La crise argentine: mise en perspective sur le long terme

Par Rolando Astarita

Déclenchée par la crise des taux de change, l’économie argentine est entrée en récession. En septembre 2018, l’activité industrielle s’est effondrée de 11,5%, en glissement annuel; la construction a reculé de 4,2%, également sur un an. L’utilisation de la capacité industrielle installée, en septembre 2018, était de 61,1% (INDEC, Institut national de la statistique et du recensement). L’évolution de l’activité économique en 2018, mesurée par l’indicateur mensuel (INDEC), peut être observée dans le graphique suivant:

Graphique 1

Le PIB devrait baisser de 2.5 % en 2018 et rester négatif au moins jusqu’à la mi-2019.

D’octobre 2017 à octobre 2018, le dollar a augmenté de 100%. Il ne s’est stabilisé qu’avec des taux de 70% d’intérêt payés par la Banque centrale (ce qui donne lieu à d’importants bénéfices via le «carry trade», soit en jouant sur un différentiel de taux d’intérêt). Les banques appliquent (début novembre 2018) des taux de 75% pour les opérations à très court terme, telles que les avances sur compte courant, avec pour conséquence l’effondrement du crédit.

L’inflation au cours des 12 derniers mois (jusqu’en octobre) est de 45,9% (INDEC). En octobre, la consommation a baissé (en glissement annuel) de 9,4% (Cámara Argentina de la Mediana Empresa). Au cours des dix premiers mois de 2018, les salaires ont baissé, en termes réels, de 10 à 16%. De janvier à août de cette année, 106’000 emplois enregistrés ont été perdus (Ministère du travail), en plus de la baisse de l’emploi informel (plus de 30% des travailleurs employés le sont dans le secteur informel). Compte tenu de la baisse des salaires, de la réduction des emplois et des heures travaillées, la baisse du revenu familial en 2018 se situera entre 11% et 18%.

La perspective à long terme

La crise actuelle s’inscrit dans une longue histoire de baisse récurrente du PIB, comme le montre le tableau suivant (graphique 2), qui enregistre les variations annuelles PIB depuis la crise de 1975 à celle de 2018 (premier semestre). Nous prenons comme référence la crise de 1975 puisqu’il s’agit de la dernière crise survenue dans le cadre de l’ISI – c’est-à-dire l’industrialisation par substitution des importations (autrement dit le programme de développement de l’industrialisation prenant appui sur le marché intérieur).

Graphique 2

Tout au long de ces 43 années, il y a eu pas moins de 18 «croissances négatives» du PIB. En 1981-1982, 1988-1990 et 1999-2002, les chutes étaient supérieures à 10%. Bien que les reculs se combinent avec des années de croissance, et même une croissance élevée.

Précédant ou accompagnant ces récessions, il y a aussi une longue séquence de crises du taux de change, suivies d’une inflation élevée. Voici, les épisodes les plus marquants, depuis 1975:

  • Entre avril 1975 et avril 1976, le prix du dollar a augmenté de 600% (par rapport au peso argentin). En 1975, les prix ont augmenté de 183% et de 444% en 1976. Au cours des cinq années suivantes, jusqu’en 1981, l’inflation annuelle moyenne a été de 156%.
  • De juin 1980 à juin 1982, le dollar a augmenté de 1200%. Depuis 1982, une nouvelle accélération s’est produite: en 1982, l’inflation se situait à 344% ; en 1983 à 434% ; en 1985 à 385%. Elle s’est ralentie entre 1986 et 1987.
  • De février 1988 à février 1991, le prix du dollar a été multiplié par 1662 (en passant de 6,18 pesos ($) à 10’275 $). L’inflation est montée en flèche depuis le début de 1988: cette année-là, elle fut de 388%; en 1989, elle a atteint 3080%; en 1990: 2314%. Ces processus d’hyperinflation furent coupés avec la loi de Convertibilité (un ratio fixe de 1 peso = 1 dollar est établi par la loi).
  • Entre novembre 2001 et décembre 2002, se produit la fin de la Convertibilité et le dollar augmente de 240%. La hausse des prix en 2002 a été de 41% (face à une déflation de 1,1% en 2001).
  • De janvier 2013 à janvier 2014, le prix du dollar a augmenté de 56,7%. L’inflation (Índice de Precios Congreso) s’accélère en 2014 et atteint 38,5% (contre une moyenne annuelle de 23,5% entre 2007 et 2013).
  • Entre septembre 2017 et octobre 2018, le prix du dollar a augmenté de 114%. L’inflation passe de 25% en 2016 à 45% (prévision) en 2018.

