France: «Marine Le Pen «a les mains libres»

Entretien avec Sylvain Crépon
par Michaël Hajdenberg

Sylvain Crépon est sociologue à l’université de Paris-Ouest-Nanterre. Spécialiste du Front national et de l’extrême droite, auteur d’une Enquête au cœur du nouveau Front national (éd. Nouveau Monde, mars 2012), il analyse le score réussi par Marine Le Pen depuis le QG du Front national où il décrit une «ambiance euphorique».

Etes-vous surpris par les résultats enregistrés par Marine Le Pen ?

Non, pas tellement, j’avais prévu 18 %. J’étais persuadé qu’elle serait le «3e homme».

Pourquoi ?

Marine Le Pen a patiné au milieu de sa campagne, entre janvier et mars. Elle a un peu baissé dans les sondages, et c’était assez logique, elle avait un discours contradictoire. D’un côté, elle jouait la normalisation: «Nous sommes un parti apte à gouverner, nous sommes un parti républicain, laïque, et nous ne sommes pas un parti sulfureux.» D’autre part, elle disait: «Nous sommes un parti anti-système et hors système.» C’était quelque peu inaudible. Sur la fin de la campagne, elle est revenue à fond sur les fondamentaux, l’insécurité et l’immigration. Son père lui a donné un coup de pouce en faisant quelques provocations et à partir de là, tout en profitant de son image moins sulfureuse que celle de son père, elle a pu mobiliser, certainement une toute petite partie de l’électorat Sarkozy, mais surtout, les abstentionnistes.

Un sondage de l’IFOP avait prévu une abstention à 29 %. Sur ces 29 %, 41 % avaient voté Le Pen en 2007. L’électorat frontiste est sociologiquement très proche des abstentionnistes. Elle a su les remobiliser.

Donc, selon vous, ce ne serait pas une victoire de sa stratégie de normalisation, mais plutôt celle des vieilles antiennes du Front?

Voilà. C’est un peu paradoxal, mais elle a joué sur les deux. Son image: elle a bénéficié de sa stratégie de dédiabolisation et sûrement récupéré certains électeurs qui n’étaient pas prêts à voter pour son père. Et les fondamentaux. Tant qu’elle essayait de démontrer qu’elle était crédible en matière économique ou en jouant le créneau républicain, elle n’y arrivait pas. En revenant sur les fondamentaux, elle a récupéré beaucoup de monde. Ça me fait dire qu’en dehors du vote protestataire, le FN n’a pas de marge de manœuvre. Simplement, tous les partis protestataires ont fait un score assez faible. Elle a concentré le vote protestataire.

Pourquoi y arrive-t-elle aujourd’hui ?

La crise économique est une explication. Mais il y a aussi le fait que les deux principaux candidats ont tenu un discours très mesuré, très gestionnaire, très technocratique, et donc difficilement audible auprès de l’électorat précarisé, peu diplômé. Cela a accentué un sentiment de dissociation entre les élites et le peuple et favorisé un discours populiste. Il n’y a pas eu de souffle dans cette campagne hormis chez les deux leaders populistes, Mélenchon et Marine Le Pen, qui n’étaient pas des partis de proposition, de gestion, mais qui étaient plus dans un souffle, qui présentaient des horizons, une sorte d’enchantement, qui a pu séduire cette partie de l’électorat qui se détache de la politique.

On s’est posé la question de transferts entre l’extrême gauche et l’extrême droite. On voit que Mélenchon est plus bas que prévu. Y a-t-il un lien de cause à effet?

Non. Il n’y a pas de vase communicant entre les deux électorats, qui sont complètement différents. Sociologiquement, 30 % des ouvriers votent pour Marine Le Pen. Alors que très peu d’ouvriers se tournent vers Mélenchon [voir commentaire ci-dessous]. Marine Le Pen attire les précaires du secteur privé, les chômeurs, les employés, les ouvriers et les non diplômés.

Mélenchon n’attire pas les précaires mais les gens socialement et économiquement intégrés, beaucoup de gens du secteur public, les diplômés, les déçus des socialistes, des gens proches du PS, petite classe moyenne du secteur public.

Ce sont deux votes populistes, de défiance à l’égard des élites, mais chez Mélenchon, le peuple a une dimension citoyenne, républicaine. Chez Marine Le Pen, le peuple a une dimension ethnique. Ce sont deux dimensions irréductibles qui les distinguent très nettement.

Une partie de l’électorat frontiste avait voté Sarkozy en 2007.  Peut-on dire qu’ils sont revenus au bercail?

