Par Fabrizio Burattini
Lors des élections italiennes du 25 septembre, tout s’est passé comme prévu. La droite gagne haut la main, tandis que le Parti démocrate (PD) perd et que le taux de participation n’atteint pas 64%.
Le fait que cela ne nous surprenne pas n’enlève rien au caractère perturbateur de ces résultats.
Certes, la droite, avec ses 12 millions de voix, en tenant compte également des abstentions, ne représente que 26,6% du corps électoral. Toutefois, grâce à la division du camp adverse et à une loi électorale antidémocratique et faussée [voir sur ce thème la note 1 de l’article publié le 24 août 2022], elle élit près de 60% des député·e·s et des sénateurs et sénatrices. Sa victoire a une valeur symbolique sans précédent dans l’histoire de la République. L’Italie se retrouve entre les mains d’une coalition hégémonisée par les héritiers de Mussolini, Giorgio Almirante [1] et Giuseppe Umberto Rauti [2].
La crise de crédibilité de la démocratie
La victoire de Giorgia Meloni s’inscrit dans le contexte d’une nouvelle augmentation de l’abstention: 17 millions de citoyens et citoyennes n’ont pas voté (soit 36% de l’électorat, un record historique). La crise de la démocratie dite libérale traditionnelle se poursuit et s’approfondit, de même que le discrédit, la perception de l’inutilité sociale des institutions élues.
Les études statistiques qui seront produites dans les semaines à venir permettront de déterminer plus précisément où se situe la crise de crédibilité de la démocratie bourgeoise et de la démocratie tout court.
Mais un premier examen rapide nous fournit déjà quelques éléments. Le phénomène se consolide et s’étend surtout dans le Sud et dans les quartiers populaires. Dans les régions du sud, l’abstention est partout supérieure à 40% (en Calabre, elle est proche de 50%). Dans les quartiers populaires de la périphérie de Naples et de Rome, par exemple, elle s’élève respectivement à 44% et 56%, tandis que dans les municipalités du centre des deux villes [3], elle est de 61% et 72%.
Et la composition politique du vote est également ventilée sur une base territoriale. Par exemple, dans les municipalités du centre de Rome, le PD est le premier parti (27%), Fratelli d’Italia (FdI) est en dessous de la moyenne nationale (23%) et Azione di Calenda [4] recueille 16%, tandis que dans la banlieue sud-est, FdI atteint 32%, le PD est en dessous de la moyenne nationale (19%) et Azione n’atteint pas 6%.
Selon les recherches de l’institut de recherche SWG [institut créé à Trieste et opérant des sondages d’opinion dans divers domaines], parmi les travailleurs et travailleuses, l’abstention a atteint 45% et les listes les plus votées ont été celles du FdI et du Mouvement 5 étoiles (M5S) et la moins votée (parmi les principales listes) a été Azione. De même, selon la même étude, dans l’électorat «ayant plus de difficultés économiques», l’abstention a atteint 46%, les partis les plus votés ont été le FdI (29%) ainsi que le M5S (21%) et le moins voté Azione (2%).
Une droite «stagnante» mais triomphante
Le succès de la droite a été qualifié de «fulgurant» par certains commentateurs. Le résultat ne cache cependant pas sa dimension «stagnante» (la coalition n’a recueilli que 200 000 voix de plus qu’il y a cinq ans). Mais, comme nous l’avons dit au début de l’article, grâce à la loi électorale, avec ses 12 millions de voix, cette coalition [Fratelli d’Italia, Lega, Forza Italia] aura une représentation parlementaire occupant presque 60% des sièges.
Le succès de Fratelli d’Italia (FdI) repose sur son cannibalisme au détriment de ses alliés. Giorgia Meloni a quintuplé ses suffrages en cinq ans, alors que Berlusconi les a divisés par deux et que Salvini n’a conservé que deux sur cinq. Il y a seulement deux ans, le président de la Lega Nord en Vénétie [depuis 2010], Luca Zaia, a été réélu avec 1,9 million de voix, soit 77% des suffrages. Ce 25 septembre 2022, la Lega dans cette région n’a recueilli que 360 000 voix, soit 14,5%, tandis que FdI en a raflé 820 000, soit sept fois plus qu’en 2018, quatre fois plus qu’en 2020. Face à cette défaite, qu’adviendra-t-il du leadership de Matteo Salvini à la tête de la Lega?