Ces violentes fluctuations du taux de change nominal et des taux d’inflation ont entraîné de fortes variations du taux de change réel. Le graphique ci-dessous montre comment le taux de change réel multilatéral [par rapport à un groupe de monnaie] a varié entre 1997 et aujourd’hui.

Graphique 3

Source: Banque centrale RA (BCRA)

Interprétation subjective ou matérialiste

Face aux crises successives, aux chutes du PIB, aux dévaluations et aux hausses de prix, existent deux types fondamentaux d’interprétations. L’une soutient que ces évolutions s’expliquent par des raisons exogènes à l’économie, essentiellement par des politiques erronées des gouvernements. Cette explication est commune aux penseurs de droite – «la crise se produit parce que l’Etat dépense au-delà de ses moyens» – comme à ceux qui s’identifient au centre dit progressiste – «les crises se manifestent parce que les gouvernements sont corrompus». Mais l’explication mettant l’accent sur les facteurs exogènes s’étend aussi à une grande partie de la gauche et aux représentants du nationalisme de la petite bourgeoisie. Selon ces dernières approches, les crises sont le produit des programmes pernicieux et du pillage des gouvernements néolibéraux et pro-impérialistes. C’est pourquoi la solution aux problèmes passerait par l’accès au pouvoir de forces politiques ayant une pensée nationale, plus ou moins de gauche.

Dans l’ensemble, il s’agit de variantes de l’«idéalisme subjectif» (formule de Lénine, caractérisant le populisme), dont le noyau commun est la conviction que les gens, avec leurs idées et leurs sentiments, sont les libres architectes de l’histoire.

L’approche opposée à la précédente, que nous partageons, est matérialiste. Elle soutient que les crises ne peuvent pas être comprises comme une simple succession de contingences fortuites, ou provoquées par les idées de tel ou tel dirigeant, mais doivent être expliquées à partir des relations sociales dominantes, du degré ou de l’intensité de la lutte des classes et du développement atteint par les forces productives du pays, par rapport au développement des forces productives d’ensemble (globales), et le marché mondial. D’où la nécessité de se concentrer sur le processus d’accumulation.

La centralité de l’investissement et la structure sociale de l’accumulation

L’une des plus grandes réalisations de l’économie politique classique a été d’avoir découvert que l’accumulation, c’est-à-dire l’investissement productif du surplus, est la principale force du développement économique. Par conséquent, pour les classiques, l’important était de développer le travail productif, de générer des profits qui seraient réinvestis pour générer plus de profits. Il s’agit d’un processus circulaire, ou en spirale, très éloigné de «l’allocation efficace de ressources données» qui caractérise, elle, l’économie néoclassique.

La même idée que les classiques, nous la retrouvons chez Marx: pour qu’il y ait une reproduction élargie du capital, il faut que le capitaliste réinvestisse la plus-value, qu’il acquiert des moyens de production et de la force de travail. «L’utilisation de la plus-value comme capital, ou la conversion de la plus-value en capital, est ce qui est qualifié d’accumulation du capital.» (Marx, 1999, t. 1, p. 713). Ainsi, une fois la masse de la plus-value donnée, «l’ampleur de l’accumulation dépend… de la répartition de la plus-value entre le fonds d’accumulation et le fonds de consommation, entre capital et revenu.» (ibid, 730). La plus-value qui est dépensée en revenus, c’est-à-dire pour la consommation ou diverses dépenses en capital, ne permet pas d’accroître la capacité de production. Il en va de même pour la plus-value utilisée afin de soutenir les dépenses improductives de l’Etat. Par conséquent, la clé du développement des forces productives – le développement technologique et l’expansion de la production – réside dans ce qui est fait de la plus-value et dans la part de cette dernière qui est investie de manière productive.

Eh bien, en dernière instance, la raison de la crise en Argentine est qu’une partie substantielle de la plus-value n’est pas réinvestie de manière productive. Pour cette raison, les crises ne sont pas du type des crises classiques de surproduction, de suraccumulation du capital, mais lié à une carence (insuffisance). Par exemple, personne ne peut dire qu’au cours des 15 ou 20 dernières années, le capitalisme argentin a surinvesti dans la production d’énergie, le transport, la haute technologie, etc. C’est pourquoi, au fur et à mesure que nous avançons, les crises tendent à éclater du côté de la balance des paiements et se manifestent notamment par une crise du taux de change, «connecteur» entre l’espace national de valeur (des forces productives «internes») et le marché mondial.

