Astrakhan: un mouvement plus fort et différent que celui de la place Bolotnaïa

Oleg Shein

Par Carine Clément

Depuis le 16 mars 2012, à Astrakhan [ville située à 1270 kilomètres au sud de Moscou, ville de quelque 520’000 habitants], Oleg Shein, ancien député à la Douma et plusieurs autres personnes ont entamé une grève de la faim pour protester contre les fraudes massives qui ont eu lieu à l’occasion des élections à la mairie.

Cette initiative fait suite aux importantes manifestations qui ont eu lieu à Moscou et dans de nombreuses autres villes de Russie pour dénoncer les fraudes électorales massives lors des élections à la Douma de décembre dernier, mouvement qui a duré de décembre à mars 2012 et qui est souvent désigné comme le mouvement “Bolotnaya” [Bolotnaïa] du nom de la place où, à Moscou, ont eu lieu les principales manifestations.

Ci-dessous nous publions un texte de Carine, Clément, sociologue, directrice de l’Institut d’Action Collective (IKD) à Moscou, à la fois témoignage sur les mobilisations en cours à Astrakhan et évocation des différents mouvements sociaux d’Astrakhan qui sont tous mobilisés dans cette protestation.

Depuis le 14 avril 2012, la grève de la faim et les mobilisations de soutien ont pris une dimension nationale et ont suscité différentes actions de solidarité dont la plus importante a eu lieu le samedi 14 avril à Astrakhan.

Samedi 21 avril s’est tenu un nouveau meeting, réunissant plus de 2000 personnes. A cette occasion, Oleg Shein a déclaré que la Commission électorale fédérale, après avoir visionné les enregistrements vidéo, avait constaté un grand nombre de fraudes et qu’une procédure d’annulation des élections était engagée devant un tribunal de la ville de Kirov. Lors du meeting, Oleg Shein a aussi dénoncé l’arrestation la semaine dernière de quatre militants. Comme le souligne Carine Clément, une victoire du mouvement à Astrakhan aura une dimension symbolique à l’échelle de toute la Russie. (Denis Paillard)

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A Astrakhan il s’est passé quelque chose d’incroyable: le mouvement contre les fraudes électorales est devenu un mouvement mobilisant ceux d’en bas. J’ai quelques raisons d’écrire à propos des événements d’Astrakhan.

• Personnelles: ce n’est un secret pour personne que je connais bien le personnage principal, Oleg Shein, avec qui j’ai été mariée pendant 8 ans.

• Professionnelles: j’ai mené dans cette ville toute une série d’enquêtes sociologiques.

• Politiques: ce qui se passe aujourd’hui à Astrakhan donne corps à mes espoirs. Enfin a surgi sur la scène publique la Russie d’en bas, la Russie des travailleurs, pas la Russie mondaine des medias, une Russie qui se bat envers et contre tous. Une Russie qui se dresse contre l’arbitraire et ceux qui l’humilient.

Oleg

Oleg Shein est aux antipodes de la majorité des héros de la place Bolotnaïa. Il n’a pas un sou, en tout cas si on le compare aux membres de l’élite, il vit grâce à son indemnité de député, ne participe à aucun «bizness», n’a pas privatisé son appartement de député quand cela était légal, vit à Astrakhan dans un modeste deux pièces.

Ce n’est pas un personnage médiatique, il ne sait pas participer à des discussions mondaines et ne fréquente pas les lieux à la mode. Il a le sens de l’humour, mais préfère parler des sujets sérieux.

C’est un homme d’action. Il agit avec ténacité et de façon à arriver à des résultats concrets, même relativement mineurs. Il est capable de faire le siège d’un fonctionnaire quel que soit son rang jusqu’à obtenir satisfaction. C’est un homme de la province. Il n’aime pas Moscou qu’il juge trop snob, adore sa ville natale d’Astrakhan.

C’est un homme de gauche, qui se bat pour la justice sociale, la solidarité, l’auto-organisation, les droits sociaux et, cauchemar pour tout capitaliste, pour le libre droit de faire grève (il a personnellement aidé à organiser bon nombre de grèves).

C’est un militant syndical. Il a commencé sa carrière politique dans le cadre du mouvement syndical. Il est toujours à la tête du syndicat Défense du travail  qui fait partie de la Confédération du travail de Russie.

C’est un défenseur des mouvements sociaux et considère qu’un parti doit être un instrument pour favoriser les initiatives citoyennes à la base.

C’est un internationaliste. Dans les faits. Il trouve très positif qu’Astrakhan soit une ville où coexistent différentes nationalités. Il a été marié à une française et il suit attentivement la situation à l’échelle internationale ; il défend les droits des travailleurs immigrés.