La droite, même si elle n’est pas majoritaire dans le pays, dominera de manière incontestée le nouveau parlement, à tel point que les forces d’opposition – au moins afin de simuler un jeu encore ouvert pour l’instant – tentent de se consoler en espérant des fractures dans la nouvelle majorité réactionnaire. Mais Silvio Berlusconi restera, tant qu’il vivra (il a 86 ans), le leader incontesté et indiscutable de Forza Italia. Quant au leadership de Matteo Salvini, on peut facilement prédire qu’il sera au centre d’un débat difficile dans les rangs de la Lega. Dans ce parti, il a toujours existé un courant autonomiste du Nord, hostile au projet de Salvini de construire une force de droite au niveau national. Il existe également, entremêlé avec le premier, un courant très lié au projet de normalisation néolibérale qui était représenté par le gouvernement de Mario Draghi [en place depuis le 13 février 2021].
Mais étant donné la force parlementaire de la coalition de la droite dure et, en son sein, la domination incontestable de Giorgia Meloni, il est peu probable que ces discussions mettent en danger la majorité de droite, du moins à court ou moyen terme.
La débâcle du centre gauche
Le Parti démocrate (PD) recueille 5 350 000 voix, soit 800 000 voix de moins que celles obtenues lors des élections de 2018, qui étaient alors considérées comme le pire résultat de l’histoire du parti. En effet, le secrétaire Enrico Letta [5] a immédiatement déclaré qu’une phase de congrès serait ouverte dans le parti pour redéfinir la ligne et renouveler le groupe dirigeant. Le PD récolte les fruits de sa misérable politique: en 2017, il a fait passer une loi électorale (le «Rosatellum») en croyant qu’elle faciliterait son maintien au pouvoir en mettant en difficulté le Mouvement 5 étoiles (M5S); et cette créature, ce monstre, s’est retournée contre lui. En effet, aujourd’hui, avec 19% des voix, il n’aura pas plus de 16% des sièges parlementaires: à égalité avec la Lega, qui a cependant obtenu moins de la moitié (8,8%) des voix (19%) du PD.
En outre, les responsabilités du PD ne se limitent pas à la piètre loi électorale. Le PD porte également une lourde responsabilité dans le développement de la droite et de l’extrême droite. Il porte une responsabilité historique pour les ouvertures «démocratiques» qu’elle a faites aux dits «post-fascistes» au cours des dernières décennies. Par exemple, le discours prononcé en 1996 par Luciano Violante [6], alors leader des Democratici di Sinistra (DS), précurseurs du PD, qui rapprochait les partisans aux «filles et garçons de la République de Salò» et qui, dix ans plus tard, rendait hommage à Giorgio Almirante (le principal dirigeant du MSI- voir note 1), le précurseur de FdI, pour son «choix de la démocratie», faisant oublier qu’il avait été l’architecte des lois fascistes anti-juives [édictées en mars 1938] et qu’il avait réussi à rassembler dans son parti les franges les plus violentes du «post-fascisme».
Mais le PD porte aussi une responsabilité politique dans la mesure où, afin de proposer à nouveau le gouvernement Draghi et son programme comme le modèle, il a d’emblée exclu toute possibilité d’alliance avec le Mouvement 5 étoiles, décrétant ainsi l’inéluctabilité de la victoire de la droite et rendant absolument peu crédible sa campagne de «vote utile». Et pas seulement ça: il a toujours tenté de circonscrire sa prise de distance avec la droite à des questions identitaires (le «respect de la Résistance», la reconnaissance du jour férié du 25 avril, date de la libération du pays du nazi-fascisme en 1945) et à une atone défense des «droits civiques» (les droits des femmes, ceux de la communauté LGBT, le fragile droit au «testamento biologico» [7], la nécessité d’une ouverture limitée à l’immigration…) sans jamais aborder les questions sociales, pour une raison très simple, parce que sur celles-ci il y avait et il y a une large convergence avec les programmes de la droite.
Parmi les perdants, on peut également compter la liste Azione [voir note 4], présentée conjointement par Carlo Calenda, Matteo Renzi [il a quitté le PD en 2019 pour former Italia Viva] et les députés dissidents de Forza Italia, Mariastella Gelmini [ministre des Affaires régionales et des Autonomies depuis février 2021 du gouvernement Draghi] et Mara Carfagna [responsable du «mouvement des femmes», dès 2004, dans Forza Italia de Berusconi et ministre de l’Egalité des chances sous le gouvernement Berlusconi IV de mai 2008 à novembre 2011, puis ministre pour le Sud et la Cohésion territoriale depuis février 2021 dans le gouvernement Draghi]. Cette liste voulait obtenir un résultat qui empêcherait la formation d’une majorité claire afin de pouvoir assumer le rôle de «facteur de départage» entre le PD et la droite. Au lieu de cela, leurs 30 députés (20 à la Chambre et une douzaine au Sénat, avec 7,8% des voix) ne joueront aucun rôle dans la formation du nouveau gouvernement.
