Par María Fernanda Valdés et Kristina Birke
Une vague massive de mobilisations a réussi à mettre en échec la réforme fiscale promue par le gouvernement d’Iván Duque. La division entre les besoins populaires et les pratiques de l’establishment est de plus en plus évidente en Colombie. La répression des manifestations et les violations des droits de l’homme sont devenues évidentes. Ivan Duque et l’Uribisme (Alvaro Uribe et son «clan») s’affrontent à une impopularité croissante et aux critiques d’une population de plus en plus mobilisée.
Depuis le 28 avril 2021, la Colombie connaît une vague massive de mobilisations similaires à celle qui a eu lieu en 2019, avec des causes de mécontentement semblables. Ce nouveau cycle de protestations a lieu en plein troisième pic de la pandémie, au milieu d’un processus de paix fragile et avec les pires indicateurs sociaux de l’histoire du pays. La société colombienne a été particulièrement touchée par Covid-19: à ce jour, la Colombie est le pays qui compte le troisième plus grand nombre de morts et de personnes infectées en Amérique latine. En outre, le niveau de pauvreté a atteint 42%, un niveau qui n’avait pas été observé depuis une décennie. Aujourd’hui, 15% des Colombiens vivent dans une extrême pauvreté et ne sont pas en mesure de prendre trois repas par jour.
Dans ce contexte, le ministre des Finances démissionnaire, Alberto Carrasquilla, a présenté la (contre)réforme fiscale la plus ambitieuse, en termes de recettes, de ces dernières années. Il l’a fait principalement pour rembourser la dette élevée du pays et tenter d’empêcher un éventuel abaissement de la note attribuée par les agences de notation internationales [avec ses effets sur les taux pour emprunt]. Dans une moindre mesure, il l’a également fait pour investir dans des programmes sociaux.
La (contre)réforme fiscale, que le gouvernement a appelée par euphémisme la «loi de solidarité durable», était impopulaire avant même que son contenu ne soit rendu public. Avant qu’elle ne soit déposée, le ministère a discuté certaines parties de la contre-réforme auprès de groupes d’entreprises amies et a même tenu une réunion à huis clos dans le palais présidentiel avec Tomás Uribe, le fils de l’ancien président Alvaro Uribe. Il ne détient aucune fonction politique ni aucun mandat officiel. Comme on pouvait s’y attendre, cela a mis plusieurs politiciens mal à l’aise. Une fois la (contre)réforme connue, les partis politiques d’opposition ont encouragé un vote négatif au Congrès. Certains partis proches du gouvernement, comme le Cambio Radical, se sont également opposés à la proposition. Alvaro Uribe lui-même ne semblait pas très convaincu par celle-ci.
Jusque-là, il semblait qu’il s’agissait d’une autre proposition de (contre)réforme fiscale impopulaire qui allait être adoptée par la chambre parlementaire. Rappelons qu’en 2016, l’ancien président Juan Manuel Santos a fait passer le taux général de TVA de 16% à 19%. En outre, les deux dernières réformes d’Iván Duque comportaient des avantages fiscaux importants pour les grandes firmes. Toutes ces mesures impopulaires ont été approuvées par le Parlement sans grand examen. Faire passer au Congrès le projet de «loi de solidarité durable» ne s’annonçait pas facile, étant donné le rejet des partis proches du gouvernement. Mais, Uribe prenait déjà sur lui de leur parler personnellement aux élus afin d’obtenir les votes nécessaires pour obtenir une majorité. Avec la pression directe de l’ancien président, il était probable qu’une issue favorable serait finalement obtenue.
Cependant, l’avenir de la (contre)réforme n’a pas été défini au Congrès, comme cela avait toujours été le cas, mais dans la rue, un événement sans précédent en Colombie. Bien qu’avant même la présentation du projet de loi, les organisations centrales de travailleurs ont appelé à la grève pour le 28 avril, la publication des articles du projet de loi quelques jours avant la manifestation a fait du rejet de la (contre)réforme – et du ministre – le slogan central de la mobilisation. Le malaise provenait de certains points spécifiques de la loi, tels que certaines augmentations de la TVA sur les services publics et des taxes sur les carburants [et même sur les services funéraires], et le gel des salaires des employés publics, qui ont la plus grande convention collective du pays. La principale difficulté n’est pas le résultat final de la réforme – elle aurait pu profiter aux plus pauvres grâce aux prestations sociales et réduire des inégalités de revenus – mais le secteur social sur lequel elle fait pression pour atteindre son objectif. La pression fiscale ne visait pas principalement les couches les plus riches de la société, mais les secteurs dits moyens déjà durement touchés. Ce que l’on appelle aujourd’hui en Colombie la «classe moyenne» est un vaste conglomérat composé principalement d’individus qui ne gagnent même pas le salaire minimum et dont la capacité contributive est limitée, dans un pays où les services publics et les biens sociaux sont rares.
