Par Osvaldo Russo
Le Brésil est un pays d’origine colonial-esclavagiste qui a adopté depuis les premiers temps de sa «découverte» le régime des capitaineries héréditaires comme forme d’appropriation de son territoire. La Loi Aurea [la loi d’abrogation de l’esclavage du 13 mai 1888] fut signée et la République proclamée, mais la terre ne fut pas pour autant distribuée aux esclaves.
Aujourd’hui, le Brésil présente une concentration foncière élevée dans toutes les régions du pays et, malgré les récentes avancées dans les politiques sociales – l’augmentation réelle du salaire minimum notamment et le transfert d’une fraction de la richesse vers les plus pauvres – il y a encore d’immenses poches d’extrême pauvreté dans les campagnes et dans les villes (16 millions de personnes, parmi lesquelles presque la moitié réside dans la zone rurale). Le président de l’IPEA (Institut de Recherche en Economie Appliquée), Márcio Pochmann, a raison lorsqu’il affirme que les réformes agraires et du système d’imposition sont nécessaires pour garantir une «soutenabilité» au Plan Brésil Sans Misère, lancé par Dilma Rousseff en juin 2011.
Le Recensement Agropécuaire [production agricole et élevage] de 2006 révèle que les petites propriétés (possédant moins de 10 hectares) occupent à peine 2,7% de la surface occupée par des établissements ruraux. Les grandes propriétés (de plus de mille hectares) occupent quant à elles le 43% de la surface totale. Mais, quantitativement, les petites propriétés représentent le 47% du total des exploitations rurales dans le pays, alors que les latifundia correspondent à peine au 0,9% de ce total. Le soja, qui constitue le produit symbolique de l’agronégoce, est la culture qui s’est le plus répandue dans le pays durant la dernière décennie. Dans la période allant de 1995, date du recensement antérieur, et le recensement de 2006, la production du soja a augmenté de 88,8%. Cela a continué.
Entre 1995 et 2006, il y a eu de nombreuses luttes sociales dans les campagnes, mais même ainsi la concentration de la propriété terrienne a augmenté. La concentration scandaleuse de terre au Brésil est le fait même de notre héritage colonial et esclavagiste. En 1995, il y a eu le Massacre de Corumbiara (Etat de Rondônia). L’année 1996 est celle du Massacre d’Eldorado dos Carajás (Etat du Pará). En 1997, il y a eu la Marche des 100 mille (une Marche organisée par le MST) qui a obtenu une audience nationale et internationale. La mobilisation sociale a été intense à partir de 1993, lorsqu’ont été promulguées la Loi Agraire et la Loi du «Rito Sumário» [procédure sommaire, simplifiée et concentrée dans le temps, soit un changement de dispositions – entre autres, art. 275 – du Code de procédure civile], deux lois qui ont réglementé le chapitre sur la réforme agraire dans la Constitution de 1988. Entre 1995 et 2002, malgré le fait que des installations [de familles] aient été effectivement réalisées, la criminalisation des mouvements sociaux a été grande, particulièrement celle du MST.
Il a été prouvé que la petite propriété emploie et produit beaucoup plus que le latifundium. Le Recensement Agropécuaire de 2006 confirme ce que les chercheurs et les militants disent: bien qu’ils représentent à peine plus de 30% du total des surfaces, les petits établissements emploient plus de 84% des personnes de ce secteur. Les chiffres montrent aussi que ces travailleurs font partie de l’agriculture familiale, dont les 12,8 millions de producteurs représentent le 77% des personnes occupées. Les informations de l’Institut Brésilien de Géographie et de Statistique (IBGE) révèlent encore que l’agriculture familiale est plus efficace dans l’utilisation de ses terres, générant une valeur de production de 677 reais (321 CHF) par hectare, alors que celle qui n’est pas familiale génère une valeur de 358 reais (167 CHF) par hectare.