La défaite «victorieuse» du Mouvement 5 étoiles
Au plan quantitatif, il y a une autre formation politique qui est défaite, et lourdement: le Mouvement 5 étoiles (M5S) perd 6,5 millions de voix par rapport aux plus de 10 millions gagnés il y a cinq ans et son pourcentage est divisé par deux (de 32,7% à 15,42% – avec 52 sièges à la Chambre des députés et 44 au Sénat). Jusqu’à il y a quelques mois, dans les sondages, il était considéré comme largement pulvérisé. Puis l’«entrée sur le terrain» de son «nouveau» leader, Giuseppe Conte, fort de la popularité acquise comme Premier ministre entre 2018 et 2020 – revigoré par un passage tardif mais décisif dans l’opposition [il ne vote pas la confiance à Draghi en juillet 2022] – l’a relancé, permettant à ses partisans de considérer ce résultat, formellement désastreux, comme un succès significatif.
La «résurrection» du M5S, que tout le monde donnait pour mort, est aussi le fruit du fait de s’être présenté comme le créateur du «revenu de citoyenneté». Aujourd’hui il est son plus ardent défenseur face à la volonté d’une grande partie du monde politique de le supprimer ou du moins de le réduire drastiquement. Enfin, il est apparu comme une sorte de «parti du Sud», un Sud qui a connu un déclin économique encore plus prononcé que le reste du pays; et cela d’autant plus face à des gouvernements qui, en vertu de leur orientation néolibérale, ont cessé depuis longtemps tout effort pour combler le «fossé» Nord-Sud. Dans les régions du Sud et en Sicile, la M5S obtient des scores qui se situent entre 35 et 42%.
Un autre perdant
En dehors de la compétition électorale, il y a un autre grand perdant: Mario Draghi et son gouvernement. Placé au pouvoir en février 2020 dans le but de juguler le populisme des 5 étoiles, en réalité, il a réussi à faire croître un populisme autrement plus sournois: celui de Giorgia Meloni et du reste de sa coalition. Les deux partis qui, à des degrés divers, avaient reproposé le programme social et politique de l’ancien président de la BCE (le PD et l’Azione) sont tous deux sortis perdants de l’épreuve, ne recueillant ensemble que 25% des voix autour du «programme Draghi».
D’une certaine façon, cela permet d’apprécier les qualités de tous ceux (la Confindustria patronale, les médias, les syndicats confédéraux…) qui ont pleuré la chute du gouvernement des banquiers «que le monde entier nous enviait». Le pays a récompensé tous ceux et celles qui ont pris leurs distances avec ce gouvernement Draghi!
Une droite capable de mobiliser
Ainsi, la droite a réussi à fournir à son électorat un objectif mobilisateur, en le faisant apparaître comme un nouveau projet de gouvernement, tout en parvenant à dissimuler le fait qu’une grande partie du personnel politique du FdI est exhumée des rangs des gouvernements de Berlusconi [y compris Giorgia Meloni qui fut ministre pour la Jeunesse de mai 2008 à novembre 2011; Guido Crosetto, coordinateur national de FdI et sous-secrétaire d’Etat au ministère de la Défense de mai 2008 à novembre 2011; Ignazio Benito Maria La Russa, vice-président du Sénat depuis mars 2018, ministre de la Défense de mai 2008 à novembre 2011; ancien du MSI et de l’Alliance nationale, en décembre 2012, comme d’autres, il sort du Popolo della Libertà pour rejoindre FdI].
Au contraire, le PD n’a pas réussi à motiver l’électorat, même pas avec la pression du «vote utile» contre la droite. Finalement, il n’a obtenu que le vote, émoussé, de son électorat le plus fidèle.
Il convient également de souligner ici les très graves responsabilités des principaux syndicats, qui ont laissé la population laborieuse totalement sans défense face à l’offensive aux accents de restauration de la classe dominante et ont même parfois collaboré à cette offensive au nom de concertation sociale. En conséquence, les travailleurs et travailleuses ont perdu la confiance dans la possibilité d’améliorer la situation. Ils/elles cèdent sous le poids écrasant issu du délitement de mécanismes de solidarité et ont commencé à accorder de plus en plus de crédit à la démagogie réactionnaire de la droite.