La loi a mis en évidence la déconnexion entre la technocratie colombienne et le peuple. Cet éloignement s’est manifesté lors d’un entretien au cours de laquelle le ministre, tout en expliquant les mesures relatives à la TVA qui entraîneront une augmentation du prix des œufs, a fait remarquer que 12 œufs en Colombie coûtent moins d’un tiers de leur valeur réelle. À la suite de ces déclarations, l’œuf est devenu un symbole incorporé dans les banderoles des manifestations. Et le ministre, à son tour, en est venu à personnifier la césure entre le gouvernement et la société. Une coupure similaire a également été observée entre le peuple et le monde universitaire officiel, qui a constamment traité les manifestant·e·s comme des personnes non informées qui ne comprenaient pas le fil rouge de la réforme et s’y opposaient donc. Trente des principaux économistes du pays sont allés jusqu’à rédiger une lettre publique soutenant la proposition de (contre)réforme fiscale.
Bien que la Colombie traverse le troisième pic de la pandémie – le plus fort jusqu’à présent – les manifestations ont été massives, y compris dans des villes moyennes plutôt conservatrices. L’Ampleur a été telle que les manifestations se sont poursuivies, bien que le 27 avril, un tribunal ait ordonné leur suspension et que plusieurs décrets de couvre-feu sont édictés (certains étaient déjà en place en raison de la pandémie et d’autres ont été émis pour mettre un frein aux manifestations).
Dans certaines villes, les manifestations ont été particulièrement fortes. Cali, qui se qualifie aujourd’hui de «capitale de la résistance», en proie à une pénurie générale d’approvisionnement et au blocage de toutes les entrées, y compris l’aéroport, en est peut-être l’expression la plus claire. Les dirigeants locaux de grandes villes comme Bogotá, Medellín et Cali même ont non seulement défié les décrets de suspension et les couvre-feux, mais ont pris directement position contre la militarisation ordonnée par le gouvernement. Certaines villes de taille moyenne ont cherché des solutions démocratiques pacifiques, par exemple dans le cadre de tables rondes conjointes entre citoyens et militaires, comme ce fut le cas à Cartagena.
Bien qu’il y ait eu des morts lors de manifestations précédentes, l’état de violence et de répression que l’on connaît actuellement est sans précédent. Temblores, une importante organisation de défense des droits de l’homme, a signalé, entre le 28 avril et le 4 mai, 31 victimes de violences homicides de la part de la police et plus de 1443 cas de violences policières, notamment de violences sexuelles contre des femmes. Le Bureau du médiateur (Defensoría del Pueblo) fait état de 88 disparus, tandis que diverses organisations non gouvernementales parlent de plus de 170. Beaucoup craignent que l’inefficacité du système judiciaire ne conduise à nouveau à l’impunité pour les responsables de ces crimes, comme cela s’est produit dans des cas similaires en 2020. Les médias et l’establishment, pour leur part, ont soutenu qu’il y avait eu des attaques graves et injustifiables contre la police et des actes de vandalisme contre des biens publics et privés. Dans une société qui, après des années de conflit interne, est plongée dans un processus de justice transitionnelle dont la devise est la «non-répétition» [de la «guerre»], le scénario est effrayant. La Colombie a déjà subi trop de cycles de conflits internes pour ignorer le fait que plus de violence engendre encore plus de violence, dans une spirale qui semble ne pas avoir de fin.
Pour situer le contexte, les violations des droits humains commises par la police dépassent, en quatre jours seulement [28 avril-1er mai], celles commises au Chili pendant plusieurs mois de manifestations en 2019. Les organisations de la société civile colombienne dénoncent le fait que la violence policière est une pratique répandue lors des manifestations. Alors que les violations des droits de l’homme se poursuivent, le conseiller présidentiel pour les droits de l’homme a assuré dans un entretien que «les droits de l’homme n’existent que si tous les citoyens observent les devoirs qui nous incombent en tant que membres de la société, car la protection des droits est l’affaire de tous». Le gouvernement a également réagi de la même manière aux critiques de nombreuses organisations internationales, qui ont appelé le 4 mai à une clarification des actes commis et au respect des droits de l’homme.
Au milieu de cette escalade de la violence, la grève a remporté sa première victoire le 2 mai: le président a ordonné le retrait de la réforme fiscale et a accepté la démission de Alberto Carrasquilla. Cela représente un revers politique pour un gouvernement très affaibli et un problème pour le parti au pouvoir en vue des élections de 2022.
La réalité est que l’administration du président Ivan Duque a toujours été impopulaire, mais sa gestion de la pandémie – basée presque exclusivement sur des décrets – et ses gaffes continuelles lors de son émission télévisée quotidienne n’ont fait qu’aggraver l’image transmise. De plus, depuis plus d’un an, le Congrès n’a agi que virtuellement et a fait peu d’efforts pour remplir son rôle de contrôle politique. Cela a contribué à approfondir la crise de la démocratie en Colombie.