Analyser les raisons profondes (déterminantes) de la faiblesse de l’accumulation dépasse les limites de ce travail. Quoi qu’il en soit, nous notons l’importance, à notre avis, qu’acquiert l’approche connue sous le nom de «structure sociale de l’accumulation», élaborée par David Gordon (1980) et d’autres marxistes américains. Pour l’essentiel, Gordon soutient que les capitalistes n’investiront pas dans la production s’ils ne peuvent raisonnablement calculer un taux de rendement prévu (anticipé). Si cette possibilité n’est pas donnée, ils chercheront la rentabilité en plaçant l’argent dans la sphère financière (pour un pays comme l’Argentine, nous dirons dans le secteur financier extérieur).

Mais les attentes et les calculs de rentabilité ne se fondent pas seulement sur des variables sur lesquelles les capitalistes ont une influence directe, mais aussi sur un ensemble de relations sociales qu’ils ne peuvent transformer en tant que personne. Ces conditions comprennent des facteurs économiques, tels que la disponibilité du crédit et le niveau prévu de la demande, la stabilité monétaire ou du taux de change, la facilité d’accès et la disponibilité des intrants (biens intermédiaires) – qu’ils soient produits localement ou importés – ou l’adaptabilité des structures étatiques afin de favoriser les entreprises, ou encore la reproduction de la main-d’œuvre. Mais elles incluent également des facteurs sociaux et politiques, tels que la stabilité des gouvernements des pays dans lesquels ils investissent leur capital ainsi que le soutien de la politique gouvernementale à l’accumulation en général. Et tout particulièrement, le degré de résistance et la capacité de mobilisation des masses ouvrières et populaires. Ce sont tous des facteurs qui nuisent, ou favorisent, l’accumulation du capital.

Le fait à prendre en compte est donc qu’une partie importante du surplus n’est pas réinvestie de façon productive. Une fraction est orientée vers des dépenses improductives (y compris les dépenses de l’Etat), ou est destinée à la construction immobilière (selon une logique de rente). Par exemple, on considère qu’une part très importante des revenus élevés perçus par les propriétaires du secteur agraire lors de la hausse des prix des matières premières – entre 2003 et 2008 – a été canalisée vers la construction immobilière. Cela a contribué à la demande, mais n’a pas amélioré la matrice productive de l’économie. Une autre partie de l’excédent va à l’étranger parce que les transnationales ne réinvestissent pas leurs profits. Toutefois, le canal vers l’extérieur le plus important emprunté par le surplus est celui de la fuite des capitaux, mise en œuvre par la bourgeoisie argentine elle-même.

Dépenses improductives et fuite des capitaux

La fuite des capitaux traverse l’histoire économique de l’Argentine au cours des quatre dernières décennies. La crise du début des années 1980 a déjà été précipitée par une fuite importante de capitaux: 3838 millions de dollars (3,83 milliards) pour la seule année 1982 (lors des crises précédentes, le rôle central était joué par la balance commerciale et celle des comptes courants; les mouvements de capitaux étaient beaucoup plus limités).

Puis, entre 1989 et 1990, il y a eu un autre épisode de fuite massive de capitaux: 6688 millions de dollars. Avec la mise en place de la Convertibilité (en 1991), l’afflux de capitaux a été rétabli. Mais vers la fin de la Convertibilité, et pendant la crise de 2001-2002, une autre fuite massive de capitaux s’est produite. Selon la Commission d’enquête de la Chambre des députés sur les fuites de devises, rien qu’en 2001, plus de 16’000 millions de dollars (16 milliards) en devises sont sortis du pays. D’importantes sorties de capitaux ont également eu lieu durant les années 2000, en particulier à la suite du conflit de 2008 entre le gouvernement (de C. Kichner) et le secteur agricole. Globalement, entre 2002 et août 2018, la formation d’actifs extérieurs du secteur privé non financier a atteint 158’592 millions de dollars (INDEC).

En raison de ces flux, le stock d’actifs à l’étranger est important. En 2012, l’INDEC l’a estimé à 205’000 millions de dollars. Cependant, compte tenu d’autres facteurs, tels que les rendements générés par ces capitaux, le stock d’actifs à l’étranger aurait atteint, en 2010, 400’000 millions de dollars. D’autres estimations étaient proches de 374’000 millions de dollars en 2012 (voir Gaggero, Rua et Gaggero, 2013). Afin d’avoir une appréciation de la dimension du poids de ces sorties de capitaux, en 2010, le ratio richesse offshore/PIB aurait été de 109% (ibid).