A gauche du PD
Sinistra Italiana [SI: parti créé en 2017; depuis juillet 2022 allié à Europa Verde pour la liste Alleanza Verdi e Sinistra] – cela en coalition avec le PD – sort insatisfaite de cet essai. Elle recueille un million de voix, soit environ 100 000 de moins qu’il y a cinq ans, mais cette fois en commun avec les Verdi. Le fait que cette liste se soit alliée au PD et à son «programme à la Draghi» a essentiellement réduit à néant la valeur de son opposition au «gouvernement des meilleurs».
Le résultat de l’Unione popolare a également été très décevant. La liste commune construite au cours des dernières semaines avant le vote par le Partito della rifondazione comunista, Potere al popolo, 4 députés transfuges du M5S et Luigi de Magistris [8] a recueilli 400 000 voix, soit 1,43%, soit seulement 90 000 de plus que la liste Potere al Popolo a recueillie en 2018, restant ainsi bien en dessous du seuil (quorum) des 3%.
L’UP paie certainement son caractère improvisé et électoraliste, ce que la course vers des élections anticipées a rendu encore plus évident. Les erreurs de la gauche au cours des dernières décennies, le choix des groupes dirigeants des principales forces de démolir en 2018 l’expérience du front électoral [Potere al Popolo réunissant diverses forces de la gauche] construit en 2017, l’obstination à «recommencer à chaque fois», sans aucune planification stratégique, en cherchant à chaque fois un «deus ex machina» – aux élections européennes de 2014 la référence à Alexis Tsipras [L’Altra Europa con Tsipras]; aux élections politiques de 2013, le magistrat Antonio Ingroia [procureur adjoint de la direction anti-mafia à la tête de la coalition Rivoluzione Civile], aujourd’hui Luigi de Magistris –, le mélange d’identitarisme et de mouvementisme: tout cela est constitutif d’une partie des causes d’un déclin de la gauche «radicale» italienne qui semble de plus en plus irréversible, à moins de profonds changements politiques et d’un improbable mais indispensable changement profond des groupes dirigeants.
Un tournant historique
Avec l’élection – encore à confirmer – de Giorgia Meloni au poste de Premier ministre suite au scrutin du dimanche 25 septembre , le «plafond de verre» de l’accès des femmes aux plus hautes fonctions de l’Etat a été brisé.
Mais un autre tabou – qui avait toujours placé le parti héritier du fascisme en marge du monde institutionnel italien (au-delà des ouvertures de Berlusconi faite à Gianfranco Fini – voir ci-après) – est également éliminé, notamment en raison de la disposition constitutionnelle (art. 48) qui «interdit la réorganisation du Partito Nazionale Fascista». En 1960, le Movimento sociale (MSI) d’Arturo Michelini [9] puis de Giorgio Almirante (héritier direct du parti de Mussolini) s’improvise majorité gouvernementale grâce la droite démocrate-chrétienne (DC). Toutefois, la réaction de la rue fut si forte que le MSI est contraint de renoncer à sa tentative d’influencer directement le jeu politico-gouvernemental du pays.
C’est alors que fut inventée la formule «l’arc constitutionnel» qui renvoie à l’ensemble des partis qui ont participé à la rédaction de la Constitution [approuvée en décembre 1947 par l’Assemblée constituante, promulguée le 27 décembre et entrée en vigueur le 1er janvier 1948]: arc allant de la DC au Partito liberale en passant par le PCI.
Par la suite, les épigones du MSI, dirigés par Gianfranco Fini, pour se légitimer comme parti de gouvernement aux côtés de Berlusconi, ont dû passer par un congrès de «refondation» en 1995 et la création d’un nouveau parti, Alleanza Nazionale, qui déclarait «solennellement» que «l’antifascisme était un moment historiquement essentiel pour le retour des valeurs démocratiques que le fascisme avait bafouées».
Indépendamment de toute considération sur l’authenticité de cette «refondation», le parti Fratelli d’Italia de Giorgia Meloni est composé et dirigé par de nombreux militants qui n’ont pas cru à ce revirement, voire qui s’y sont opposés, comme Isabella Rauti [sénatrice depuis mars 2018, membre de FdI], ancienne dirigeante du mouvement explicitement néofasciste «Fiamma tricolore», fille de Pino Rauti, qui a été poursuivi pour des crimes commis par des groupes terroristes d’extrême droite.
