L’ouvrage d’Alain Bihr, Les rapports sociaux de classes, conformément aux objectifs de la collection Empreinte des éditions Page 2, entend constituer une introduction synthétique à l’analyse des rapports sociaux de classes. L’auteur adopte une approche marxiste actualisée.
L’introduction de l’ouvrage part d’un constat : l’existence de sociétés contemporaines qui se présentent comme « segmentées, hiérarchisées et conflictuelles » (p.5). Ce qui conduit l’auteur à s’interroger sur la nature d’un tel état de fait. Il distingue alors trois pistes de solution possibles à cette question. Ces trois orientations possèdent des enjeux à la fois sociologiques et politiques : l’analyse matérialiste marxiste, l’approche pluraliste – classes économiques, groupes de statut et partis politiques – weberienne et enfin l’analyse individualiste qui tend en définitive à dissoudre les classes sociales. L’auteur justifie ensuite le positionnement marxiste qui est le sien dans la suite de l’ouvrage. Trois éléments constituent pour lui l’apport incontournable de Marx : a) le fait de considérer les classes sociales comme constituées à partir des rapports sociaux b) la base méthodologique matérialiste c) l’appréhension des classes sociales selon une triple dimension d’exploitation, de domination et d’aliénation.
L’ouvrage se développe ensuite à travers trois chapitres. Le premier porte sur les conditions objectives d’une existence de classes en soi, le second sur la lutte des classes comme condition de possibilité de l’émergence d’une classe pour soi. Le troisième s’intéresse aux dimensions subjectives des classes sociales.
Les rapports capitalistes de production
L’auteur commence dans le premier chapitre par définir les rapports sociaux de production : « les rapports que les hommes entretiennent entre eux au sein de la production de leurs conditions matérielles d’existence, au sein du procès par lequel ils transforment collectivement la nature pour la dominer et se l’approprier » (p.21). Les rapports sociaux de production impliquent trois types de rapports. Ce sont tout d’abord les rapports des producteurs aux moyens de production. Ce qui est alors déterminant en particulier, c’est la question de la propriété de ces moyens de production : qui les possède et les contrôle ? En effet, cela détermine des rapports de domination et d’exploitation. Les rapports des producteurs entre eux sont nécessaires pour analyser la division du travail au sein de la société. Cette division peut s’organiser soit horizontalement, conduisant ainsi à un émiettement des tâches réalisées, soit verticalement entraînant la domination de ceux qui effectuent des activités de conception par rapport à ceux qui sont relégués dans les travaux d’exécution. Enfin le dernier type de rapport est celui des producteurs et des non-producteurs relativement au produit du travail social. Le produit social est « l’ensemble des biens et des services qui résultent du travail mis en œuvre par la société au cours d’une période déterminée » (p.27).
Ainsi, selon l’auteur, « pour Marx, le capital est un rapport social de production qui se matérialise en un certain nombre de choses » (p.29). Cela le conduit à analyser la formule générale du capital et ses différentes phases. Celle-ci trouve sa condition de possibilité historique dans une expropriation des producteurs qui constitue un trait tout à fait spécifique du capitalisme. Une seconde caractéristique propre au système capitaliste est la transformation de la force de travail en marchandise. Une fois explicitées ces deux conditions, Alain Bihr analyse le mécanisme d’extraction de la plus-value qui constitue l’exploitation capitaliste. Il se penche ensuite plus spécifiquement sur les conditions de possibilité de la domination en étudiant la division hiérarchique du travail. Il distingue ainsi d’une part fonctions de direction et d’encadrement et d’autre part fonctions d’exécution. La division technique du travail est indissociable des évolutions technologiques qui ont conduit de la division manufacturière du travail, au machinisme et enfin à l’automatisation.
Ces rapports sociaux de production capitalistes constituent la matrice des classes sociales : « ces rapports donnent naissance à différents ensembles d’individus partageant à chaque fois une même situation au sein de ces rapports » (p.45). L’auteur est ainsi conduit à distinguer quatre classes sociales : la classe capitaliste (qui est elle-même subdivisée en plusieurs composantes), le prolétariat qui ne se limite pas à l’ouvrier de la grande industrie et inclut également entre autres les employés, l’encadrement et enfin la petite-bourgeoisie (et ses différentes composantes).
Les luttes de classes
Si les rapports sociaux de classes constituent objectivement tout d’abord une structure, ils sont également analysables pour l’auteur en tant que conflictualité. La lutte des classes constitue la condition de possibilité de l’émergence d’une classe pour soi, d’une conscience subjective de classe. Sans cela, les classes sociales en tant que classes pour soi tendent à se dissoudre. Deux facteurs en particulier jouent dans cette dissolution : l’individualisme de la concurrence capitaliste et la fabrication d’une communauté imaginaire par l’Etat. L’auteur analyse ensuite la façon dont la lutte des classes se manifeste dans une pluralité de champs, à travers une multiplicité d’enjeux et de formes.