Ces chiffres peuvent contribuer à ce que le gouvernement et la société se mobilisent et accélèrent les changements nécessaires dans les politiques en faveur des milieux ruraux, donnant plus d’importance à la réforme agraire et à l’agriculture familiale et paysanne. Cela doit se faire concrètement par l’allocation de plus grandes ressources budgétaires et financières à ce secteur et par l’adoption de nouveaux indices de productivité pour la réforme agraire, puisque les actuels sont vieux de 37 ans. [De ces indices dépendent, en partie, les décisions ayant trait à la possibilité d’exproprier – contre compensation – des fractions d’un latifundium car ne répondant pas aux indices de productivité; autrement dit des terres délaissées, parfois de mauvaise qualité.]
Les services publics de développement rural et d’assistance technique ont été fortement déstructurés tout au long des années 1990. La société Embrater [Entreprise Brésilienne d’Assistance Technique et d’Extension Rurale], aujourd’hui disparue, avait une culture de politique publique d’Etat tournée vers les intérêts nationaux et ceux de la majorité du peuple brésilien. La mise au rebut de l’assistance technique et de l’extension rurale fait partie de la politique néolibérale de liquidation de l’Etat promue sous les gouvernements de Collor [Fernando Collor de Mello, président de mars 1990 à décembre 1992, sera destitué pour corruption] et de FHC [président de 1995 à janvier 2003, deux mandats]. En plus de tout cela, la déstructuration de l’assistance aux petits agriculteurs a favorisé l’agronégoce.
L’expansion de la monoculture du soja (63,9% en surface), de l’élevage et de l’agronégoce, à côté de l’action criminelle des grileiros [grilagem: falsification de documents pour s’approprier illégalement des terres] et des madeireiros [coupeurs de bois, bûcherons], en Amazonie et au Centre-Ouest du Brésil, est responsable de l’avancée de la déforestation et de la concentration des terres dans la région. La culture de la canne à sucre a pris une ampleur préoccupante dans l’Etat de São Paulo et dans d’autres Etats également, ce qui peut conduire, s’il n’y a pas de réglementation, à une compétition avec la production d’aliments nécessaires à la population locale. Sans régulation, notre souveraineté alimentaire subira de graves préjudices.
D’un côté, le modèle agricole hégémonisé par l’agronégoce, avec l’utilisation d’agrotoxiques [divers produits utilisés dans l’agriculture et qui sont toxiques] et de semences transgéniques est responsable de l’empoisonnement de l’agriculture brésilienne. D’un autre côté, l’absence d’éducation environnementale, dans les écoles autant que dans les médias, crée un vide dans la conscientisation de la société, là où le profit prévaut sur la nécessité d’une alimentation saine pour la population brésilienne.
La logique de concentration foncière est endémique dans l’histoire brésilienne. Le recensement de l’IBGE montre que si dans 2600 municipalités la concentration a bel est bien diminué, cela n’a pourtant pas empêché la moyenne nationale de croître. Tous les chiffres confirment cette concentration tout au long des années 1990 et 2000, alors qu’un million de familles ont été installées du des terres au Brésil depuis la création de l’Incra [Institut National de Colonisation et de Réforme Agraire] en 1970 (plus de 60% de ces installations ayant été effectuées de 2003 à aujourd’hui), et que le Pronaf [Programme de politique rurale lancé en 1995) ait crû de presque huit fois (passant d’un peu plus de 2 milliards de reais dans la période 2002-2003 à 16 milliards de reais prévus pour la période 2011-2012).
L’approbation du nouveau projet de Code Forestier par la Chambre des Députés (non seulement les environnementalistes et les travailleurs ruraux, mais la société brésilienne tout entière espère que la présidente Dilma utilise son pouvoir constitutionnel de veto) démontre la connexion existant entre le vieux et le nouveau latifundium prédateur. L’articulation d’intérêts entre l’agronégoce, les grandes entreprises transnationales d’intrants pour l’agriculture, les transnationale contrôlant le secteur alimentaire et les banques est préoccupante. Tout ci annule tout effort de distribution de la terre et d’appui à l’agriculture durable au Brésil.
(Traduction A l’Encontre)
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Osvaldo Russo est l’ex-président de l’Incra et le directeur d’Etudes et Politiques Sociales de la Compagnie de Planification du District Fédéral (Codeplan). Cet article a été publié dans Correio da Cidadania du 3 mai 2012.
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