Il faut le répéter: il s’agit d’un tournant aux proportions historiques, plaçant un parti héritier du fascisme au pouvoir en Italie. Et ceci, parodie de l’histoire, se produit juste 100 ans après la prise de pouvoir du fascisme au XXe siècle (28 octobre 1922).
Giorgia Meloni et l’Union européenne
Mais ce tournant n’est politiquement traumatisant que pour la gauche. Le «monde des affaires» est loin d’être effrayé par l’arrivée de l’extrême droite au gouvernement. Giorgia Meloni, malgré son opposition formelle, a partagé l’essentiel du programme de Mario Draghi, l’accusant même de ne pas avoir fait grand-chose dans le sens de la «relance économique du pays». Ce qui est bien résumé dans le slogan central du FdI: «Prêts à relever l’Italie» (Pronti a risollevare l’Italia). De nombreuses indiscrétions ont révélé comment Mario Draghi a déjà entamé des discussions avec la dirigeante «post-fasciste» pour parvenir à un «transfert de pouvoir non traumatisant». Y compris les «marchés» ne semblent pas particulièrement ébranlés par le tournant politique italien. Standard&Poor’s a signifié: «Nous ne prévoyons pas de risques budgétaires imminents propres à la transition vers le nouveau gouvernement.»
D’autre part, il faut souligner que, après avoir manifesté un espoir à peine caché de voir le mandat de Draghi renouvelé – voir les déclarations d’Ursula von der Leyen, qui a menacé de lancer une «procédure d’infraction» contre le nouveau gouvernement italien [10], et le soutien explicite du chancelier allemand Olaf Scholz au PD –, l’UE a choisi, comme il était inévitable, de reconnaître le nouveau gouvernement.
En fait, il est faux de qualifier la présidente du FdI et son parti d’«anti-européens». Giorgia Meloni, même dans le passé et pas seulement durant ces dernières semaines, lorsqu’elle s’est engagée à présenter son visage plus modéré et «compatible», a parlé à plusieurs reprises d’un «européisme inhabituel», d’un «modèle confédéral» dans lequel l’Europe devrait s’occuper des «grandes questions» sur lesquelles les Etats-nations s’avèrent «inadéquats dans un monde globalisé», tandis que tout le reste est pris en charge par les Etats-nations eux-mêmes, dans une sorte de «principe de subsidiarité». Il s’agit d’une référence explicite à Charles de Gaulle qui, par ailleurs, fut prise, en 1958, comme point de référence par son père politique: Giorgio Almirante.
Même en ce qui concerne la loyauté envers l’OTAN, Giorgia Meloni s’inscrit pleinement dans le sillon qu’a constitué le Mouvement social italien déjà dans l’après-guerre. Après une brève période de «troisième force» («Ni avec l’URSS, ni avec les Etats-Unis»), le MSI a pleinement adhéré à l’atlantisme, mettant même son anticommunisme viscéral au service de la CIA.
En Italie, les médias refusent d’utiliser la définition de «fasciste» ou «post-fasciste» à l’égard de Giorgia Meloni, comprenant bien qu’une telle définition utilisée contre la future Première ministre serait en contradiction flagrante avec la norme constitutionnelle. Mais la tonalité modérée dont a fait preuve Giorgia Meloni pendant la campagne électorale ne fait pas oublier ses divagations racistes des dernières années, ni le discours tapageur qu’elle a prononcé le 13 juin 2022 à Marbella pour soutenir les listes post-franquistes de Vox aux élections andalouses.
Il convient de mentionner un fait «curieux« mais fort révélateur qui s’est produit dans la nuit du 25 au 26 septembre, lorsque les résultats des élections ont afflué. Le FdI a singulièrement évité ce soir-là d’organiser le traditionnel gala avec lequel le parti vainqueur fête son succès. Il s’est limité simplement à organiser dans un hôtel romain (Hotel Parco dei Principi ) une réunion avec un très grand nombre de journalistes mais seulement avec quelques dizaines de supporters sélectionnés. La raison de ce choix résidait dans la crainte, ou plutôt la certitude, que dans un plus grand rassemblement, une partie importante du public aurait acclamé la victoire avec des saluts romains, le bras tendu, et entonné des chants fascistes, mettant les cartes sur table de manière embarrassante.