C’est un narodnik. Il adore discuter avec les gens simples.  Il est sensible au sort des laissés-pour-compte: non seulement il les aide de façon solidaire, mais cherche aussi à ce qu’ils prennent leur destin en main.

C’est un opposant au système qu’il n’hésite pas à défier. Il s’oppose au système par souci d’efficacité et le combattra tant que la Russie sera dirigée par une clique d’exploiteurs. Opposant, il l’est depuis les années 1990, une période où la situation était comparable à celle d’aujourd’hui. Il a été un des principaux organisateurs de la campagne contre la monétarisation des avantages sociaux : il a lancé la campagne pour l’autogestion des logements et, aujourd’hui, avec sa grève de la faim il lance un défi central au pouvoir.

C’est un lutteur, obstiné. Pour atteindre ses objectifs il utilise tous les instruments: juridiques, administratifs, politiques sans oublier les protestations de masse.

C’est un politique. La politique c’est sa vie.

Originaire d’Astrakhan, il adore sa ville. Il a engagé toutes ses forces pour libérer la ville du joug d’un pouvoir maffieux à la suite de la victoire, en 2005, de Sergeï Bojenov, actuellement gouverneur de la région de Volgograd et grand amateur de voyages coûteux en Italie aux frais des contribuables.

La grève de la faim comme défi citoyen et politique

En principe, Oleg est contre la grève de la faim comme forme de protestation. Mais aujourd’hui la situation ne lui a pas laissé de choix. Ses partisans voulaient agir. Aller devant les tribunaux sans une campagne d’opinions et sans preuves était peine perdue. Il était complètement naïf de faire appel à Dmitri Medvedev le «démocrate» [l’investiture présidentielle de Poutine s’effectuera le 7 mai 2012, «l’élection» a eu lieu le 4 mars 2012] ou au pouvoir fédéral pour dénoncer les bandits locaux, alors même que celui-ci les couvre. Et il était illusoire d’attendre des mouvements importants de la population d’Astrakhan: après les fraudes électorales massives à l’occasion des élections du maire en 2009, les gens étaient descendus dans la rue; des manifestations importantes avaient eu lieu réunissant plus de deux milles personnes, mais cette mobilisation n’avait rien donné. Et les gens qui manifestaient avaient perdu l’espoir que cela pourrait changer quelque chose.  C’est de là qu’est venue l’idée d’une grève de la faim politique, à laquelle nombre de militants locaux ont souhaité participer.

La revendication: de nouvelles élections ou, en tout cas, la mise à disposition des enregistrements vidéo de tous les lieux de vote. Le 16 mars 2012 la grève a commencé. Au début elle est passée quasiment inaperçue, les choses ont changé quand des bloggers connus (Navalny, Royzman) s’en sont mêlés: l’information a commencé à circuler sur les réseaux. En moyenne, 20 personnes ont fait la grève de la faim, certains ont arrêté pour cause de santé, d’autres ont pris le relais.

Oleg Shein et quatre de ses camarades participent à la grève de la faim depuis le début. Après le 12 avril, quand le Ministère des Télécoms a enfin envoyé à Astrakhan les enregistrements vidéo, la grève de la faim a pris une forme «douce» (ceux qui ont poursuivi la grève, ont pris du jus de fruit). Tous à l’exception de Shein qui attend la décision du tribunal et une déclaration officielle de la Commission électorale centrale.

J’insiste sur le fait qu’une grève de la faim, surtout comme forme de protestation contre des fraudes électorales, surtout si elle est collective et s’étend sur une aussi longue période, est un événement inhabituel. D’autant plus, quand des dizaines de personnes, membres ou non de partis, y ont pris part et que d’autres, encore plus nombreux ont manifesté le désir d’y participer. Au détriment de leur santé. Cela montre à  quel point les gens ont été choqués par ces fraudes, mais aussi que Shein n’est pas seul dans son combat.

Et l’on a assisté à quelque chose d’inattendu: ceux qui faisaient la grève de la faim ont réussi à faire basculer le rapport de forces en leur faveur; cela grâce à leur persévérance, mais aussi grâce à l’écho de leur  action. Le pouvoir s’est retrouvé otage de cette grève de la faim. Impossible de forcer les gens à arrêter leur grève. Tout aussi impossible de les pénaliser et de les mettre en prison. En conséquence, Poutine et sa suite ont le choix: soit ignorer cette grève de la faim (y compris en la tournant en ridicule et en mettant en doute le fait même qu’elle ait lieu) – mais avec le risque d’une issue tragique qui suscitera l’indignation de l’opinion, soit faire des concessions. Pour l’instant, les gens du  pouvoir ont visiblement choisi la première solution, parfaitement cynique. Ils nourrissent l’espoir que Shein, comme tous les gens dits normaux, ne fait que «jouer». Mais sur ce point ils se trompent lourdement. Si Shein joue avec quelque chose, c’est avec sa vie. Les choses sont allées trop loin, c’est une question d’honneur, il n’abandonnera pas tant qu’il n’aura pas rendu la liberté à sa ville.

