Etats-Unis. «Les émeutes sont-elles contre-productives?»

Par Matteo Tiratelli

Lorsque certaines des récentes manifestations de Black Lives Matter suite au meurtre de George Floyd se sont terminées par des émeutes, un regard sur le passé a été immédiat et prévisible: des visions différentes de l’héritage de Martin Luther King ont été mises en débat, des interprétations rivales du mouvement des droits civiques se sont multipliées et des enseignements contrastés en ont été tirés.

Il ne peut y avoir d’interprétation unique des turbulentes années 1960, mais nous pouvons tirer de nombreux enseignements des travaux historiques sur cette période. En particulier, l’analyse récente d’Omar Wasow (American Political Science Review, Volume 114, Issue 3, August 2020) sur les tactiques du mouvement des droits civiques présente un argument provocateur selon lequel la protestation «non violente» a contribué à façonner un débat national qui a permis d’améliorer la visibilité de l’agenda des droits civiques et a conduit à des gains électoraux pour les démocrates au début des années 1960.

En revanche, Omar Wasow affirme que les émeutes qui ont eu lieu dans les villes américaines après l’assassinat de Martin Luther King ont poussé les Étasuniens blancs vers la rhétorique de la «loi et l’ordre», ce qui a provoqué un grand déplacement des électeurs blancs vers le Parti républicain et a aidé Richard Nixon (1969-1973) à remporter peu après l’élection présidentielle de 1968.

Cet argument est controversé et a même coûté son emploi à l’analyste politique David Shor qui a récemment tweeté sur cette thèse de Wasow. David Shor a reçu une réponse hargneuse de la part de ceux qui y voyaient une attaque «sourde» contre la protestation légitime. A la base de cette controverse, il y a des questions importantes sur la pertinence d’un «choix tactique» en faveur des émeutes, sur les personnes que ce choix rend responsables de l’injustice raciale actuelle, et sur ce que le fait que nous ayons ce débat révèle des opinions des gens sur la politique et ses priorités.

Comme l’avait prévenu Martin Luther King en 1968: «Une émeute est le langage de ceux qui ne sont pas entendus. Et qu’est-ce que les Etats-Unis n’ont pas entendu? … ils n’ont pas entendu que de larges secteurs de la société blanche sont plus préoccupés par la tranquillité et le statu quo ante que par la justice et l’humanisme.»

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Mais les mouvements sociaux ne peuvent pas se permettre d’ignorer complètement les arguments d’Omar Wasow. L’idée que des protestations violentes puissent être risquées n’est pas surprenante, car dans les sociétés qui se targuent d’être «pacifiques», les émeutes violent de nombreuses valeurs libérales considérées comme acquises. L’analyse quantitative rigoureuse d’Omar Wasow donne à cette argumentation un fondement historique. Mais elle a aussi des résonances évidentes pour aujourd’hui, au moment où le président Trump se présente pour sa réélection sur une plateforme en faveur de «la loi et l’ordre», sur fond de protestations de rue dans des villes comme Portland et Kenosha.

Cependant, les implications des arguments de Wasow ne sont pas aussi simples qu’elles peuvent paraître. Une question immédiate concerne sa méthodologie et l’ampleur des effets qu’il estime. Les modèles présentés dans l’article de Wasow ne comportent aucun critère temporel, ce qui est normalement inclus dans les analyses statistiques pour contrôler les tendances générales affectant la société dans son ensemble, tendances qui, nous le supposons, se seraient produites de toute façon.

Dans une annexe à son document, Wasow présente quelques modèles avec des critères de contrôle temporel et ceux-ci réduisent de manière significative l’effet négatif des émeutes sur l’opinion des Étasuniens blancs. Il est difficile de dire, sans une analyse plus approfondie, si cela affecte son affirmation selon laquelle Nixon aurait perdu l’élection présidentielle de 1968 en l’absence d’émeutes. Mais en laissant de côté l’ampleur précise de l’effet, il semble plausible de dire que les protestations violentes ont aliéné au moins certains alliés potentiels du mouvement des droits civiques, et que cela aurait pu avoir des conséquences électorales importantes.

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Mais une autre chose ressort clairement des données sur l’opinion publique que Wasow recueille. Même au plus fort des protestations censées être «non violentes» du début des années 1960, l’agenda des droits civiques n’a été que momentanément placé au premier plan du débat national. Les changements brusques qui caractérisent le déroulement des protestations dans le temps semblent se refléter dans la nature temporaire des variations de l’opinion publique qu’elles peuvent provoquer.