Avec le succès de la droite italienne et en particulier du parti de Giorgia Meloni (qui intervient quelques jours après la victoire historique similaire de l’extrême droite suédoise), le poids politique de la droite se consolide au plan international et en particulier dans l’Union européenne. Et, dorénavant, est plus évidente la crise des forces historiquement centrales au projet européen, regroupées dans le Parti populaire européen (PPE) – auquel se réfère Forza Italia de Berlusconi en Italie – et dans le Parti socialiste européen, dont le PD est membre. Ce changement progressif «d’axe» dans les regroupements des forces politiques au sein de l’UE apparaît clairement dans les déclarations enthousiastes du Premier ministre polonais Mateusz Morawiecki et du Premier ministre hongrois Viktor Orban. Alors que Marine Le Pen (Rassemblement national français) et Santiago Abascal (Vox espagnol) prennent le succès de Giorgia Meloni comme un signe clair d’encouragement.
Le changement de gouvernement et les victimes désignées
Les migrant·e·s auront de plus en plus de mal à atteindre les côtes italiennes. Cela pourrait être encore pire que ce qui s’est passé en 2018-19, lorsque des navires remplis de réfugié·e·s sont restés bloqués à l’extérieur des ports, se sont vu refuser l’entrée et le débarquement. Mais même les migrant·e·s déjà installés dans le pays auront encore plus de mal à accéder aux services sociaux. Leur sort sera jeté en pâture à la base électorale de cette droite.
Une autre victime visée sera le revenu de citoyenneté (RdC), qui, selon l’ISTAT (Istituto nazionale di statistica), a permis à un million de personnes de sortir de la pauvreté. Le RdC sera réduit et peut-être même aboli, ou limité aux cas les plus graves. Les 7 milliards d’euros (moins de 0,5% du PIB) prévus pour le revenu de citoyenneté seront détournés vers les entreprises, considérées par tous comme celles qui «produisent du travail et de la richesse». La droite n’a cessé de répéter que le revenu de citoyenneté est responsable de la «pénurie de main-d’œuvre» dans le secteur tertiaire.
Il est certain que la lutte contre l’évasion fiscale sera encore plus affaiblie, en tolérant une fraude largement utilisée par un secteur social dans lequel la droite est très forte et présente: les indépendants et les petits entrepreneurs.
Un autre objectif de cette droite gouvernementale visera les droits civils: la possibilité pour les jeunes enfants d’immigré·e·s d’obtenir la citoyenneté italienne, les droits des LGBT, les droits des femmes, le droit de chacun de décider de sa propre vie (entre autres le «testamento biologico»).
La réglementation sur le droit de manifester sera renforcée. Les décrets de Matteo Salvini (octobre 2018) sanctionnant lourdement l’occupation des bâtiments, le «blocage des routes», la mendicité, prévoyant l’interdiction d’accès à certains lieux pour les «sujets» (personnes) jugés «dangereux» – le fameux Daspo: Divieto di Accedere alle manifestazioni SPOrtive, à diverses reprises modifié –, jamais abrogés par les gouvernements Conte 2 et Draghi, seront encore appliqués, durcis et élargis dans les objectifs.
Le droit de grève est également menacé. Les mesures existantes qui limitent sévèrement le droit de grève, adoptées pendant la période de la plus grande «concertation sociale» entre les syndicats et le gouvernement (les années 1990), seront aggravées.
Sur le plan environnemental, comme l’envisage déjà Draghi, la droite autorisera les compagnies pétrolières à forer partout à la recherche d’or noir, construira partout des centrales de regazéification (pour le GNL) et des incinérateurs de déchets, réutilisera le charbon et rouvrira l’utilisation des centrales nucléaires proscrites par le référendum de 1987.
Enfin, sur le plan institutionnel, les droites, dans leur ensemble, proposent une réforme «présidentialiste», c’est-à-dire une modification constitutionnelle qui réduirait encore les prérogatives du Parlement et confierait, précisément sur le modèle de la Cinquième République française, plus de pouvoirs au Président de la République qui, jusqu’à aujourd’hui, dispose quasi exclusivement d’un pouvoir de contrôle sur les activités des autres organismes institutionnels.
Mais l’hypothèse d’un système politique présidentialiste n’a pas été l’apanage de la seule droite. Dans les années 1990, elle a même été envisagée par les Democratici di sinistra, les «postcommunistes» de Massimo D’Alema [11].
Pour procéder rapidement à une telle réforme constitutionnelle, il faudrait une majorité d’au moins 66% du Parlement, ce qui pourrait être obtenu par la droite grâce à un compromis avec les députés «libéraux» d’Azione
Quelles perspectives?
