collègue semblait équivaloir à guère plus qu’au «fouet et au pilori public». A la différence de Pinckney, Cain ne tomba pas victime de la violence, mais lui et sa famille vécurent avec une «peur permanente» et sa maison était gardée nuit et jour par des hommes armés.

J’ai enseigné en Caroline du Sud et donné des conférences dans cet Etat à de nombreuses reprises. J’ai toujours été traité avec courtoisie et respect. Roof ne représente pas tous les Blancs de l’Etat. Néanmoins, la Caroline du Sud n’a jamais véritablement fait face à son histoire tortueuse.

Voici quelques événements marquants du passé de l’Etat très fortement en faveur de l’esclavage, suprématiste blanc. En 1776, les délégués de Caroline du Sud au Congrès continental forcèrent Thomas Jefferson d’ôter de la Déclaration d’indépendance une clause condamnant l’esclavage. Les élites de Caroline du Sud figurèrent au premier rang, en 1787, de l’adoption dans la Constitution d’une clause sur les esclaves en fuite, ainsi que d’une disposition permettant l’importation d’esclaves depuis l’étranger de se poursuivre durant vingt années supplémentaires. Jusqu’en 1860, une coterie soudée de propriétaires de plantations contrôlait l’Etat; ils ne permirent même pas aux citoyens blancs de voter aux élections présidentielles (le corps législatif choisissait les membres du collège électoral de l’Etat).

Avant la Guerre civile, la Caroline du Sud était l’un des deux Etats, avec le Mississippi, où presque la majorité des familles blanches possédaient des esclaves et qui avait la plus grande proportion de Noirs parmi sa population (presque 60% en 1860). Cette combinaison produisit un trait unique d’extrémisme en défense de l’esclavage. L’Etat fut le berceau de la nullification [invalidation d’une loi fédérale invoquée par un Etat membre; dans ce cas, en 1832 la Caroline du Sud réclama l’abolition d’un tarif douanier protectionniste, favorisant les industries du Nord contre l’économie esclavagiste exportatrice du Sud], le premier Etat à faire sécession [le 20 décembre 1860] ainsi que le lieu où fut tiré le premier coup de feu de la Guerre civile. Lors de la Reconstruction, les Noirs de Caroline bénéficièrent d’un bref moment d’égalité civile ainsi que d’un authentique pouvoir politique, mais il fut suivi d’une violente «Redemption» [1] suivit par des décennies de Jim Crow. Plus récemment, la Caroline du Sud mena la sortie de la Convention nationale du parti démocrate de 1948 afin de protester contre l’insertion d’un point sur les droits civiques dans la plate-forme du parti et soutint Strom Thurmond [1902-2003; membre du Sénat pour la Caroline du Sud pendant 48 ans, il quitta le Parti démocrate en 1964 pour rejoindre les Républicains en protestation contre le Civil Rights Act], enfant du pays, qui concourra comme candidat du «Dixicrat» [désigne un parti ségrégationniste à l’existence éphémère du nom de Parti démocratique pour les droits des Etats] pour les présidentielles. En 1964, elle a été l’un des cinq Etats du Sud profond à voter pour Barry Goldwater [2] pavant la voie de la «stratégie du sud» des Républicains (reconquête face au Parti démocrate), qui faisaient appel au ressentiment des Blancs contre les conquêtes des droits civiques des Noirs.

Le massacre de Charleston n’est pas non plus le seul exemple de massacre de masse de Noirs de Caroline du Sud. Lors de la Reconstruction le Ku Klux Klan lança un règne de terreur dans plusieurs parties du pays qui fit plusieurs dizaines de morts. Le massacre de Hamburg en 1876, au cours duquel plusieurs Noirs furent assassinés de sang-froid, fut une étape cruciale dans le renversement de la Reconstruction. En 1968, à Orangeburg, des agents de la patrouille des autoroutes tuèrent trois élèves Noirs et en blessèrent une vingtaine d’autres. Cet incident, malheureusement, a été largement oublié, à la différence de l’assassinat d’étudiants noirs deux ans plus tard à Kent State.

Les idées sur l’histoire légitiment et façonnent le présent. L’utilisation publique de l’histoire nous fournit beaucoup de renseignements sur les valeurs d’une société. A l’instar d’autres Etats du Sud, des statues de généraux confédérés, de Klansmen [membres du Ku Klux Klan] et de ségrégationnistes remplissent le paysage de Caroline du Sud. Bien que récemment une statue à Denmark Vesey ait été érigée à Charleston et que des sites historiques tels que la plantation de Drayton Hall ainsi que celui du National Park Service’s Fort Sumter [l’attaque des confédérés contre ce fort, au large de Charleston, marque l’un des premiers épisodes de la Guerre civile de 1861-65] ont modifié leurs présentations, afin de pouvoir traiter de manière propre «l’expérience noire», la Caroline du Sud n’a pas de monuments dressés aux victimes de l’esclavage et presqu’aucun en souvenir des dirigeants noirs de l’époque de la Reconstruction ou d’autres. Il a fallu attendre 1998 pour que le portrait de Jonathan J. Wright, qui fut le premier membre Afro-américain de la cour suprême de Caroline du Sud, rejoigne les peintures de tous les juges blancs de l’Etat dans le palais de justice.

Cet étalage public tronqué de l’histoire confronte les habitant·e·s de Caroline du Sud, blancs et noirs, chaque jour avec un message fort sur qui dirige l’Etat. Les dirigeants de Caroline du Sud ne peuvent abolir la haine qui se répand sur internet. Mais s’ils sont sérieux sur la manière dont l’Etat remémore et représente son histoire, ne les laissons pas seulement ériger un mémorial au révérend Pinckney et aux autres victimes, mais aussi des statues aux dirigeants noirs de la Reconstruction et d’autres figures courageuses de la lutte pour les droits civiques, tels que Levi Pearson. Ce dernier déposa plainte en 1947 contre le district scolaire de son enfant afin de protester contre le financement inadéquat de l’éducation des Noirs. Sa maison fut attaquée en rétorsion.

Le mouvement naissant réclamant que le drapeau confédéré soit retiré en Caroline du Sud et dans d’autres Etats est un important premier pas. Toutefois, même après qu’il soit enlevé, la présentation publique de l’histoire en Caroline du Sud restera biaisée et unidimensionnelle. Ceci, parmi de nombreuses autres choses, doit changer. (Article publié dans The Nation, le 25 juin 2015; traduction A L’Encontre. Eric Foner est historien, spécialiste de la Guerre civile et de la Reconstruction. Aucun de ses ouvrages n’a été traduit en français. Deux articles ont été publié sur ce site, en date du 4 avril 2015 et du 10 juillet 2013).

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[1] Ce terme désigne la coalition de démocrates qui instaura un pouvoir, de fait, de parti unique dans le Sud et le démantelèrent toutes les conquêtes de la Reconstruction. (Rédaction A l’Encontre)

[2] Barry Goldwater (1909-1998) fut candidat républicain aux présidentielles de 1964. Cette candidature marqua un moment de la prise de contrôle du Parti républicain par l’aile la plus conservatrice. Donald Reagan marquera la consolidation de cette tendance avec sa présidence de 1981 à 1989. D’ailleurs Reagan (acteur de seconde zone) et John Wayne firent campagne pour Goldwater. Ce dernier resta sénateur de l’Arizona et développa une influence dans le lobby favorable au renforcement des forces armées. En 1964, le Parti démocrate fit campagne contre Goldwater en le présentant comme un président capable d’utiliser l’arme nucléaire. (Réd. A l’Encontre)

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