Par David Zirin
Lorsque me grand-père me racontait quelque chose en lien avec le judéocide, ce n’était jamais pour en tirer la morale suivante «cela ne pourra jamais – cela ne doit jamais – arriver ici». Au lieu de cela, son message, énoncé avec la grimace d’un cynique meurtri, était «cela arrivera ici». Dans son esprit, «une guerre contre les Juifs» n’était pas une relique du passé, mais une inéluctabilité historique. Il ne se préoccupait guère des autres communautés en péril. Sa vision du monde était tribale: c’est à partir de son bunker que l’on observe le monde et où, tout au plus, on frissonne.
Je me suis demandé aujourd’hui ce que mon grand-père penserait de cette époque, maintenant que le sang de [11] Juifs a été répandu [le dimanche 28 octobre à la synagogue «l’arbre de vie» à Pittsburgh] parce qu’un secteur de ce pays est porté à la violence par le racisme, le suprématisme blanc et des théories du complot légitimées par une chaîne télévisée [Fox News] et leur président fanatique, un aboyeur de carnaval [carnival barker, personne chargée d’attirer les badauds à un cirque, par exemple].
Nous faisons face à un mouvement fasciste, une réaction violente, armée, ciblant les Noirs, les Latinos, les Juifs, les musulmans, les femmes, la communauté LGTBQ, les médias ainsi que la gauche. Il est encore limité. Il peut encore être battu. Dans notre société armée jusqu’aux dents, militarisée, il n’est pas nécessaire d’avoir des masses de marchands de haine pour terrifier la majorité, pour nous renvoyer à la maison pour y prier, futilement, que nos suffrages à eux seuls suffiront à renverser la courant.
Il ne faut pas être un voyant pour anticiper ce qui pourrait se passer: des actes de violence devant les bureaux de vote, des morts sur la frontière avec le Mexique ainsi qu’un plus grand nombre des poseurs de bombe solitaires qui voient en Trump leur grand bonhomme qui leur permet de se sentir moins médiocres.
En une semaine, deux Noirs, Maurice Stallard, âgé de 69 ans, et Vickie Jones, âgée de 67 ans, ont été tués lors d’un acte raciste dans un supermarché Kroger [le 26 octobre] dans l’Etat du Kentucky; la synagogue «L’arbre de vie» a été le lieu d’un massacre; des bombes ont été adressées à des personnes ciblées par la rhétorique haineuse de Trump [de la CNN à Soros, en passant par Obama]. On promet une violence accrue à la «caravane» de migrants» cherchant asile à notre frontière. Et ce gouvernement a attaqué la communauté trans dans une volonté de gagner des suffrages ainsi que par instinct cruel. Il ne s’agit pas d’une guerre ciblant un groupe spécifique. Ils attaquent chacun de nous afin que nous ayons le sentiment d’être aussi atomisés et effrayés que les téléspectateurs saisis d’effroi par les émissions de Fox News et que nous regardions sous nos lits s’il n’y a des monstres.
Mon grand-père rejetait des idées comme celle de la solidarité, il n’y a cependant aucune autre alternative. Je ne parle pas de tenir des veilles et de lancer des appels à la compréhension à la lueur des bougies – aussi réconfortant et estimable de sortir de chez soi pour se rassembler dans les rues. Nous avons besoin de manifestations bruyantes contre le racisme. Nous avons besoin de prises de parole fermes en faveur des migrants. Nous devons affirmer que les droits des trans sont des droits humains. Nous devons assurer la protection et garantir des espaces sûrs pour des groupes qui tentent de se rassembler. Nous devons, en étant le plus grand nombre, faire physiquement face à ces fascistes lorsqu’ils descendent dans nos villes. Je ne parle pas de la nécessité d’avoir nos propres bandes de combattants des rues s’opposant à ceux, agressifs, qui veulent rejouer la Guerre civile [1861-1865], mais que nous occupions en masse leurs espaces et que nous les empêchions de se rassembler, de s’organiser et – pour le dire clairement – de tuer.
Mon grand-père avait à la fois raison et tort. Il avait raison lorsqu’il m’a dit que dans l’avenir ce pays deviendrait un espace dystopique [1] où les gens s’égorgent mutuellement: un lieu où le fascisme, le racisme et l’antisémitisme trouveraient facilement racine. Il avait toutefois tort de considérer que la seule alternative était de faire profil bas et de se blottir autour de sa tribu dans l’attente d’un sauveur, sur Terre ou dans les cieux. La réponse réside dans notre capacité de nous organiser exactement dans une direction opposée. Il ne s’agit pas de dire que «votre communauté sera la prochaine». Ce temps est déjà arrivé. Chaque communauté est déjà attaquée. Le président est un horticulteur fasciste, plantant les graines de la violence dans le pays. Il doit être arrêté. Ses troupes de choc doivent être stoppées.
Nous, du moins pour l’heure, sommes nombreux et ils sont peu, mais une telle dynamique ne durera pas. Je n’ai jamais été aussi convaincu que la solidarité est la seule manière de gagner, car je ne vois pas d’autre choix, si ce n’est de perdre. Si nous perdons, nous perdons tout. (Article publié le 29 octobre 2018 sur le site TheNation.com; traduction A l’Encontre)
David Zirin est un auteur très connu aux Etats-Unis pour ses analyse du sport et des «reflets» de la structuration de classe et de race dans le sport aux Etats-Unis. Voici, ci-contre, la couverture de deux de ses ouvrages.
_____
[1] Une dystopie peut être considérée comme une utopie qui vire au cauchemar et conduit donc à une contre-utopie. Elle peut de même être comprise comme une sorte de fiction qui dépeint une société imaginaire organisée de telle façon qu’elle empêche ses membres d’atteindre le bonheur. (Réd. A l’Encontre)
Soyez le premier à commenter