Et son courage, tout comme l’héroïsme des autres participants à la grève de la faim, ont déjà produit un résultat important : les habitants d’Astrakhan ont surmonté leur peur et leur apathie et sont descendus en masse dans la rue. Et le 14 avril dans les rues résonnait le slogan : «Un pour tous, tous pour un!».

Les oppositionnels VIP de Moscou et les habitants d’Astrakhan

[A l’occasion [1] du meeting du 14 avril, plusieurs leaders moscovites du mouvement de protestation contre les fraudes électorales lors des élections à la Douma (généralement désigné comme le mouvement « Bolotnaïa » du nom de la place Bolotnaïa à Moscou où se sont tenues les principales manifestations de décembre 2011 à mars 2012) sont venus soutenir le mouvement Astrakhan. Carine Clément évoque la rencontre entre ces oppositionnels et le peuple militant d’Astrakhan : «En voilà une rencontre! Le tout – le Moscou oppositionnel et les gens d’en bas d’Astrakhan, scandant d’une même voix «Le pouvoir, c’est nous!» avant que les OMON [forces spéciales du ministère de l’Intérieur] ne chargent les manifestants» .

Cette présence de personnes venues de l’extérieur a eu un effet considérable sur place: les medias locaux, qui jusqu’ici avaient passé sous silence les mobilisations, ont pour la première fois mentionné la grève de la faim. Mais elle a aussi eu un impact sur tous ceux qui soutenaient la grève de la faim de Shein et de ses camarades : «Pour la population locale Shein est devenu celui qui personnifie la lutte à l’échelle de la Russie contre la violation des lois par le pouvoir ».]

Les mobilisations sur place

Le silence des médias locaux, mais aussi l’image de Shein peuvent en partie expliquer la faiblesse de la mobilisation de la population locale au début de la grève de la faim. Mais il y a d’autres facteurs en jeu.

Il faut savoir qu’en 2009 les gens étaient déjà descendus dans la rue pour réclamer de nouvelles élections, mais sans rien obtenir. Si ce n’est de se voir soi-même inculpé. A l’époque, en octobre 2009, Shein avait participé aux élections contre le maire d’alors, Sergeï Bojenov.  Il s’était présenté avec le soutien d’un large spectre de mouvements et d’organisations, dont les membres avaient fait campagne pour lui et soutenu son programme de renouveau pour la ville. Suite à des manœuvres en tout genre et à des intimidations brutales (tous les militants sont d’accord sur ce point), Bojenov l’avait emporté  (avec 65 % de voix contre 27%). A la suite de ces élections les manifestations de protestation avaient duré plus d’un mois, mais sans résultat et une grande partie des personnes actives ne croyaient plus qu’il serait possible de peser sur les élections («Ceux qu’ils veulent faire passer, ils les font passer. Et rien à faire contre ça»).

Autre élément à prendre en compte: le  pragmatisme de la grande masse des citoyens actifs. Les militants pour le logement se bagarrent pour que leur maison ne s’écroule pas et pour le contrôle les tarifs des services municipaux [y compris l’eau, le gaz, l’électricité, le chauffage]. Les conducteurs de taxis collectifs pour conserver leur droit à transporter les personnes. Les commerçants qui travaillent sur les marchés pour conserver leur place et pour leur survie. Les habitants des foyers pour avoir un toit. Les retraités pour la gratuité des transports. Les travailleurs pour toucher leur salaire. Comme je ne cesse de le répéter, c’est déjà des gestes courageux et importants.  La majorité des gens en Russie ne font rien, ou s’ils font quelque chose, ils le font individuellement, en douce, sans se faire remarquer.

Enfin, et ce n’est pas négligeable, ce qui freine la mobilisation c’est l’incroyable pression exercée sur toute personne qui ose ne pas se soumettre au clan des dirigeants locaux. La liste est longue: incendies criminels, menaces, destruction des marchés, confiscation de ton commerce, licenciement, documents calomnieux, inculpation, agressions physiques. Dans une situation où la plus grande partie de l’économie locale dépend du pouvoir en place, les gens réfléchissent à deux fois avant de manifester publiquement leurs désaccords. Plusieurs personnes rencontrées ces jours-ci à Astrakhan le disent ouvertement: «Nous aussi nous serions venus au meeting, mais franchement nous avons peur, les gens sont terrorisés». Ne pas perdre ce qui reste, quand la vie est déjà si dure.

