Par Nada Matta
Il est trop tôt pour donner des explications plus complètes sur la révolte égyptienne. Il reste beaucoup à comprendre concernant la nature des multiples forces qui ont impulsé cette mobilisation de masse qui perdure, ainsi que sa dynamique et son avenir.
Il est cependant déjà possible d’émettre quelques premières réflexions, surtout en ce qui concerne la nature des revendications des secteurs mobilisés. Malgré le fait que la révolte a été déclenchée par les difficultés et la précarité économiques, ainsi que par une politique de plus en plus répressive et autoritaire, les revendications des jeunes initiateurs de la mobilisation étaient uniquement focalisées sur la démocratie politique. Les campagnes pour la justice sociale et économique – qui ont en partie préparé le chemin à cette révolte au cours des quelques années passées (avec 3’000 mouvements de protestation et grèves des travailleurs depuis 2004) [1] – n’ont pas encore pris toute leur place politique centrale dans ce soulèvement de masse. Il est important de chercher à déterminer la raison de cette situation afin de pouvoir déterminer ce qui s’est passé au cours de ces dernières semaines en Egypte.
Ce qui est particulièrement frappant dans le soulèvement égyptien des premiers 18 jours est qu’il a été dirigé majoritairement par des jeunes militants de ladite classe moyenne, qui ont galvanisé des Egyptiens de différentes couches sociales, y compris des travailleurs, des membres des professions libérales et des pauvres. Comme les mobilisations se poursuivaient et qu’Hosni Moubarack refusait obstinément de partir, le mouvement du 6 avril (qui faisait partie de la Coalition de la Révolte de la Colère des Jeunes) a mis en avant un ensemble de revendications claires:
1. La démission de la totalité du parti au pouvoir (le Parti national démocratique, PND), y compris le vice-président Souleiman.
2. La création d’un gouvernement de transition avec une base large, nommé par un comité de 14 membres composé de juges supérieurs (cadres), de dirigeants du mouvement des jeunes et de membres de l’Armée.
3. La sélection d’un conseil de fondation de 40 intellectuels publiquement reconnus ainsi que d’experts constitutionnels, pour rédiger une nouvelle constitution qui serait suivie par des élections.
4. L’abrogation des lois d’urgence en vigueur dans le pays.
5. Le démantèlement de l’appareil sécuritaire de l’Etat.
6. Le jugement des principaux dirigeants du régime, y compris de Moubarack. [2]
Les revendications politiques et les aspirations économiques
Si ces revendications politiques radicales des couches mobilisées durant les trois semaines étaient déjà réalisées, cela améliorerait de manière significative la vie de tous les Egyptiens. Par contre, elles ne tiennent pas compte des aspirations économiques des travailleurs. C’est la raison pour laquelle il est important de se souvenir que la révolte a été précédée d’une décennie de mobilisations et de grèves des travailleuses et travailleurs de différents secteurs. En fait, il existe depuis 2004 un lien direct entre le récent soulèvement et le mouvement de la classe ouvrière: il s’agit du Mouvement du 6 avril qui a appelé à la Journée de la Colère du 25 janvier. Pour comprendre la suprématie politique des revendications démocratiques dans le soulèvement et plus généralement la nature de la révolte, il est nécessaire d’explorer ce lien.
Le mouvement de jeunes militants du 6 avril est encore un peu un mystère. Il est apparu comme un mouvement de solidarité avec les ouvriers du textile en grève dans la ville industrielle (textile) de Mahalla (à deux heures et demi au nord du Caire). Le fait que les travailleurs de Mahalla aient organisé des grèves depuis 2006 et aient pu gagner des concessions de l’Etat en 2006 et 2007, a attiré l’attention des mouvements progressistes égyptiens et des militants jeunes. Suite à la grève de 2006 à Mahalla, quelques 300’000 travailleurs au total ont mené des mouvements divers dans différents secteurs industriels de tout le pays. Ce sont là les conflits ouvriers les plus significatifs depuis 1940 [3]. Mahalla est devenue un symbole de révolte et de défi au régime, et les revendications des travailleurs sont devenues plus radicales. D’abord, ils ont demandé des augmentations salariales. Ensuite, ils ont revendiqué la fixation d’un salaire minimum pour tous les Egyptiens (et pas seulement pour les travailleurs de Mahalla) ainsi que la création d’un syndicat indépendant, une revendication qui n’avait pas été faite depuis le rattachement des syndicats de travailleurs à l’appareil d’Etat au cours des années 1960. [4]
Le 6 avril 2008, les travailleurs de la base avaient appelé à l’organisation d’une grève dans la fabrique de textile – propriété de l’Etat – Misr Weaving and Spinning Company. Lorsqu’ils ont été informés de cette grève, un groupe de jeunes militants égyptiens a appelé à une grève générale et à la désobéissance civile dans toute l’Egypte, le 6 avril, en soutien aux travailleurs du textile de Mahalla. Il n’est pas clair si l’idée d’appeler à une grève générale est née à l’origine chez les travailleurs ou plutôt chez les militants politiques au Caire. Ce qui est en revanche apparu clairement – dans les interviews des dirigeants grévistes que j’ai pu effectuer – c’est que les travailleurs de Mahalla ont appelé à une grève dans l’enceinte même de l’usine le 6 avril. Mais, certains dirigeants de la grève l’ont ensuite désavouée suite à des intimidations et à la répression. Certains des ouvriers de Mahalla ont été contactés par des militants politiques au Caire, mais il n’y a cependant pas eu de réelle coordination entre les uns et les autres.