Cela soulève de sérieuses questions sur l’efficacité des manifestations dont le but premier est de changer l’opinion publique, car elles se déroulent à une échelle temporelle complètement différente des cycles lents de développement politique, de renforcement des institutions et de croissance culturelle qui sont nécessaires à un changement politique fondamental. Si les hommes politiques savent que l’attention des gens se dissipera probablement au bout de quelques mois, ils ne sont guère incités à poursuivre des réformes significatives.

La nature transitoire des changements de l’opinion publique illustrée dans le graphique 1 est étayée par un ensemble plus large de preuves. Par exemple, Michael Biggs, Chris Barrie et Kenneth Andrews ont récemment montré que le mouvement des droits civiques n’avait que des effets négligeables à long terme sur l’attitude des Étasuniens blancs, ce qui fait qu’ils ne sont pas plus susceptibles d’avoir des opinions libérales sur la question raciale ou de soutenir le Parti démocrate. Donc, si l’on peut également s’interroger sur les effets de manifestations plus «respectables», qu’en est-il des émeutes?

Un aspect souvent ignoré des émeutes est leur capacité à produire de nouvelles générations de dirigeants et d’organisateurs et à servir d’inspiration pour les luttes futures. Comme l’explique Vicky Osterweil dans son livre In Defense of Looting (Bold Type Books, aôut 2020), de nombreux mouvements politiques importants sont nés dans des moments d’insurrection émeutière – Stonewall [manifestations spontanées et violentes contre un raid de la police en juin 1969 à New York] en étant un exemple évident et important. Les défis méthodologiques que représentent la mesure et l’évaluation de ces effets culturels à long terme sont énormes, mais cela ne signifie pas qu’il faille les écarter.

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Il faut également se demander si les émeutes ne doivent pas être considérées comme une «tactique». Il est évident qu’elles ne sont pas «programmées» de la même manière qu’une manifestation ou une protestation. Elles ne sont pas non plus aussi faciles à contenir et à contrôler qu’une marche ou une réunion publique. Plutôt que de se demander si les émeutes sont «efficaces», nous devrions peut-être nous demander s’il s’agit de réactions justifiables. Les expressions de chagrin ou de colère peuvent ne pas faire grand-chose pour remettre en cause ou changer la situation qui les a provoquées, mais elles peuvent quand même être considérées comme des réactions appropriées et importantes. Je comprends la logique conséquentialiste qui consiste à se concentrer sur l’efficacité des émeutes, mais nous devrions également être ouverts à d’autres cadres d’évaluation.

Enfin, il convient de se demander si la réaction brutale aux émeutes de la fin des années 1960, comme cela a été signalé plus haut, risque de se reproduire en 2020. D’une part, les deux séries d’émeutes ont eu lieu peu avant les élections présidentielles. Les enjeux sont donc tout aussi importants. Mais, d’autre part, l’environnement médiatique très différent d’aujourd’hui peut modifier le pouvoir des màdias de présenter ces événements de manière positive ou négative.

Les médias sociaux, par exemple, se sont révélés essentiels lors de la récente vague de protestations contre le racisme et les brutalités policières, permettant le partage d’images et de vidéos et servant d’outil éducatif et de plaidoyer essentiel. Jusqu’à présent, l’impact des protestations sur l’opinion publique a été largement positif, avec un nombre bien plus important de personnes citant la race et le racisme comme étant le problème le plus important (auquel les États-Unis sont confrontés), plus que la criminalité et la violence – bien que cette dernière (la violence) ait augmenté depuis mai 2020, en particulier dans certains secteurs de la population.

Si la hausse de l’attention portée au racisme, illustrée par le graphique 2, est bien plus faible que la tendance équivalente des années 1960, le contexte de Covid-19 rend toute comparaison directe extrêmement difficile, surtout lorsque la question posée par les enquêteurs concerne le «problème le plus important auquel nous sommes confrontés».

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Il convient également de souligner que les effets de tout événement sur l’opinion publique ne sont que partiellement déterminés par les caractéristiques de l’événement lui-même. Beaucoup plus significative est la lutte politique pour le représenter d’une manière particulière dans l’imagination du public.

Ainsi, plutôt que de critiquer les émeutes qui ont déjà eu lieu, nous devrions nous attacher à souligner l’absurdité d’une logique dans laquelle le meurtre systématique est excusé mais les dommages matériels sont condamnés; à démontrer l’horreur permanente de la violence raciste; et à dépeindre la myriade de façons dont l’oppression structurelle est reproduite. C’est le combat auquel nous devons nous consacrer à nouveau. (Article publié sur le site OpenDemocracy, le 1er septembre 2020; traduction A l’Encontre)

Matteo Tiratelli enseigne la sociologie à l’UCL.

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