Ce sont là des facteurs spécifiques à Astrakhan, je n’évoquerai pas ici les autres, qui valent pour toute la Russie: manque de confiance dans ses propres forces, méfiance sociale, paternalisme, préférence pour les solutions  de débrouille individuelle, etc.

Et malgré tout, les habitants d’Astrakhan descendent dans la rue. Le 14 avril 2012, ils étaient entre 5 000 et 8 000 à participer à la marche spontanée dans le centre-ville (les «extérieurs» représentaient environ 5% des manifestant·e·s). Et cela parce que la présence de personnes extérieures donnait une légitimité à leur lutte, parce que cette grève de la faim prolongée suscite le respect et force à se rappeler qu’on a une conscience, parce qu’on espère bien gagner. Dans la rue il n’y avait pas seulement les partisans de Shein (parmi les manifestants on entendait dire : «La question, ce n’est pas Shein, ce que je veux c’est qu’on ne me traite pas comme de la merde!»).  Ce n’était pas seulement le noyau militant; bien sûr ils étaient là les conducteurs de taxis collectifs, les retraités, les syndicalistes, ceux qui travaillent sur les marchés, les militants pour le droit au logement, mais il y avait aussi des enseignants de l’université, des petits entrepreneurs, des membres des professions libérales, des jeunes, etc.

Dans la rue c’était le peuple d’Astrakhan qu’on n’avait pas encore réussi à écraser. Les gens s’étaient redressés et marchaient fièrement dans les rues de leur ville, interpellant leurs amis, invitant les passants et les automobilistes à rejoindre le cortège. Avec  le sentiment euphorique de l’affirmation collective de leur dignité de citoyens. «Le pouvoir c’est nous!».

Il faut souligner que ce n’est pas toute la ville qui était dans la rue. Jamais toute la ville ne descendra dans la rue. Et c’est normal: «Le peuple entier avec le pouvoir» ou «Le peuple entier contre le pouvoir» cela ne résonne que dans les rêves ou les cauchemars des clans du Kremlin. Car les lignes de partage existent. Ceux qui sont devenus les otages du système en participant à ses combines en tout genre, ceux qui se contentent des miettes tombées de la table de leur seigneur et maître, ceux-là ne s’opposeront pas au pouvoir. Ne viendront pas non plus ceux qui ne voient que leur confort personnel. Ni ceux qui ne réagissent même pas quand on leur prend leur toit ou leur dernier morceau de pain. Ni ceux qui ne partagent pas les opinions de Shein, pour le socialisme et pour le peuple. Et cela aussi est normal.  Les alternatives existent tout comme les différentes voies de développement. C’est pour que ces alternatives soient effectives, sans déboucher sur une guerre civile, que les gens sont descendus dans la rue – pour le droit de choisir.

Les mouvements sociaux

Même si l’on ne pouvait pas prédire une telle mobilisation de masse, elle était depuis longtemps potentielle. Les conditions d’une telle mobilisation étaient réunies du fait de l’existence d’un large réseau militant qui doit beaucoup aux initiatives, à la force de conviction et au soutien d’Oleg Shein. C’est lui qui a contribué à la formation de toute une série de mouvements sociaux à Astrakhan, c’est lui qui les soutient politiquement, sur le plan des informations et des connaissances. Oleg sait éveiller chez les gens le désir de s’engager collectivement et les persuader qu’ils peuvent agir. «Si dans chaque ville il y avait un Oleg Shein, on aurait un mouvement fort à l’échelle du pays», m’a déclaré une militante pour le droit au logement, lors d’une enquête sociologique en septembre dernier.

Comme les informations sur le milieu militant d’Astrakhan sont encore mal connues même dans cette période de mobilisation, je pense qu’il est indispensable d’en faire un tableau. Ces mouvements sociaux peuvent paraître faibles, mais il faut souligner et leur diversité et leur dynamisme. Certains (comme le mouvement des petits entrepreneurs) ont disparu – une fois leurs problèmes résolus – mais la majorité d’entre eux sont en activité depuis plusieurs années, avec des hauts et des bas.

Le syndicat Défense du travail

Le syndicat ouvrier Défense du travail  est un des plus anciennes organisations  sociales de la période postsoviétique, y compris sur le plan local. Au cours de la seconde moitié des années quatre-vingt-dix, la fermeture des entreprises et le non-paiement des salaires ont donné lieu à Astrakhan à des actions collectives relativement massives, avec y compris des barrages de routes et un camp permanent de protestation sous les fenêtres du gouverneur. Ces actions pour la plupart ont été lancées et coordonnées par le nouveau syndicat Défense du travail, créé à Astrakhan à l’initiative d’un groupe d’ouvriers et de personnes issues de l’intelligentsia ouvrière qui avaient des convictions de gauche affirmées. Si les actions ont échoué à empêcher la fermeture des usines, elles ont en revanche permis d’obtenir le paiement de la dette salariale. Ces succès ont contribué à renforcer le syndicat. Sur la lancée de ces mobilisations, Oleg Shein, vice-président du syndicat, a été élu député à la Douma.