C’est un peu tôt pour le dire. Mais on peut faire cette hypothèse. Il faudra également regarder si les primo-votants ne se sont pas massivement portés vers Le Pen.

Nicolas Sarkozy avait-il donc stratégiquement raison d’aller chercher ces électeurs?

Non. Les résultats montrent les limites de cette campagne. Mais tout porte à penser que si Sarkozy perd l’élection, la droite va être face à un sacré dilemme. C’est l’échec de Nicolas Sarkozy, mais en même temps, il y a un FN à 20 %. Est-ce qu’on se recentre? Est-ce qu’on se droitise? Est-ce qu’on se répartit les rôles entre Copé et Fillon?

Les thèmes de la campagne, par exemple la viande Halal, ont-ils joué dans le résultat du Front national ?

A mon avis, ça joue. Dans un de mes entretiens, un nouveau militant frontiste anciennement UMP me dit : «Sarkozy a contribué à légitimer en moi des thèses frontistes. Donc je pense que ça a contribué à faire sauter un verrou.»

Déjà en 2007, sa campagne était très droitière. Pourquoi celle-ci n’a-t-elle pas produit les mêmes effets sur un électorat qui avait fui le FN ?

Le Président sort de cinq ans de gouvernement. Son bilan a sans doute parlé contre lui: la crise économique, le chômage. Mais il avait aussi été élu grâce aux voix populaires du FN. Et son statut de président des riches a pu contribuer à le couper de cet électorat frontiste, ces petites gens du secteur privé chez qui cela a renforcé la méfiance à l’égard des élites.

Vous avez l’impression que le FN a fait aujourd’hui le plein de son potentiel électoral ou bien est-ce le début d’une progression ?

C’est difficile de répondre. Je pense que le FN atteint son climax, car cela reste à mon sens un vote protestataire, à l’égard des élites. Selon les enquêtes des différents instituts, l’électorat frontiste plébiscite très peu les solutions du Front national. Sur la sortie de l’euro, par exemple, son électorat n’est même pas 20 % à plébisciter cette solution. Les protestataires pourraient s’abstenir, mais voter FN, c’est un moyen de se rappeler aux politiques.

Symboliquement, c’est un raz-de-marée sans précédent. Mais va-t-elle savoir capitaliser? Est-ce qu’elle va réussir à avoir des députés? Le FN peut en avoir quelques-uns. Notamment elle, dans le Nord. Maintenant, un groupe [au parlement ; l doit se composer de 20 députés], non.

Quelle peut être sa stratégie ?

Si elle change de nom, elle peut tourner la page de Jean-Marie Le Pen et de l’extrême droite et tenter de se positionner comme un parti néo-populiste un peu sur le modèle néerlandais ou suisse.

Son score va-t-il l’encourager dans cette voie ?

Je ne sais pas. Elle ne va plus avoir son père dans les pattes, elle n’est plus tributaire de lui: elle l’a dépassé. C’est réglé. Ça va faire taire toutes les dissensions internes au sein même de son équipe. Maintenant au niveau interne, elle peut faire ce qu’elle veut, elle a les mains libres. Elle peut changer de nom. Elle peut ne pas le changer. Elle peut tendre la main à l’UMP pour l’embarrasser. Elle peut essayer d’y semer la zizanie. Mais le FN n’est pas très outillé en termes de stratégie. Son principal talon d’Achille, c’est la matière grise.

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Entretien paru le 22 avril 2012 sur le site Mediapart

Dans les commentaires, Jocelyne Rivoallan souligne que:

«Mélenchon n’est pas «populiste», même s’il est populaire. Le populisme, c’est le rejet des élites, le refus des intellos, l’absence de projet et l’antisystème.
Mélenchon n’est pas contre les élites, il est contre les oligarques. Il fait appel à l’intelligence du peuple et n’hésite pas à faire connaître son admiration pour le savoir et son partage.
Le FDG (Front de gauche), avec Mélenchon a établi un programme très clair, très fouillé et radicalement différent des programmes défendus par les partis de gouvernement actuels. On peut être contre, mais il existe et propose une alternative, pas seulement «un vote protestataire».
Le FDG reconnaît la république parlementaire, veut gouverner, on ne peut pas le qualifier «d’anti-système». C’est un raccourci très superficiel. Dire que son électorat ne contient pas d’ouvriers, c’est une faute d’analyse. D’autres sondages ont bien montré que 32% des ouvriers ont voté FDG.»

 

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