Faible investissement productif et compétitivité

La faiblesse de l’accumulation se manifeste donc par le fait que la formation brute de capital fixe (FBCF), par rapport au PIB, reste à un niveau bas d’environ 20%, en moyenne; cela au cours des 25 dernières années. Très loin des niveaux d’investissement de la Corée du Sud ou de la Chine, par exemple. Même pendant la décennie considérée comme «industrielle» par les secteurs du progressisme, les investissements n’étaient pas particulièrement élevés, comme le montre le tableau suivant:

Graphique 4

L’une des conséquences de ce faible degré d’investissements est le bas niveau de productivité de l’économie argentine et la faible valeur ajoutée des exportations. En 2017, les produits primaires représentaient 25,4% des exportations totales, les produits manufacturés primaires (faible valeur ajoutée) 38,5%et les produits industriels 32% (les 4.1% qui restent sont les combustibles et l’énergie).

De leur côté, les exportations de «matériel de transport terrestre» (automobiles) représentaient 30% des exportations d’origine industrielle. La plupart d’entre elles (environ 60%) sont destinées au Brésil et auraient des difficultés à être compétitives sur d’autres marchés (INDEC). Plus important encore, le déficit de la balance commerciale industrielle en 2017 a atteint, selon les estimations de l’Union industrielle argentine, 35’000 millions de dollars. En 8 ans, de 2010 à 2017, son déficit accumulé s’est élevé à 243’185 millions de dollars. La part des exportations industrielles argentines dans les exportations mondiales totales en 2010 n’était que de 0,22% (selon les données de l’Organisation mondiale du commerce). La part des exportations argentines dans les exportations mondiales totales n’était, en 2017, que de 0,35%.

N’oublions pas non plus qu’une économie dont les principales exportations sont des matières premières (commodities) est plus vulnérable aux variations de la demande mondiale et aux fluctuations des prix qu’une économie à matrice productive diversifiée et à industries à forte valeur ajoutée. Deuxièmement, étant donné le poids des exportations alimentaires – primaires ou transformés – l’économie est fortement dépendante des facteurs climatiques. Ainsi, la sécheresse qui a frappé les campagnes en 2017 a eu des effets négatifs importants sur les exportations – non seulement pour les produits primaires, mais aussi pour les produits transformés d’origine agricole – et les comptes extérieurs. Enfin, mentionnons le poids des importations d’énergie depuis le milieu de la première décennie de l’an 2000, en raison du manque d’investissement dans le secteur.

Comptes extérieurs et croissance de la dette extérieure

Malgré la faiblesse concurrentielle de l’industrie argentine, la balance commerciale a longtemps été excédentaire grâce aux exportations de produits primaires et de produits manufacturés d’origine primaire. Au cours des 17 années allant de 1975 à 1991, un déficit commercial n’a été enregistré que durant deux années et l’excédent annuel moyen a été de 2342 millions de dollars (INDEC: voir aussi ce qui suit). En revanche, entre 1992 et 2001, la balance commerciale a été déficitaire, en moyenne, de 1504 millions de dollars par an. Après la rupture de la Convertibilité, et jusqu’en 2012, avec un taux de change élevé, et la hausse des prix des matières premières, les excédents commerciaux ont été importants; la moyenne annuelle a été positive à hauteur de 12’917 millions de dollars. Cependant, lorsque le taux de change réel élevé a disparu et que la hausse des prix des matières premières a pris fin, entre 2013 et 2017, la moyenne annuelle est tombée à seulement 1155 millions de dollars. En 2017, elle était déficitaire de plus de 8000 millions de dollars (voir ci-dessous).

En outre, bien que la balance commerciale ait connu de longues périodes d’excédent, ce qui s’est passé avec la balance des transactions (ou paiements) courantes a été très différent. Ainsi, entre 1975 et 1991, malgré les excédents commerciaux, le déficit annuel moyen de la balance des transactions courantes était de 1259 millions de dollars. Un excédent ne s’est produit que pendant quatre ans. Puis, depuis 1992 et 2002, la situation s’est aggravée: le déficit annuel moyen a été de 8783 millions de dollars. La situation s’est inversée en 2002 et 2009, alors que solde annuel moyen positif était de 6392 millions de dollars, mais avec une tendance baissière. Et à partir de 2010, la balance des paiements courants est devenue de plus en plus déficitaire jusqu’en 2017. Le déficit annuel moyen au cours de ces huit années était de 11’936 millions de dollars.