Toutefois, la grève du 6 avril n’a jamais eu lieu. L’appel des jeunes militants à une grève générale en Egypte a échoué, tout comme la grève de Mahalla, à cause de la répression. Mais la présence massive des forces de sécurité dans la ville de Mahalla et leur attitude agressive et provocatrice à l’égard des habitants de cette ville, y a déclenché un soulèvement général. Une personne a été tuée par balles par les forces de sécurité et beaucoup d’autres ont été blessées. Suite aux événements du 6 avril, la plupart des dirigeants ouvriers de Mahalla ont été punis par des transferts soit dans des villes lointaines, soit dans d’autres postes de travail au sein de l’usine. Dans les deux cas, ils ont subi de sévères diminutions de salaire. Les ouvriers de Mahalla n’ont pas réussi à former un syndicat indépendant [5]. Comme il l’a fait pour les jeunes militants de la classe moyenne qui ont plus tard constitué le Mouvement du 6 avril, l’Etat a utilisé ses techniques habituelles d’emprisonnement et d’intimidation pour les réprimer. La réponse de l’Etat oppresseur à la grève prévue le 6 avril a réussi à susciter la crainte dans les cœurs des travailleurs de Mahalla et de leurs partisans jeunes. Mais cette crainte n’a pas survécu longtemps.
La Journée de Colère
Le 25 janvier 2011, le Mouvement du 6 avril a appelé à une Journée de Colère. Cette fois, les Egyptiens ont répondu présents et ont rejoint les jeunes militants par centaines de milliers. Les scènes qui venues d’Egypte au cours des 18 premiers jours témoignent de la capacité des gens à surmonter la peur par l’action et l’organisation collectives. Contre l’intimidation et la tuerie étatiques, l’auto-organisation populaire s’est montrée résiliente et tenace. Pour les dirigeants jeunes, les revendications politiques pour la démocratie et pour mettre un terme au règne autoritaire étaient considérées comme étant primordiales, comme le montre la Coalition des Jeunes de la Révolte de la Colère des Jeunes.
Des travailleurs ont également participé en tant que protestataires à la Journée de la Colère du 25 janvier 2011, en descendant dans la rue et en revendiquant la fin du régime. Durant les trois derniers jours de la révolte, les actions de protestation des travailleurs ont atteint un nouveau seuil lorsqu’ils ont massivement arrêté la production et mené des grèves sur leurs lieux de travail. Des travailleurs se sont mobilisés dans de nombreuses localités, en revendiquant de meilleurs salaires et une plus grande sécurité de l’emploi. Parmi les protestataires, il y avait des fonctionnaires, des travailleurs industriels des secteurs privés et public comme le textile, les chemins de fer, le Canal de Suez, les fabriques; il y avait aussi les travailleurs du pétrole, les avocats et les infirmières. A Mahalla des centaines de milliers de travailleurs et d’habitants ont manifesté et ils ont changé le nom de la place centrale (Al-Shon) en «Place de la Révolution» [6].
Ces mobilisations ont donné une forte impulsion au mouvement de protestation, en perturbant le travail et en poussant à la désobéissance civile au niveau national. Il est significatif qu’un grand nombre de travailleurs continue à se mobiliser depuis lors et à faire grève dans leurs entreprises même après la démission de Moubarack et la prise de pouvoir par l’armée. La question maintenant est de savoir si les mobilisations ouvrières qui ont eu lieu au cours de la dernière décennie et pendant la révolution se traduiront par un mouvement puissant de la classe ouvrière, organisé de manière plus centralisée et capable de devenir un participant à part entière dans le processus de construction de la future Egypte.