Depuis le syndicat a connu des périodes différentes, mais le nombre d’adhérents est stable, malgré la très forte pression conjuguée des patrons et des autorités locales. Aujourd’hui il compte 40 organisations de base et environ 2000 membres. Les organisations de base dans les entreprises sont actives dans la défense des droits des travailleurs et ont obtenu des résultats notamment concernant les salaires et les conditions de travail.

L’Union des habitants

Le mouvement des habitants qui ont choisi de prendre eux-mêmes en charge la gestion de leurs logements est le mouvement le plus important numériquement. C’est une situation propre à Astrakhan. Elle est due en grande partie au soutien et au travail d’information mené par Shein en tant que député, à la diffusion du journal L’habitant, mais aussi au travail développé par les militants qui avaient choisi le nouveau mode de gestion de leurs logements: plus de 600 bâtiments de logements collectifs (soit près d’un tiers du parc immobilier de la ville) ont choisi le système de gestion directe. Ce mode de gestion directe par les occupants des logements est prévu dans le nouveau Code du logement: les décisions sont prises par vote, des assemblées générales sont tenues et un responsable est élu.  Certes, dans beaucoup de maisons, on ne peut pas parler d’une véritable «autogestion». Cela dépend beaucoup du responsable. Certains responsables sont en fait des «agents» désignés par les bureaucrates de la mairie ou des anciens services municipaux. Mais une masse critique a été atteinte: l’information circule et une propagande est faite en faveur de ce mode de gestion. Les anciens aident les «nouveaux» de leurs conseils. Certes il y e n a qui se plaignent sur le thème «ça n’avance pas beaucoup » et «personne ne nous aide», les gens sont contents: «même si c’est encore peu, c’est quand même un progrès».

Il faut rappeler l’état lamentable de la plupart des maisons à Astrakhan et l’incurie totale des bureaux du logement. Aux sceptiques, ceux qui ont choisi le nouveau mode de gestion expliquent qu’avec l’argent qui auparavant s’évaporait on ne sait où. Et, aujourd’hui, ils remettent en état leur maison. Pour cela il suffit de « trouver un responsable honnête et actif, avec cinq personnes pour le seconder».

Il est sûr que le plus gros du travail retombe sur les responsables (en majorité ce sont des femmes, mais pas uniquement des retraitées ou des femmes qui ne travaillent pas).  Elles-Ils se plaignent sur l’ampleur de la tâche, sur le fait que les autres occupants de la maison ne les aident presque pas, certains menacent de tout laisser tomber, mais finalement tiennent bon: la maison se transforme, les occupants finissent par s’impliquer, sans parler de la fierté ressentie à l’idée que l’argent ne va plus dans les poches des chefs de bureaux corrompus: « Nous y arrivons par nous-mêmes» ; «Nous le faisons nous-mêmes et par nous-mêmes », « nous sauvons notre maison».

En 2007, à l’initiative d’Oleg Shein, l’organisation L’Union des habitants a été créée, l’objectif état d’unir les maisons qui avaient choisi le nouveau mode de gestion. Le but: défendre les droits des habitants à gérer eux-mêmes leurs maisons. Et pour cela on utilise différents moyens: consultations et conseils par les  spécialistes de l’Union, réunions plus ou moins régulières des responsables pour discuter des problèmes, campagnes d’information, solidarité active entre les habitants, pourparlers avec les autorités et les entreprises en charge des services, procès pour défendre les intérêts des habitants.

Les militants de l’Union ainsi que les responsables élus des maisons mènent au quotidien une lutte contre l’administration qui fait régulièrement des tentatives pour se débarrasser du nouveau mode gestion indépendant (car c’est de l’argent qui n’ira pas dans leurs poches), mais aussi contre les services communaux qui dépendent de la ville et qui cherchent à vendre leurs services le plus cher possible, sous prétexte de sauver les maisons.

A ce sujet, rappelons que la ville est construite sur une zone de marécages, les conduits de chauffage sont à l’air libre, les rues et parfois des maisons sont inondées, nombre de maisons, y compris dans le centre, menacent de s’écrouler – 14% des maisons sont considérées comme condamnées. Face à cette situation, on a le sentiment que cela fait des années que les services de la ville ne font rien. Un spectacle fréquent: des canalisations et autres conduits rouillés, des caves inondées, des entrées d’immeubles nauséabondes, des ascenseurs en panne. C’est contre tout cela que les gens se sont mobilisés. Et non sans succès.