Les déficits de la balance courante ont été financés par les entrées de capitaux et, surtout, par la dette extérieure. Mais la dette extérieure a également financé la fuite des capitaux. A cet égard, Gaggero, Casparrino et Libman (2007) ont souligné la corrélation entre la dette extérieure et la fuite des capitaux. En 1974, la dette extérieure s’élevait à 7600 millions (7,6 milliards) de dollars et le stock des fuites de capitaux représentaient la moitié de ce chiffre, soit 3,8 milliards de dollars. En 1982, les chiffres étaient respectivement de 44 milliards et 34 milliards. Ces deux postes ont continué d’augmenter au cours des années 1980 et 1990 et, en 2001, les montants respectifs ont atteint 140’000 millions et 138’000 millions de dollars. Puis, au cours de la période 2002-2015, la formation des avoirs extérieurs du secteur privé a atteint 103’676 millions de dollars. Mais cette fois-ci, la fuite des capitaux a été financée principalement par les excédents de la balance commerciale et, ces dernières années, par la réduction des réserves en devises du gouvernement.

Naturellement, le service de la dette extérieure est un élément central expliquant les déficits de la balance des paiements courants, même les années d’excédents commerciaux.

Crise financière chronique et dette publique

La faiblesse de l’accumulation capitaliste se fait aussi la cause ultime de l’endettement croissant de l’Etat et de la crise budgétaire chronique. A cet égard, la première question à souligner est l’impossibilité de soutenir indéfiniment la demande par des dépenses budgétaires, comme le prétend le keynésianisme bâtard.

Bien sûr, dans certaines récessions, une injection de dépenses budgétaires peut servir de déclencheur à la reprise économique. Mais cela est conditionné par le fait que les capitalistes répondent au stimulus de la demande en réinvestissant leurs revenus, et leurs profits, dans le circuit de valorisation du capital. Si ce n’est pas le cas, le déficit budgétaire aura augmenté et la récession se poursuivra. Mais en même temps, si le budget est déficitaire, il doit être couvert, soit par l’endettement, soit par l’émission de monnaie. Dans le premier cas, l’encours de la dette augmente, ce qui peut exercer une pression sur le taux d’intérêt. C’est ce qui s’est produit en Argentine avec la tentative du gouvernement de Mauricio Macri de soutenir la demande, en 2016 et 2017, par le biais des dépenses de l’Etat et de l’endettement. Par ailleurs, le Trésor s’est endetté, en grande partie, en dollars, ce qui a contribué à l’appréciation du taux de change, et donc à la croissance du déficit de la balance des paiements courants. Ainsi, lorsque la crise du taux de change a éclaté – fuite des capitaux, hausse du prix du dollar – le poids du service de la dette a considérablement augmenté.

Dans le second cas – couverture du déficit par l’émission monétaire – les pressions inflationnistes augmentent et les actifs de la Banque centrale se détériorent, ce qui encourage l’achat de dollars comme moyen d’accumulation. C’est ce qui s’est passé dans le deuxième gouvernement de Cristina Kirchner. C’est pourquoi, face à la détérioration croissante des actifs de la Banque centrale, le second gouvernement de Cristina Kirchner (2011-2015) a progressivement commencé à s’endetter. Ainsi, alors qu’en 2011 l’encours de la dette publique de l’Etat était de 197’000 millions de dollars, il s’élevait à 240’665 millions de dollars fin 2015. Une augmentation de 22%. Rapportée au PIB, la dette de l’administration centrale est passée de 38.9% à 52.6%; de ce total, celle libellée en devises étrangères est passée, toujours dans la même période, de 12% du PIB à 13.9% (Ministère des Finances). Comme nous le verrons plus loin, le gouvernement de Mauricio Macri accélérera le taux d’endettement entre 2016 et 2018.

La dynamique des crises

Généralement, au cours des dernières décennies, les gouvernements ont eu recours à l’ancrage (le cas le plus notoire est celui la Convertibilité – de mars 1991 à mars 2002 – qui impliquait d’ancrer strictement le peso au dollar, loi appeler populairement celle «du un à un»), ou à un retard d’ajustement du taux de change, comme moyen de freiner l’inflation élevée. Pour ce faire, ils recourent souvent à l’entrée d’investissements de portefeuille [très volatiles] qui, attirés par des rendements élevés, financent les déficits de la balance courante et budgétaire. L’appréciation de la monnaie, à son tour, conduit à une certaine amélioration des conditions de vie de la population, mais au prix d’une détérioration de la situation extérieure. Cela atteint un point où les investisseurs considèrent les niveaux des déficits – en particulier les déficits de la balance des transactions courantes – comme dangereux et où les sorties de capitaux s’envolent. C’est ce qu’on nomme sudden stop [un frein soudain de l’entrée de capitaux extérieur]. Le passage d’un taux de change réel bas à un taux de change élevé se produit alors par le biais d’une dévaluation violente de la monnaie et une crise.