De nombreux commentateurs minimisent ce qui s’est passé. «Le processus de consolidation électorale est fluide après la fin des partis de masse», disent-ils. Ils se consolent en prédisant que dans quelques années le succès de Giorgia Meloni se dégonflera, comme cela s’est produit avec le PD de Renzi, avec le Mouvement 5 étoiles, avec la Lega de Salvini.
L’affirmation a un fondement. Il est clair que les millions d’appuis que le FdI a recueillis ne correspondent pas à des millions de «post-fascistes». Beaucoup ont voté pour ce parti parce qu’ils considéraient qu’il était la réponse la plus appropriée à la crise politique que le pays connaît depuis des années. Mais Fratelli d’Italia n’est pas un parti comparable à la Lega de Salvini, au M5S de Pepe Grillo, ou même à l’ancien PD de Matteo Renzi.
C’est un parti qui, par ses traits constitutifs, utilisera ses cinq années de pouvoir et son contrôle sur les institutions pour changer l’Italie. D’autant plus qu’il n’y a pas de projet sérieux sur le front adverse, avec une «gauche» de plus en plus éloignée des secteurs sociaux en détresse et des mouvements sociaux et de leurs acteurs qui devraient être au centre de sa politique. Avec un «centre politique» (le PD et Azione) dépourvu de toute autorité, obligé depuis des décennies de confier l’avenir du pays à des «techniciens» qui ont grandi dans les conseils d’administration des banques: Lamberto Dini (Président du Conseil de janvier 1995-mai 1996), Carlo Azeglio Ciampi (Président de la République de mai 1999 à mai 2006, Président du Conseil d’avril 1993 à mai 1994 et ministre régalien à diverses reprises), Mario Monti (Président du Conseil de novembre 2011 à avril 2013 et aussi ministre de Finances et de l’Economie) et Mario Draghi.
Espérer que la démagogie de Giorgia Meloni s’effondre d’elle-même pour donner naissance à un nouveau gouvernement technique dirigé par un énième banquier ne semble pas une alternative particulièrement attrayante. Mais c’est la seule que le PD est capable de proposer aujourd’hui.
Quant au Mouvement 5 étoiles (M5S), il ne faut pas se cacher que parmi les principaux partis, il a été le seul à aborder les questions sociales les plus brûlantes, la perte du pouvoir d’achat, le chômage, le Sud, la pauvreté, le droit au logement… Mais il ne faut pas non plus oublier que c’est une chose de parler de ces questions dans les rassemblements, et une autre d’organiser des mouvements de lutte pour faire aboutir des revendications.
Pour l’instant, peu d’initiatives sont prises sur le terrain, comme si ce nouveau contexte n’avait pas déjà prise sur «l’état des choses». La CGIL a appelé à une manifestation à Rome le samedi 8 octobre, avec le slogan «Italie Europe, écoutez les travailleurs et travailleuses» (Italia Europa, ascoltate il lavoro). Une forte participation est à prévoir, reprenant la déception d’une grande partie des démocrates [du PD à d’autres] face aux résultats des élections. Mais c’est une mobilisation sans plateforme claire, uniquement une démonstration d’existence, de présence.
Les syndicats de base, pour une fois tous ensemble, ont appelé à une journée de grève générale pour le 2 décembre, une échéance qui permettra de tester la capacité de ces nombreuses organisations syndicales à construire un projet de réelle convergence.
La campagne nonpaghiamo.it contre l’augmentation extraordinaire des prix de l’énergie pour les familles et la classe laborieuses est en cours dans le pays, un peu sur le modèle du mouvement britannique Don’t Pay. Les adhésions se multiplient et des collectifs d’activistes engagés dans cette campagne se construisent un peu partout.
Enfin, les manifestations qui ont réuni vendredi 23 septembre des dizaines de milliers de jeunes, dans 70 villes, à l’occasion des Fridays for Future ont été un grand succès, afin d’exiger que les institutions prennent en charge la crise climatique et ses conséquences. Le négationnisme climatique du gouvernement de droite devra faire face à ce mouvement. (Article reçu le 28 septembre 2022; traduction par la rédaction de A l’Encontre)
Fabrizio Burattini est un syndicaliste de longue date et membre de Sinistra anticapitalista.