Jusqu’à maintenant les organisations des travailleurs n’ont pas lancé un appel unifié représentant les revendications nationales et sociales des travailleurs. Les revendications les plus adéquates concernant les besoins des travailleurs sont venues d’une coalition de partis et de comités de gauche qui, le 7 février, ont présenté une déclaration exigeant des mesures urgentes pour diminuer la souffrance du peuple: institution d’un salaire minimum; des indemnités de chômage: des mesures de soutien social ainsi que des subsides pour la nourriture; la mise sur pied d’une stratégie de développement qui améliore les secteurs productifs de l’agriculture et de l’industrie; une redistribution plus équitable des profits et, enfin, l’institution d’un système progressif d’imposition [7].
Ces revendications n’ont pas été adoptées par la Coalition de Jeunes pour la Révolte de la Colère des Jeunes, qui n’ont pour l’heure pas incorporé les réclamations de longue date des travailleurs. Ce qui a poussé les travailleurs à se mettre en grève ces dernières années en Egypte a été la pauvreté et les privations économiques croissantes. Pour les travailleurs, le fait de mettre un terme au régime de Moubarack ne signifiait pas seulement instituer la démocratie, mais aussi renverser l’orientation économique néolibérale qui les a appauvris et qui a précarisé leur vie quotidienne. Mais pour que ce genre de changement se réalise, il faut que des mouvements de travailleurs soient à l’avant-garde des mobilisations politiques futures. Cela pourrait également garantir que le départ de Moubarack – quelle que soit par ailleurs l’énorme importance de cet événement – ne laisse pas derrière lui le moubarackisme, soit une dictature militaire ou un gouvernement qui poursuivrait les mêmes politiques néolibérales sur le plan politique et économique que celles qui ont déjà poussé les Egyptiens à descendre dans la rue. (Traduction A l’Encontre)
* Nada Matta est une étudiante doctorante à l’Université de New York.
1. Voir les rapports de Khalid Ali (2006) and (2007).
2. Voir l’article de Jack Shenker, “Cairo’s Biggest Protests Yet Demands Mubarak’s Immediate Departure.” Guardian, 5.2.2011.
3. Des informations sur les grèves de Mahalla ont été récoltées d’un grand nombre de journaux et de blogs. Voir Joel Benin et Hossam el-Hamalawy (2007), Gada Rajaey (2008) et Mostafa Basuni et Omar Said (2007).
4. Cette information se fonde sur un prospectus que j’ai trouvé lorsque j’étais à Mahalla (c’est moi qui l’ai traduit).
5. L’appel des travailleurs de Mahalla à la création d’un syndicat indépendant a échoué, mais a été repris plus tard par des percepteurs d’impôts qui ont gagné le premier syndicat indépendant en Egypte en 2009. Plus récemment, des techniciens médicaux ont également pu former un syndicat indépendant.
6. Cette information se base sur des échanges téléphoniques avec Hamdi Husein, un militant syndical à Mahalla, et sur des rapports de Fatma Ramdan, une militante syndicale basée au Caire et qui décrit les mobilisations des travailleurs en Egypte.
7. Voir le lien Afak Ishtirakia (en Arabe).
Références:
Ali, Khalid, 2006. Workers and the Social Resistance, The First Edition. Un rapport publié par «Markiz Hisham Mubarak», une organisation d’avocats de droits civils (en arabe).
Ali, Khalid, 2007. Workers and the Social Resistance, The Second Edition. Un rapport publié par «Markiz Hisham Mubarak», une organisation d’avocats de droits civils (en arabe).
Basuni, Mostafa, et Said, Omar, 2007. Signs of Strikes in The Sky of Egypt: A New Labor Movement, 2007. Publié par le Socialist Study Center. (en arabe)
Benin, Joel, et el-Hamalawy, Hossam, 2007. “Egyptian textile workers Confront the New Economic Order.” Middle East Report, 25.3.2007.
el-Hamalawy, Hossam, 2008. «Egypt’s Tax Collectors and the Fight for Independent Trade Unions». The Socialist Review, décembre 2008.
Rajaey, Gada, 2008. A Report on the Conditions of the Textile, Cotton and Ready Clothes Workers. Economic and Social Rights Reports, N. 63. Publié par The Center of Land and Human Rights. (En arabe)
Shenker, Jack, 2011. “Cairo’s Biggest Protests Yet Demands Mubarak’s Immediate Departure.” Guardian, 5.2.2011.
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