La hausse du taux de change, à son tour, fait monter les prix, ce qui entraîne une baisse des salaires réels, de la consommation et de l’investissement. Face à la crise et à l’incertitude, s’effectue une hausse des réserves du Trésor, qui sont détenues en dollars et en une autre devise forte, ce qui augmente à son tour la pression sur le taux de change et aggrave la crise. En outre, pour arrêter l’hémorragie des réserves, le gouvernement relève le taux d’intérêt, ce qui étrangle le crédit, déprime davantage la demande et creuse les déficits budgétaires et quasi budgétaires (ce dernier est le déficit de la Banque centrale). Pour faire face à l’aggravation du déficit, le gouvernement a généralement recours à la réduction des dépenses budgétaires – travaux publics, salaires et retraites, santé, éducation – qui aggrave les souffrances de la population et accentue la chute de la demande. Ajoutons que dans les situations extrêmes, la crise de change se combine avec la crise financière: les banques ne peuvent pas récupérer les prêts accordés, elles sont décapitalisées et elles souffrent d’une sortie des dépôts.

Dans ce cadre, un scénario fréquent en Argentine est la croissance en spirale du taux de change, des prix et des salaires. C’est le cas lorsque, face à la dépréciation du peso et à la hausse des prix, les syndicats parviennent à récupérer une partie du terrain perdu par les salaires. Si les employeurs réagissent à cette reprise par de nouvelles hausses de prix qui entraînent de nouvelles dévaluations du peso, une inflation très élevée (ou hyperinflation: augmentation des prix de 50% ou plus par mois) est enregistrée. Le résultat final est un affaissement élevé des salaires réels. Un cas historique illustre jusqu’où cette dynamique peut aller: entre février et août 1989, le taux de change a augmenté de 3639,7%; le coût de la vie de 2576,9%; mais les salaires nominaux ont augmenté de 1772,2%. En d’autres termes, la baisse des salaires réels a été de 30%.

Mais en outre, dans un régime de forte inflation, voire d’hyperinflation – l’économie régulée du marché – soit la comparaison des temps de travail — cesse de fonctionner et la monnaie nationale est remplacée par le dollar comme mesure de valeur, moyen de paiement (pour les contrats importants), moyen de trésorerie et, à l’extrême, même comme moyen de d’échange. Un panorama de ce type est celui qui a généré le consensus pour une sortie «dure», soit une restauration du pouvoir de l’argent (monnaie), via la Convertibilité. Certaines des propositions entendues cette année, renoncer au peso et adopter le dollar, ont la même logique.

Enfin, lorsque le capital commence à stabiliser la situation, les conditions d’un retour à la croissance sont créées. La dévaluation massive des actifs incite le capital à réintégrer l’économie. Les salaires dépréciés en termes de dollars rendent les exportations plus rentables et le taux de change élevé encourage la substitution des importations. Puis, à mesure que la reprise progresse, les salaires s’améliorent, ce qui a une incidence positive sur la demande. De même, reprend la consommation de biens durables des classes moyennes, qui avait été reportée en raison de la crise. L’économie se redresse… jusqu’à la prochaine crise.

Bénéfice, variations des taux de change et croissance déstructurée

Sans aucun doute, le taux de profit est un facteur clé dans la décision des capitalistes d’investir. Mais les taux de profit des secteurs produisant des biens échangeables [BT : qui peuvent être consommés dans le pays où ils sont produits et être importés ou exportés], ou des biens non échangeables [BNT: qui ne peuvent pas être importés ou exportés, mais seulement consommés dans le pays où ils sont produits], sont fortement affectés par le taux de change et ses variations. Le taux de change influence directement le coût du capital fixe (équipement, technologie) et des biens intermédiaires, ainsi que le coût salarial mesuré en monnaie internationale. Plus généralement, et compte tenu de l’influence sur les prix relatifs, une hausse (baisse) du taux de change réel augmente (ou baisse) le taux de profit des secteurs producteurs de BT et baisse (ou hausse) du taux de profit des secteurs producteurs de BNT. En outre, le taux de change réel élevé aura tendance à se traduire par une augmentation de la rente agraire, De là surgit l’illusion qu’avec un taux de change réel élevé il sera possible de surmonter les obstacles du retard et du manque de productivité.