Le mouvement des conducteurs de taxis collectifs

Le mouvement des conducteurs de taxis collectifs (réunis au sein de l’Association régionale des auto-transporteurs, la RASA)  existe depuis 1998 et mène une action régulière et de façon indépendante. Les transporteurs font preuve d’une grande activité et solidarité, dans la mesure où leur entreprise (généralement familiale) est menacée par les projets de la mairie de restructuration des services de transport. Selon le dirigeant du mouvement, Damir Boulatov, la mise en place d’un nouveau réseau de transports signifie la disparition de 90% des entreprises individuelles dans la mesure où le projet vise à créer une situation de monopole. « C’est la mort pour les entrepreneurs individuels ! » ont déclaré les transporteurs lors de leur conférence le 8 septembre 2011, où la décision a été prise de préparer une grève.

Les transporteurs se distinguent par une grande capacité à se mobiliser: depuis 2007, ils organisent des actions, soit contre les tarifs trop bas, soit à cause de l’état des routes, soit  pour protester contre la mise au concours de certaines lignes. Et à chaque fois, c’est plusieurs centaines de personnes qui se mobilisent, prêtes à forcer les portes de n’importe quel bureau pour imposer des négociations.  Il y a également eux des actions communes, en particulier fin 2010, quand ils ont manifesté avec les retraités qui se battaient pour la gratuité des transports.

Des discussions avec de simples membres de l’association montrent qu’ils sont mobilisés sur deux points principaux : la défense de leurs intérêts personnels («Je travaille avec mon mari, qu’allons nous devenir s’ils ferment notre entreprise») et leur rejet de la façon dont l’administration les traite («Celui qui verse des pots de vin à la mairie est sûr de remporter les concours» ;«Ils  redéploient le réseau pour favoriser les ‘leurs’ » ; « Ils n’en ont rien à cirer de nous, ni des passagers » ; «Ils cherchent à nous assassiner financièrement à coup de contraventions, mais nous gagnons au tribunal»; « Ils ne viendront jamais discuter avec nous, c’est scandaleux, mais nous nous imposons et nous n’avons peur de personne»).

Lors de leur conférence de septembre 2009, ils ont pris collectivement la décision  de soutenir le principal adversaire du maire, Oleg Shein (qu’ils connaissaient depuis longtemps et qui les soutenait) lors des élections à la mairie la même année. Bien plus, ils ont décidé de prendre une part active à la campagne électorale en mettant dans les véhicules appartenant à des membres de l’association le matériel en faveur de Shein, afin de – comme il est dit dans la résolution – «s’opposer à la censure totale dans les médias locaux». Cela leur a valu une série de mesures de rétorsion de la part des partisans du maire : beaucoup ont eu leurs pneus crevés, certains ont été agressés physiquement, et même certains véhicules ont été incendiés.

Certes, tous les transporteurs n’ont pas participé à ces actions, mais les manifestants étaient suffisamment nombreux pour que cela donne le sentiment d’une action de masse. En conséquence de quoi beaucoup ont subi des pertes sévères et en veulent toujours à Bojenov, mais parfois aussi à Shein : «Nous avons soutenu Shein, on nous a agressés, on nous a crevé les pneus, mais, lui, il a perdu et nous a abandonnés à notre triste sort». A ce propos, il faut souligner que beaucoup ont l’illusion que Shein est tout puissant et qu’il doit et peut défendre tout le monde. Néanmoins, lors de leur conférence en septembre 2011, ils ont invité Shein à intervenir et l’ont longuement applaudi. Mais les transporteurs ont moins participé à la campagne de 2012, ce qui témoigne d’une certaine méfiance pour les batailles politiques. Toutefois, quand ils ont fait grève le 13 avril, ils ont de façon unanime exprimé leur soutien à Shein et aux autres grévistes de la faim.

Le mouvement des retraités

Le mouvement pour les avantages en nature est une autre  composante du mouvement. Depuis les premières mobilisations contre la monétarisation des avantages en nature, chaque année à Astrakhan se développe une campagne pour la défense des avantages dont ils avaient obtenu le maintien: en 2006 – 2007, contre la menace de suppression de la gratuité des transports; en 2009 contre la monétarisation des subventions pour les services (eau, gaz, électricité, etc.); en 2010 contre la menace de supprimer la gratuité des transports hors de la ville (ce qui signifiait ne plus pouvoir se rendre à sa datcha).

