Entretien avec Raga Makawi
Lorsque les généraux soudanais ont arrêté les membres civils du gouvernement et pris le pouvoir le 25 octobre [1], ils se sont affrontés à un énorme soulèvement populaire. Les grèves de masse et la désobéissance civile se sont répandues dans tout le pays au cours des jours suivants. Le 30 octobre, d’immenses marches de protestation ont envahi la plupart des grandes villes. La force motrice de cette nouvelle vague de la révolution soudanaise est constituée par les comités de résistance, des organisations de quartier qui ont joué un rôle crucial dans la mobilisation du soulèvement de 2019. Middle East Solidarity s’est entretenu avec l’activiste et écrivaine soudanaise Raga Makawi au sujet des comités de résistance et des revendications qu’ils mettent en avant.
Qui organise la résistance sur le terrain face aux militaires et aux milices?
Raga Makawi: Ce sont principalement les comités de résistance. Même l’Association des professionnels soudanais [2] s’est mise en retrait et semble convertie dans un rôle de soutien aux positions des comités de résistance en adoptant leurs points de vue et en diffusant leurs revendications sur ses plateformes de médias sociaux.
Dans quelle mesure les comités de résistance sont-ils indépendants de la coalition des Forces de la liberté et du changement qui a dominé la composante civile du gouvernement de transition?
C’est difficile à dire. Au cours des deux dernières années, les jeunes des comités de résistance ont clairement joué un rôle d’organisation et de mobilisation, parallèlement à leurs affiliations politiques. Toutefois, ce rôle n’était pas aussi répandu et notable dans les quartiers associés historiquement aux partis traditionnels, comme le parti Umma à Omdurman [très grande ville du Soudan située en face de la capitale Khartoum sur le Nil] et à Bahri (connue aussi sous le nom de Khartoum Nord) avec le Parti démocratique unioniste. Des phénomènes similaires ont pris forme dans les nouveaux quartiers de la classe moyenne de Khartoum, comme Jabra, où le comité de résistance était politiquement affilié au parti du Congrès soudanais (un parti de centre-gauche, social-démocratique et séculier).
Il n’est pas évident de savoir dans quelle mesure ces partis ont fourni un effort politique en termes d’agenda, que ce soit au plan financier ou institutionnel, ou qu’ils aient officiellement mis leurs forces dans les comités ou placer leurs cadres afin de développer leurs capacités. Ces groupes politiques n’ont pas publié de programme politique d’aucune sorte depuis les années 1980. Ils ne parlent pas des besoins des jeunes. Le vide qu’ils ont créé est ce qui a poussé les jeunes à trouver des espaces et des institutions politiques alternatifs.
L’incapacité ou le manque de volonté des partis à exploiter le nouveau poids politique des comités de résistance, loin des structures formalisées et traditionnelles de pouvoir, pourrait également signifier que leur engagement envers eux est superficiel.
La question qui doit être posée et à laquelle il faut répondre à ce stade est de savoir dans quelle mesure leur mobilisation sur le terrain répond à la dynamique politique interne du processus de transition [en termes d’affrontements entre le pôle civil et le pôle militaire], transition institutionnelle qui est désormais éloignée de la dynamique politique de la rue.
Qu’entendez-vous par partis ou structures de pouvoir «traditionnels» dans le contexte soudanais?
Je fais référence à une forme modérée d’islam politique qui façonne les comportements quotidiens. Dans le cas du parti Umma, la secte religieuse Ansar (qui remonte à l’époque de Mohamed al-Mahdi, à la fin du XIXe siècle) a précédé la formation du parti. Le parti emprunte à cette secte sa base politique et ses repères sociaux, ainsi que d’autres normes sociales telles que le conservatisme en matière d’égalité des sexes et de droits des femmes, la différenciation raciale et ethnique et la fusion de l’autorité politique et religieuse.
Quelles sont les revendications soulevées par la mobilisation de masse actuelle et comment sont-elles formulées?
Les trois comités de coordination du Grand Khartoum – Khartoum, Bahri et Omdurman – ont publié une déclaration commune exposant leurs principales revendications. Je l’ai traduite et on peut la lire ci-dessous. Depuis lors, ces revendications ont été republiées et adoptées par les comités de bas, les groupes de la société civile, l’Association des professionnels soudanais, le Parti communiste et divers syndicats. Les voici:
- Renverser le coup d’Etat militaire et remettre le plein pouvoir aux civils.
- Soumettre les membres du Conseil militaire à des procès urgents et immédiats pour avoir fomenté un coup d’Etat militaire.
- Aucun dialogue ou négociation avec aucun des membres du Conseil militaire de transition (CMT) et des membres de son Comité de sécurité, et rejeter toute ingérence des puissances étrangères.
- Dissoudre toutes les milices armées et reconfigurer une force armée nationale, dans un délai déterminé et conformément à une doctrine nationale visant à protéger les frontières du pays et les droits du peuple à la liberté, à la paix et à la justice.
- Retirer définitivement toutes les forces armées et policières du processus politique, en pénalisant la pratique politique des militaires.