Face à la poursuite annoncée de la grève [qui continue le 13 mai], la question est de savoir comment surmonter, au milieu d’une violence débridée, la profonde crise de gouvernance de cette administration. La stratégie du gouvernement pour gérer la protestation semble être la même qu’en 2019: initier un «dialogue», alors que ce qui est vraiment nécessaire est une négociation sérieuse. De plus, avec les actes de violence policière, il n’est pas certain que cette stratégie du «dialogue» puisse mener à une désescalade de la situation et réparer la perte de confiance des secteurs qui se sont mobilisés. Le problème est si aigu que certains manifestant·e·s, ainsi que l’aile d’extrême droite du parti au pouvoir, ont demandé le renvoi du président. D’autres secteurs appellent à la déclaration d’un état de l’état d’exception [selon l’article 213 de la constitution le président et l’ensemble des ministres peuvent instaurer un état d’exception – estado de conmoción interior – qui restreint tout déplacement intérieur, impose un couvre-feu, interdit les rassemblements et manifestations, généralise les écoutes, contrôle l’usage ses services publics, etc.].
Le manque de soutien au président, la crise de la pandémie et les manifestations de masse avec des niveaux élevés d’affrontement, au milieu de la plus grande crise sociale et économique de l’histoire, semblent être un fardeau trop lourd pour Ivan Duque. Mais dans le système présidentiel, il n’y a pas d’issue facile pour un gouvernement confronté à une crise de cette ampleur. Pour sortir de la crise de gouvernabilité, certains membres éminents du parti au pouvoir ont appelé à un changement immédiat de la présidence. Il est certain que le parti a parmi ses options d’exploiter les manifestations à ces fins. De l’extérieur, cela semble être une stratégie risquée, car le spectre politique du centre-droit et de l’extrême-droite n’a pas défini ses candidatures jusqu’à présent. Au sein du Centre démocratique, le parti du président, aucun leadership convaincant n’a émergé. Il est probable que, s’appuyant sur le fort institutionnalisme qui a toujours guidé le «peuple colombien» et garanti la stabilité du système politique, une solution institutionnelle sera finalement recherchée, soit dans moins de dix mois, à travers les élections législatives puis présidentielles.
S’il est vrai que le gouvernement et le centre démocratique sortent fortement affaiblis de la dernière semaine, il n’est pas facile d’identifier les gagnants politiques qui peuvent tirer profit de cette crise. Les partis politiques d’opposition, qui ont pris position très tôt contre la réforme et ont accompagné les manifestations dans les territoires, vont sûrement gagner. Le «Pacte historique», une alliance autour du candidat de gauche Gustavo Petro, semble prendre de l’ampleur. Le Pacte historique a ouvertement soutenu [initialement] le comité de grève, mais d’autres partis ont également déclaré leur empathie et leur solidarité avec les manifestants. En effet, selon les sondages les plus récents, Gustavo Petro a les meilleures chances de remporter les élections de 2022. Et ce, alors même que de récents sondages indiquent que la majorité des Colombiens se situent au centre de l’échiquier politique. Il faut toutefois garder à l’esprit que les sondages ne sont pas toujours fiables: rappelons que les sondages en Colombie, en 2016, annonçaient un résultat largement positif au plébiscite sur l’accord de paix [passé par Juan Manuel Santos avec les FARC et rejeté à 50,21% le 2 octobre 2016].
Quel que soit le vainqueur de cette situation, une chose est claire: pour gagner le premier tour des élections présidentielles, cette personne doit être capable de mobiliser non seulement les manifestant·e·s, mais aussi une bonne partie de l’establishment. Quel que soit le vainqueur politique de la situation de 2021, il devra également faire face à un nouveau défi: le retrait de la réforme fiscale et la chute du ministre. Il s’agit d’une étape historique qui montre que la Colombie est confrontée à un réveil démocratique des citoyens et citoyennes sur les questions de justice économique, en plus d’exprimer clairement leur vocation à ce que les politiques publiques soient élaborées face aux citoyens et non dans leur dos.
Pour réaliser des changements structurels et transformer la société colombienne, il faudra une alliance capable d’inspirer une plus grande confiance populaire et la certitude de construire une démocratie délibérative plus inclusive, avec une proposition sociale et économique plus équitable. Dans le même temps, il faudra partir du principe que les projets politiques doivent faire l’objet d’un accord et d’une discussion plus large avec divers secteurs politiques et sociaux. Les progrès vers une paix stable et la justice sociale doivent passer par une solution négociée à ces conflits socio-économiques, le renforcement des institutions démocratiques et le respect des normes internationales en matière de droits de l’homme. (Article publié sur le site de la revue Nueva Sociedad, en date du 4 mai 2021; traduction rédaction A l’Encontre)
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