La conflictualité de classe influe sur sa structuration à travers les alliances stratégiques que les classes et fractions de classes nouent entre elles en fonction des situations historiques. L’auteur distingue ainsi les alliances tactiques, stratégiques et enfin organiques en fonction de leur solidité. Elles conduisent ainsi éventuellement à former des blocs sociaux : des « systèmes d’alliances hiérarchisées entre différentes classes, fractions, couches ou catégories sociales, quelquefois rivales entre elles par ailleurs, alliances constituées sous la direction de l’une d’entre elles qui y occupe ce qu’on appelle une position hégémonique et dont l’unité est assurée par un réseau d’organisations communes ainsi que par une idéologie commune » (p. 73). A l’inverse, la lutte des classes peut au contraire accentuer la décomposition des classes, leur segmentation. L’auteur est ainsi conduit à distinguer différentes formes de cette décomposition : les fractions de classe, les couches sociales et les catégories sociales.
La dernière partie de son analyse de la lutte des classes porte sur la place qu’y occupe l’Etat. Celui-ci est le résultat de la lutte des classes, mais il tend également à s’autonomiser et à se placer au-dessus de la société. L’auteur définit ainsi l’institution étatique comme « l’unité transcendante (à la fois extérieure et supérieure) d’une société qui manque d’unité immanente du fait de sa division en classes et de son déchirement par les luttes de classes » (p.80). Il constitue ainsi un instrument de domination de classe : il est au service de la classe dominante, mais il n’est pas entre ses mains. Néanmoins l’Etat possède une autonomie relative qui est rendue possible par le fait qu’il constitue un appareil possédant sa propre structure bureaucratique.
La subjectivité des classes
L’auteur analyse dans ce chapitre la constitution de la subjectivité de classe, dont la conscience de classe n’est qu’un élément. Il commence tout d’abord par rappeler les dimensions objectives incorporées subjectivement – typification psychosociologique et habitus de classes – en montrant les limites d’une telle approche néanmoins pour comprendre le caractère actif de la subjectivité de classe. C’est pourquoi l’auteur s’intéresse ensuite à la classe mobilisée : l’autodétermination des classes en fonction de leurs intérêts, les pratiques d’auto-organisation des classes (associations, syndicats, partis politiques…), l’auto-représentation politique et psychologique des classes.
Dans une dernière section, il s’intéresse à ce qu’il appelle la classe transcendée. Il s’agit de la manière dont les classes sociales produisent des utopies politiques qui tendent à se présenter comme ayant une portée universelle. Il en distingue quatre, correspondant aux quatre classes en soi dégagées initialement : le libéralisme, le communisme, le social-étatisme et le corporatisme.
La conclusion de l’ouvrage porte sur la pluralité des rapports sociaux et leur articulation. La proposition de l’auteur consiste à partir du caractère fondamental des rapports sociaux capitalistes tout en prenant en compte l’existence d’une pluralité d’autres rapports sociaux ayant chacun une autonomie relative. L’auteur analyse ainsi plus particulièrement l’articulation entre rapports sociaux capitalistes et rapports internationaux d’une part et d’autre part, il explicite la place qu’occupent selon lui les rapports sociaux de sexe et de génération.
Commentaires généraux sur l’ouvrage
Dans ce court ouvrage de 140 pages, Alain Bihr parvient à mener une présentation à la fois synthétique et très claire de l’analyse des rapports de classes: le lecteur saisit parfaitement les lignes de force de l’ouvrage tout en pouvant suivre l’auteur dans le détail de son exposition théorique grâce à une mise en page très structurée. En outre, cet ouvrage n’est pas un simple exposé didactique mais une introduction au travail théorique de l’auteur qui s’inscrit dans une réactualisation de la pensée de Marx. Le lecteur est par ailleurs invité à consulter la bibliographie en fin d’ouvrage afin de confronter la perspective proposée à d’autres portant sur le même sujet.
Afin de faire ressortir la spécificité des analyses de l’auteur, je vais expliciter quelques points de discussion que, de mon point de vue, son ouvrage peut susciter. Le premier pourrait porter sur le fait d’introduire l’analyse des rapports sociaux à partir de leur structuration objective et non de la conflictualité sociale. C’est en effet, me semble-t-il, l’un des enjeux théoriques qui peuvent se poser, que celui de savoir si la sociologie des rapports sociaux de classes doit partir de la structuration de classes ou des rapports conflictuels qui construisent dans ce cas à la fois la structuration objective et la subjectivité de classe. Un second point de discussion théorique, concernant là encore l’approche méthodologique matérialiste, consiste à se demander si celle-ci doit avoir pour base matérielle les rapports de production capitalistes ou si ce sont les rapports sociaux d’exploitation du travail en général. Dans ce second cas, il existe une pluralité de rapports sociaux qui ne sont pas hiérarchisés : capitalistes, de sexe, de racisation… Ce second point théorique peut avoir des conséquences sur la manière dont on analyse la division technique du travail et l’Etat. En effet, ces deux aspects doivent-ils être étudiés à partir des rapports sociaux de production capitalistes ou peut-on considérer qu’il existe des rapports sociaux étatiques et technocratiques spécifiques qui ne sont pas réductibles en dernier instance aux rapports sociaux capitalistes?
Alain Bihr adopte l’option claire, pour sa part, de partir des rapports sociaux de production capitalistes pour penser la pluralité apparente des rapports sociaux tout en leur accordant une autonomie relative.
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Irène Pereira est présidente de l’Institut d’Etude et de Formation sur le syndicalisme et les mouvements sociaux. Chercheuse à l’EHESS et chargée de cours à l’Université de Paris Dauphine.
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