Toutefois, un taux de change réel élevé fait augmenter les coûts d’importation de technologie et d’équipement, ce qui a une incidence négative sur la rentabilité des secteurs qui dépendent de ces importations. Ainsi, en période de taux de change réels élevés, la croissance est marquée par un biais «à forte intensité de main-d’œuvre» (ou ce que les marxistes appellent l’accumulation extensive, avec une faible augmentation du ratio capital constant/travail). En retour, un taux de change réel faible tend à favoriser les entreprises productrices de BNT et peut contribuer à un certain renouveau technologique. Mais dans la mesure où se maintient le retard relatif de l’ensemble de l’économie, ce taux devient insoutenable à moyen terme et la situation se termine par des crises de change.

Tout cela explique donc que les taux de profit entre les secteurs ont des variations relatives prononcées, ce qui affecte à leur tour les investissements. D’où les cycles de croissance inégaux prononcés entre les secteurs et une croissance extrêmement incohérente. En d’autres termes, bien qu’il n’y ait pas de stagnation permanente (comme le prétendent certains critiques de gauche trop simplistes), il y a un développement inégal et déformé des forces productives, avec des processus convulsifs (alimentés par la spéculation financière et monétaire), une rétroalimentation des déséquilibres, des retournements soudains et des contradictions aiguës.

La crise actuelle: une logique similaire aux crises précédentes

Entre 2015 et 2018, nous avons assisté, une fois de plus, à la séquence suivante: de faibles investissements; une fuite des capitaux financée par les entrées de capitaux spéculatifs et une augmentation de la dette extérieure; l’appréciation du taux de change; un très haut déficit des comptes courants; un déficit budgétaire élevé; un virage brusque et soudain du capital de portefeuille (déplacement); et déclenchement de la crise, avec dévaluation profonde, hausse des prix, baisse des salaires et récession.

Entre janvier 2016 et août 2018, l’accumulation des avoirs extérieurs en billets de banque par les résidents en Argentine s’est élevée à 46’133 millions de dollars (BCRA, Mercado de Cambios). Si l’on tient également compte des investissements directs des résidents (secteur privé non financier) à l’étranger et des autres investissements, la formation cumulée d’actifs à l’étranger s’élève à 54’916 millions de dollars. Etant donné que le PIB actuel (deuxième trimestre de 2018) est d’environ 430’000 millions de dollars, la fuite des capitaux sous le gouvernement de Cambiemos [coalition de Macri] équivaut à environ 13% du PIB.

De son côté, le déficit total de la balance des comptes courants entre 2016 et juin 2018 s’est élevé à 63’872 millions de dollars (INDEC; voir aussi ce qui suit). En d’autres termes, entre la fuite des capitaux et le déficit de la balance des comptes courants, le total s’élevait à 118’788 millions de dollars. Mais, en outre, le déficit de la balance courante en 2017 a atteint 31’324 millions de dollars, soit l’équivalent de 5% du PIB et le solde négatif de la balance commerciale a atteint 8500 millions de dollars. Avec ces niveaux de chiffres rouges, le niveau du taux de change de fin 2017 (voir graphique 3) n’était pas soutenable.

En outre, l’investissement étranger direct cumulé, sur la période 2016–août 2018, n’a été que de 16’405 millions de dollars; très éloigné des attentes du gouvernement de Cambiemos quand il est arrivé au pouvoir. Plus généralement, et comme le montre le graphique 4, l’investissement est resté faible: il a diminué en 2016 et a rebondi en 2017, mais dans le cadre de paramètres historiques faibles (20,5% du PIB).

Toutefois, les investissements de portefeuille ont été, également durant la période 2016-août 2018, de 81’466 millions de dollars. C’est-à-dire cinq fois plus que l’investissement direct étranger. Et une part importante de ces investissements de portefeuille correspondait à l’accumulation de la dette extérieure. Ce montant est passé de 167’412 milliards de dollars en décembre 2015 à 261’483 milliards de dollars en juin 2018. Une augmentation de 56% en deux ans et demi. Le déficit du secteur public en 2017, en incluant le paiement des intérêts, était de l’ordre de 7,1% du PIB. Ce déficit a été financé par la dette. Le résultat est que la dette du gouvernement national, au deuxième trimestre de 2018, est de 327’167 millions de dollars (et serait d’environ 330’000 millions au troisième trimestre). En 2015, il s’élevait à 154’270 millions de dollars, soit une croissance de 36% en deux ans et demi (Ministère des Finances).