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[1] Pour faire court, Giorgio Almirante fut l’animateur du quotidien fasciste Il Tevere dont il est le rédacteur en chef dès 1943, puis il adhérera à la République de Salo suite à l’armistice de septembre 1943. Après une période clandestinité, en décembre 1946 il participe à Rome à la création du Movimento sociale italiano (MSI) qu’il dirige jusqu’en 1950. Il entre à la Chambre des députés de 1948 et sera réélu jusqu’à sa mort en 1988. En 1987, il passe la direction du parti à Gianfranco Fini. (Réd. A l’Encontre)
[2] Giuseppe Umberto Rauti, dit Pino, sera l’une des figures du MSI. Il est un «élève» des thèses de Julius Evola, théoricien d’une tradition «aryo-nordique» et du «principe aristocratique mâle». Evola développera dans sa revue une orientation qu’il résumait ainsi: «Nous voudrions un fascisme plus radical, plus intrépide, un fascisme vraiment absolu, fait de force pure, inaccessible à tout compromis.» Ses liens avec la nouvelle droite française et états-unienne ont joué un rôle dans le développement des courants néofascistes. (Réd. A l’Encontre)
[3] Rome est divisée en 15 municipalités: subdivisions administratives; Naples en 10 municipalités. (Réd. A l’Encontre)
[4] Carlo Calenda a lancé une liste Siamo Europei pour les élections européennes du 26 mai 2019, après une cure au sein du PD. En août 2019, il annonce la volonté de transformer Siamo Europei en un nouveau parti. Azione sera lancé en novembre 2019. Il soutiendra le gouvernement Draghi. Calenda multiplie les opérations pour capter dans son opération politique des personnalités. Il se profile – dans un cadre d’ensemble social-libéral – sur des thèmes tels que le soutien à la petite enfance (crèches), la parité de genres, des centres contre les violences de genre, un salaire minimum de 9 euros, une transition écologique conforme à l’objectif de l’UE pour 2050, etc. (Réd. A l’Encontre)
[5] Enrico Letta est secrétaire du PD depuis mars 2021; il fut président du Conseil des ministres d’avril 2013 à février 2014 et vice-secrétaire du PD de novembre 2009 à avril 2013, outre diverses charges ministérielles. (Réd. A l’Encontre)
[6] Luciano Violante est entré au PCI d’Enrico Berlinguer en 1979, adhère au Parti démocratique de la gauche (PDS) en 1991, parti dissous en 1998, puis aux Démocrates de gauche (DS), il sera le président de la Chambre des députés de 1996 à 2001. (Réd. A l’Encontre)
[7] Le «testamento biologico» est une directive anticipée, c’est-à-dire un document écrit, daté et signé par lequel une personne rédige ses volontés quant aux soins médicaux qu’elle veut ou ne veut pas recevoir dans le cas où elle serait devenue inconsciente ou se trouverait dans l’incapacité d’exprimer sa volonté. (Réd. A l’Encontre)
[8] Luigi de Magistris a été maire de Naples de juin 2011 à octobre 2021; sa liste a échoué aux élections régionales de Calabre en octobre 2021. (Réd. A l’Encontre)
[9] Arturo Michelini (1909-1969): depuis 1948 jusqu’à sa mort il sera député élu par le MSI dont il fut un des fondateurs, en décembre 1946. Il participa à la «guerre civile espagnole» entre 1936-1939. Il fut un des dirigeants du Partito Nazionale Fascista de Rome, puis participa à la Repubblica Sociale Italiana (connue aussi sous le nom de Repubblica di Salò) de septembre 1943 à avril 1945. (Réd. A l’Encontre)
[10] Selon euronews du 23 septembre, Ursula von der Leyen a indiqué que: «La Commission européenne est prête à travailler avec tout gouvernement démocratique dans l’ensemble de l’Union. Mais elle dispose “d’outils” si les choses prennent une “direction difficile”.»
Le quotidien Atlantico du 24 septembre indiquait: «La présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, a évoqué “les instruments” à la disposition de Bruxelles pour sanctionner d’éventuelles atteintes aux principes démocratiques de l’UE en cas de victoire de la coalition de droite lors des élections de ce dimanche en Italie.» (Réd. A l’Encontre)
[11] Massimo D’Alema, président du Conseil des ministres d’octobre 1998 à avril 2000, vice-président du Conseil de mai 2006 à mai 2008; vice-président de l’Internationale socialiste de septembre 1996 à novembre 1999 sous Pierre Mauroy; secrétaire du Partito Democratico della Sinistra (PDS) de juillet 1994 à février 1998. Toute cette carrière, après avoir été membre du PCI jusqu’en 1991, puis du PDS, puis de DS et enfin du PD de 2007 à 2017; des adhésions qui lui ont valu une carrière de député de 1987 à 2004 et de 2006 à 2013, outre diverses «affaires judiciaires» qui jalonnent ce type de parcours. (Réd. A l’Encontre)
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