A chaque fois, la lutte s’est terminée par une victoire, grâce à une campagne menée de façon efficace et suivie (les retraités interviennent à plusieurs reprises à la Douma locale et auprès du gouverneur, examinent les résultats des votes et se réunissent pour voir comment continuer), mais aussi du fait du soutien de Shein et de la fraction «Russie juste» à la Douma régionale. Et surtout en raison du caractère massif des mobilisations (de 500 à 3000 personnes) surtout en 2006 et 2007, quand les actions de protestation ont donné lieu à des barrages des principales rues de la ville.

Les habitants des foyers

Par comparaison aux mobilisations des habitants des foyers dans d’autres régions de Russie, le mouvement à Astrakhan a commencé avec un certain retard, quand les problèmes liés à l’état catastrophique des bâtiments se sont accumulés (à cette époque la plupart des foyers dépendaient déjà de la municipalité). L’écroulement du foyer au 39/2 de la rue Savouchkine, le 22 juillet 2009, où 5 personnes trouvèrent la mort, a mis le feu aux poudres. Après la tragédie, les habitants de ce foyer sont descendus à plusieurs reprises pour manifester, malgré l’interdiction de la mairie et avec des heurts avec la milice. Ce fut notamment le cas le 4 juillet 2009 quand environ deux cents personnes ont détruit les tentes dressées sur les ruines du bâtiment pour protester contre l’inaction de la mairie qui ne fait rien pour reloger les gens et nie toute responsabilité dans ce qui s’est passé, alors même que la justice en a décidé autrement.

Malgré d’autres actions de protestation, des actions en justice et le fait que la télévision nationale y ait fait écho, la situation n’a pas changé: certains sont toujours à l’hôpital, les autres sont hébergés dans des locaux provisoires («on nous traite comme du bétail»). Jusqu’à la catastrophe, les occupants du foyer étaient plutôt passifs, se contentant d’envoyer des courriers et des demandes. Un groupe d’initiative s’est formé après l’écroulement du foyer. Cinq ou six personnes en font partie: ils mènent des actions en justice et restent en contact avec les anciens occupants du foyer. D’après le leader du groupe, Gabil Djavadov, l’objectif du groupe d’action n’est pas tant le relogement des occupants que d’obtenir la condamnation du maire Bojenov (pour l’instant seul son suppléant a  été condamné): «Que tu le veuilles ou non, il faut se battre pour qu’il soit condamné à une peine de prison». Et lors des meetings les gens crient: «Les assassins doivent payer!».

D’autres actions spontanées d’occupants des foyers ont eu lieu avec barrage des routes, notamment en octobre 2010. Il s’agissait de protester contre les fréquentes coupures de courant dues à l’incurie des compagnies gestionnaires. Suite à ces actions, le courant a été rétabli.

Avec l’appui d’Oleg Shein, durant l’été 2010,  les militants des foyers ont formé une organisation informelle, l’Union des habitants des foyers. Le niveau de coordination reste très faible, mais dans les situations de crise, les gens se réveillent et se soutiennent mutuellement, en particulier lors des actions en justice.

Les travailleurs des marchés

A Astrakhan les activités industrielles (chantiers navals : construction et réparation, conserverie de poisson, entreprises agro-alimentaires) se sont presque complètement effondrées dès les années 1990. Un grand nombre de personnes se sont retrouvées sans travail et sont allées travailler sur les marchés.  Mais, dans ce domaine, la situation est complexe et les problèmes nombreux. Cela est dû à la fois à la politique du gouvernement à l’échelle fédérale et aux opérations immobilières de la mairie.  Les petits commerçants, tant les employés que les propriétaires d’une échoppe, se mobilisent face à la menace de fermeture de leur marché.

Une vague importante de protestations a eu lieu en 2007 lorsqu’une loi régionale concernant la «restructuration» des marchés a été adoptée. De janvier à mai, les gens de tous les marchés se sont rassemblés à plusieurs reprises et se sont rendus à la Douma de la région d’Astrakhan pour exiger le maintien de leur lieu de travail. L’action la plus importante, à laquelle participaient environs 3000 personnes a eu lieu le 31 mai 2007, sous la forme d’une marche non autorisée et avec barrage des routes. Suite à cette action, la restructuration des marchées fut reportée.