- Former toutes les structures de l’autorité de transition dans un délai précis, sous la supervision des organismes professionnels et universitaires compétents.
- Souveraineté complète de l’Etat soudanais en ce qui concerne toutes les décisions économiques, politiques et de sécurité.
Au plan organisationnel, une feuille de route a été proposée par les comités de résistance (CR) du Grand Khartoum, en collaboration avec le Parti communiste, l’Association des professionnels soudanais (APS) et des groupes de gauche, qui ont discuté de la possibilité de créer un organe politique pour diriger le soulèvement, composé de 40% de membres issus des syndicats, de 50% de membres des comités de résistance et de 10% de personnalités publiques reconnues. Ces formules ont été proposées par l’APS mais n’ont pas encore été reconnues ou acceptées par les comités de résistance.
D’autres exemples d’efforts organisationnels en dehors de Khartoum et dans les différents Etats [depuis 1997, les structures administratives régionales ont été transformées en un système fédéral composé de 26 Etats] se sont avérés beaucoup plus avancés et démocratiques. Deux d’entre eux sont à l’initiative sur ce terrain: les comités de résistance de l’Etat Sinnar et de l’Université de Karray (à la périphérie d’Omdurman). Karray a proposé un modèle de gouvernance basé sur l’autorité populaire selon lequel un conseil législatif sera formé d’un CR élu et d’une circonscription syndicale. L’élection/la sélection du CR sera décidée par les membres du CR conjointement avec l’assemblée générale du quartier, traditionnellement connue sous le nom de comités de lotissement. Le manifeste expose les règles et principes des élections ainsi que les rôles et responsabilités.
Quand les comités de résistance sont-ils apparus et qui les a organisés?
Historiquement, les idées des comités de résistance ont été envisagées dès les années 1990. L’idée était de fournir à l’opposition un front organisationnel étroitement soudé. Le Parti communiste encourageait depuis longtemps l’idée des communes comme une forme de démocratie basée sur l’expérience soviétique initiale et comme une réponse à la répression violente de l’Etat contre les multiples formes de représentation politique. Cette idée s’inscrivait également dans le cadre d’une démocratisation plus inclusive où les gens cherchaient à remplacer la politique d’en haut et la politique des grands hommes par des systèmes de micro-gouvernance où ils redéfinissaient leur relation avec l’Etat et ses institutions et tentaient de trouver des moyens pour faire qu’elles puissent rendre des comptes au niveau local.
En 2013 et 2014, lorsque les premiers soulèvements ont eu lieu, la coalition National Consensus Forces (Forces nationales de consensus), dont le Parti communiste était membre, a cherché à faire face l’éloignement de la population par rapport à la politique en construisant une organisation politique sur le lieu de travail pour les syndicats et les comités de quartier. Ils craignaient que la faiblesse des deux principales coalitions actives à l’époque – l’Appel du Soudan (Sudan Call appelée aussi Sudan Appeal) et la coalition des Forces nationales de consensus – combinée à la prolifération d’initiatives civiques libérales financées par l’aide occidentale ne creuse le fossé entre eux et les masses populaires. A ce moment-là, les comités de résistance étaient composés de membres représentant leurs structures politiques et servaient de groupes, mis en veille mais étendus, aux partis politiques affiliés.
Ce n’est qu’à partir de décembre 2018 que les comités de résistance ont émergé sous leur forme et leur perspective organisationnelle actuelles. Ils ont commencé à développer des programmes et des revendications politiques indépendamment des forces politiques et des politiciens qui dominaient la scène instituée. (Article publié par MENA, le 5 novembre 2021; traduction rédaction A l’Encontre)
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[1] Dans la brève présentation par Le Monde diplomatique, datant du 26 octobre, de l’article de Gilbert Achcar datant de mai 2020 – article rendu accessible à tous les lecteurs et lectrices – le «tournant» du 25 octobre est présenté ainsi: «Une junte militaire a renversé lundi le gouvernement soudanais. Des résistances s’organisent en dépit de la répression. La plupart des ministres seraient en prison ou en fuite. Le chef des putschistes, le général Abdel Fattah Al-Bourhane, a annoncé la dissolution des autorités de transition au pouvoir et décrété l’état d’urgence. Il était lui-même à la tête du Conseil de souveraineté, un organe de transition composé de militaires et de civils créé après la révolution de 2019.» La lecture de l’article de Gilbert Achcar rend compréhensible le contexte dans lequel se sont déroulés le coup d’Etat et les mobilisations populaires de résistance. Sa lecture devrait en quelque sorte servir d’introduction à l’entretien avec Raga Makawi. (Réd.)
[2] Gilbert Achcar définit ainsi l’APS: «Elle a été construite par étapes au cours des années 2010, issue de luttes menées successivement par diverses catégories professionnelles : médecins, journalistes, avocats, vétérinaires, ingénieurs et enseignants scolaires et universitaires. Elle fut formalisée en octobre 2016, lorsque médecins, journalistes et avocats adoptèrent une charte, sans que l’association soit reconnue par le pouvoir.» (Réd.)
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