Tout indique que le redressement du PIB en 2017 a été fondé sur l’accroissement des déficits et de l’endettement. C’est pourquoi, dans une note que nous avions publiée le 29 mars dernier (c’est-à-dire avant le déclenchement de la crise) et commentant les résultats de 2017, nous écrivions: «Il n’y a pas de doute qu’il y a eu une certaine reprise économique, mais elle repose sur des déficits et un endettement croissants qui, à moyen terme, sont insoutenables. L’afflux de capitaux spéculatifs a joué un rôle important dans le maintien du régime. A cet égard, nous savons comment cette histoire se termine habituellement: il arrive un moment où commence la sortie précipitée des fonds spéculatifs (dans une situation de fragilité économique, le déclencheur peut être tout élément que les investisseurs considèrent comme négatif), avec les conséquences des dévaluations monétaires violentes et des crises financières profondes.» [https://rolandoastarita.blog/2018/03/29/economia-recuperacion-con-deficit-y-deuda-crecientes-y-mas-explotacion/].

Davantage de dette extérieure, davantage d’exploitation

L’une des conséquences les plus graves de ce qui s’est produit ces dernières années est la croissance accélérée du fardeau de la dette extérieure sur l’économie dans son ensemble. Compte tenu de la hausse du dollar et du niveau élevé de l’endettement, le ratio de la dette au PIB (avec un dollar à 37 pesos) est d’environ 80% (en décembre 2015, il était de 52%; et encore au premier trimestre de 2018, il était de 59,3%). Les échéances des intérêts en 2019 s’élèvent à 14’326 millions de dollars, ce qui représente 3,2% du PIB. De ce montant, 9006 millions sont en devises étrangères (données du ministère des Finances).

Tout semble indiquer la même chose: la dégradation des salaires et des conditions de travail de la classe ouvrière. La dette poussera certainement les capitaux et le gouvernement à accroître la pression sur le travail. C’est dans ce cadre que la dévaluation et la hausse accélérée des prix signifient un gigantesque transfert de richesse (de valeur) du travail au capital. En outre, avec la montée du chômage, les capitalistes et le gouvernement exercent des pressions et exigent une redéfinition des lois et des conditions de travail. S’exprime ici la logique la plus profonde de tout capital face à la crise, qu’il soit grand ou petit, national ou étranger, industriel ou agraire. Et c’est la façon dont la classe dirigeante cherchera à répondre aux exigences des créanciers et à recomposer les conditions de l’accumulation… jusqu’à la prochaine crise. (Article envoyé par l’auteur à la rédaction de A l’Encontre, traduction A l’Encontre)

Textes cités:

  • Gaggero, J.; C. Casparino y E. Libman (2007): «La fuga de capitales. Historia, presente y perspectivas», Documento de Trabajo Nº 14, mayo, CEFIDAR.
  • Gaggero, J.; M. Rua y A. Gaggero (2013); «Fuga de capitales III. Argentina (2002-2012)», Documento de Trabajo Nº 52, diciembre, CEFIDAR.
  • Gordon, D. (1980): “Etapas de acumulación y ciclos económicos largos”, CIDE, Cuadernos semestrales Nº 7, pp. 19-54.
  • Marx, K. (1999): El Capital, México, Siglo XXI.

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Rolando Astarita

Rolando Astarita – que nous remercions d’avoir répondu positivement, comme économiste et militant de longue date, à notre requête amicale d’offrir aux lectrices et lecteurs du site alencontre.org une analyse approfondie des évolutions de l’économie capitaliste de l’Argentine – est l’auteur de nombreux ouvrages. Nous n’en citerons, ici, que quelques-uns: Keynes, poskeynesianos y keynesianos néoclásicos, Ed. Bernal, Universidad Nacional de Quilmes, 2008; Monopolio, Imperialismo e Intercambio desigual, Madrid, Ed Maia, 2009; El Capitalismo Roto, Madrid, Ed. La Linterna sorda, 2009; Economia politica de la dependencia y el subdesarollo, Ed. Bernal, Universidad National de Quilmes, 2010; La Gran Recession el capitalismo del siglo XXI, España, Ed. Catarata, 2011.

Rolando Astarita enseigne à l’Universidad de Quilmes et, depuis 2006, donne des cours sur «le développement économique» à la Faculté des Sciences économiques de l’Universidad de Buenos Aires (UBA).

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