Un événement négatif a contribué à freiner la mobilisation, montrant qui était le vrai «patron» de la ville. Dans la nuit du 31 août au 1er septembre 2010, le marché Selenskie Isady fut détruit par la milice avec le concours de groupes maffieux; cela malgré une décision de justice concernant les manœuvres de la mairie pour accaparer le terrain où était situé le marché, et une mise en garde de la procurature [ministère public]. Deux ans durant les commerçants (essentiellement des femmes) avaient occupé le terrain jour et nuit. A plusieurs reprises,  en faisant un mur de leurs corps elles avaient bloqué l’arrivée d’engins de construction et empêché toute construction sur le territoire du marché. Après que les commerçants ont gagné une nouvelle fois en justice, la mairie a alors décidé de faire donner l’artillerie lourde. Le 30 août 2010 des huissiers chargés de confisquer les tentes ont fait leur apparition. Les deux premiers jours, les femmes réussirent à défendre leurs biens. Mais le 31 août à six heures du matin ce ne furent pas des huissiers mais des gros bras de clubs sportifs qui envahirent le chantier. Toute la journée des affrontements eurent lieu opposant les commerçants aux «gros bras». Plusieurs femmes furent battues, dont Maria Kotchetova, responsable du syndicat des petits commerçants. Mais les voyous finirent par reculer, et la procurature rendit publique une mise en garde déclarant illégale l’action des assaillants. Le 1er septembre, tout recommence. Quelque 70 petits commerçants et militants se retrouvent face à deux fois plus de gangsters et de miliciens. Au cours des affrontements, le député Oleg Shein, venu soutenir les travailleurs du marché (il avait passé trois nuits sur place) reçu un sac plein de merde.

Sur le marché Selenskie Isady il y avait une cellule syndicale forte.  Aujourd’hui la destruction du marché a été déclarée illégale, mais les échoppes (environ 200) n’ont pas été reconstruites, mais le syndicat a pratiquement disparu même si le noyau militant continue à se battre pour la restitution du terrain et pour la condamnation de Bojenov.

L’histoire du marché Selenskie Isady,bien qu’elle se soit mal terminée, montre que lorsqu’il s’agit de défendre leur dernière source de revenus, les gens sont prêts à mener un combat jusqu’au bout,  à s’auto-organiser de façon efficace et prolongée (le piquet de surveillance 24 heures sur 24 s’est maintenu durant deux ans) et même à affronter la milice et les groupes maffieux (quand ils sont convaincus que la loi est de leur côté). Face au danger, les femmes du marché ont fait preuve de beaucoup de courage. Malheureusement face à la force brutale les gens sont sans défense.

Dans l’organisation de la lutte, Maria Kotchetova, responsable du syndicat, a joué un rôle important. Bien que mère de trois enfants, elle a choisi de ne pas chercher un nouveau travail et elle poursuit la lutte : «Je ne me calmerai que le jour où nous obtiendrons le châtiment des coupables et où le marché sera reconstruit !». Elle a même élargi sa sphère d’activité publique: elle a participé aux deux campagnes d’Oleg Shein pour la mairie et, aujourd’hui, c’est une des participantes les plus actives pour de nouvelles élections.

Il y a encore d’autres mouvements sociaux, mouvement de parents et associations écologiques. Mais ils se tiennent à distance de la politique et n’ont pas d’influence sur la situation socio-politique à Astrakhan.

Les verrous ont sauté

A la fin de mon enquête sociologique, menée en septembre 2011, à Astrakhan je caractérisais les mouvements sociaux de la ville comme des «mouvements de résistance dans une ville en état de siège». Mon sentiment était que la ville était en guerre, soit la guerre que mène le pouvoir contre le peuple. Une guerre de partisans, où les gens cherchent  surtout à se protéger des attaques, sauvent ce qui peut l’être, résistent, mais ne croient pas qu’ils peuvent avoir d’influence sur la situation politique de la ville et ne se considèrent pas comme porteurs d’un projet politique. Aujourd’hui l’étau se desserre et les gens lancent une contre-attaque : «Le pouvoir, c’est nous».

Grâce à une double dynamique, celle née de la rencontre du mouvement de la place «Bolotnaya» avec les mouvements locaux, d’un côté, celle due à la lutte commune des militants associatifs et politiques. Dans les rues d’Astrakhan, il y avait des représentants du mouvement pour des élections honnêtes venus d’autres régions. Il y avait les militants syndicaux et ceux des mouvements sociaux implantés sur la ville. Il y avait des militants politiques avec une riche expérience. Et se sont joints à eux des citoyens qui s’étaient mobilisés à cause du dernier cas criant de falsifications massives des élections.

C’est ainsi qu’à Astrakhan se sont fondus dans un seul mouvement différents courants issus des mouvements sociaux et politiques. Ce qui les rassemble, c’est le combat pour la justice sociale et le combat pour la liberté, pour des élections honnêtes. De cette façon, à Astrakhan est en train de naître une réelle possibilité d’une avancée vers des transformations en profondeur des rapports sociaux. Son nom: la révolution, réelle, profonde, celle du peuple. «Debout les damnés de la Terre… », une vieille chanson, mais toujours d’actualité.

[1] Ce chapitre est résumé ; il n’est pas traduit (Réd.)

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Carine Clément est sociologue, directrice de l’Institut d’Action Collective à Moscou.

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