Par Fabrizio Burattini
Les élections italiennes du 4 mars sont une illustration implacable de la situation dans le pays. C’est un pays qui a été touché par 30 ans de politiques néolibérales, des politiques qui se sont accélérées au cours des 7 dernières années. Ce furent les années où, paradoxalement, le «centre gauche» dans ses différentes versions – celle «technique» de Mario Monti de novembre 2011 à avril 2013; celle les «larges accords» d’Enrico Letta, d’avril 2013 à février 2014; et enfin celle de Matteo Renzi de février 2014 à décembre 2016, puis de Paolo Gentiloni, depuis le 12 décembre 2016 – a géré le pouvoir sans contestation significative.
Le système des retraites a été gravement affecté (avec une forte détérioration des coefficients de calcul du montant et un relèvement de l’âge de la retraite, 67 ans pour les hommes et les femmes); le droit du travail a été fortement modifié (avec l’annulation de la possibilité de réintégration dans l’emploi en cas de licenciement abusif); la plupart des emplois stables ont été remplacés par des emplois précaires et temporaires; les salaires ont été étranglés. La politique contractuelle (tant dans le secteur privé que public) a été modifiée en plaçant au centre les intérêts de la production et des firmes. Les attributions financières au système de santé ont été impitoyablement réduites. Les écoles publiques ont été réformées pour obéir aux exigences des entreprises. Le chômage a augmenté, en particulier parmi les jeunes générations. La pauvreté relative et absolue a frappé un nombre croissant de familles, en particulier dans le sud de l’Italie. Dans ce Sud, selon la dernière étude de la Banque d’Italie, 13,3% des habitants vivent dans des familles sans revenus. Cela suffit à expliquer le succès retentissant, en particulier dans ces régions, du slogan du Mouvement 5 étoiles (M5S) sur le «revenu de citoyenneté»; c’est-à-dire une subvention de l’Etat qui devrait protéger tous ceux dont le revenu familial est inférieur à 780 euros par mois.
• Matteo Renzi, comme on le sait, arborant l’image démagogique du renouveau, a également tenté de frapper profondément la structure démocratique construite il y a 70 ans sur la base du compromis politique et social énoncé après la chute du fascisme et fixé dans la Constitution de 1948. Mais c’est une aventure qui, avec le succès du Non au référendum du 4 décembre 2016, a plongé l’Italie dans la tourmente politique et institutionnelle.
Les élections législatives du 4 mars 2018 se sont déroulées dans ce contexte. Elles ont particulièrement récompensé les deux formations politiques qui ont mené une politique marquée d’opposition ces dernières années, à savoir: le M5S (Mouvement 5 étoiles), qui a obtenu 10’697’994 voix (2’006’588 de plus que les élections de 2013, malgré la baisse d’environ 2,5 millions du nombre des électeurs/électrices); et la Ligue qui, avec son nouveau leader Matteo Salvini, a rassemblé 5’691’921 voix (4’301’387 voix supplémentaires). Le choix d’adopter une physionomie «trumpienne» («les Italiens d’abord»), d’adopter le mot d’ordre de la «Flat Tax» [prélèvement forfaire unique] et de se montrer radicalement et explicitement raciste à l’égard des migrant·e·s fut malheureusement une option payante.
• Le succès de Matteo Salvini récompense, entre autres, sa décision de faire de la Ligue un parti national [au sens de son extension dans l’ensemble de l’Italie], abandonnant les références traditionnelles au Nord qui avaient relégué ce parti à un rôle substantiellement territorial. La Ligue connaît une croissance exponentielle dans toutes les régions du pays. Dans les 7 régions du sud de l’Italie, elle a obtenu plus de 600’000 nouveaux votes, atteignant et dépassant le pourcentage de 10% dans de nombreuses circonscriptions.
Au contraire, évidemment, les partis compromis de diverses manières avec les gouvernements de «centre gauche» et avec le «système» perdent de manière fracassante: le Parti démocratique (PD) de Renzi avec ses 6’134’727 voix subit une perte de 2’511’307 suffrages par rapport au test déjà décevant réalisé en février 2013 avec le leader de l’époque, Pier Luigi Bersani. Forza Italia de Berlusconi a obtenu 4’590’774 voix, perdant 2’741’360 voix par rapport à 2013, et, de manière remarquable, même 9’038’690 par rapport à sa dernière victoire en 2008.
Mais grâce au succès de la Ligue, la coalition de centre droit a remporté 12’147’611 voix, soit 2’224’011 de plus que les élections d’il y a 5 ans, ce qui a permis à M. Salvini de prétendre être nommé chef du nouveau gouvernement.
• L’échec du «centre gauche» est également complet si l’on considère les résultats des listes de Liberi e Uguali (LeU), la coalition entre la Sinistra Italiana et le MDP (Movimento Democratico e Progressista), créé par les personnalités qui ont rompu avec le PD il y a environ un an, qui recueille 1’113’969 voix, un peu plus de 3% et élit 14 députés.
Toutefois, la tourmente institutionnelle déclenchée par l’effondrement des ambitions de M. Renzi se poursuit. La loi électorale ayant présidé à l’organisation des récentes élections a été étudiée pour favoriser le PD et Forza Italia. Or, ce sont les deux partis qui ont été sèchement battus. Les résultats aboutissent à une situation où le parlement possède une configuration rendant difficile la constitution d’un gouvernement crédible. A la Chambre des députés (mais aussi au Sénat, les équilibres sont similaires), le centre droit a 267 sièges, le M5S en a 228, le PD et ses satellites 121, tous loin du seuil de 316, le minimum nécessaire à la formation d’un nouveau gouvernement.
• Ces jours-ci (le nouveau parlement entrera en fonction le 23 mars), il y a une multiplication des tentatives de mettre au point une possible majorité parlementaire, ce qui est déjà nécessaire pour l’élection des présidents de la Chambre des députés ainsi que du Sénat. Mais aucun des différents mélanges relevant de l’alchimie ne semble aisé à fournir un résultat stabilisé: le PD en soutien externe d’une majorité M5S ? une majorité dirigée par Salvini ? l’alliance «populiste» entre M5S et la Ligue? un gouvernement d’unité nationale avec tous les partis à l’intérieur? Etc.
Les deux gagnants, M5S et Lega, sont coincés entre les deux bras de la tenaille: la pression de leur électorat pour faire de leurs promesses électorales une réalité et la peur de se brûler comme de s’épuiser dans un nouvel affrontement électoral possible, peut-être même probable.
Le M5S caresse le projet d’obtenir l’appui de secteurs d’électeurs qui pourraient se détacher d’un PD plongé dans une crise profonde. M. Salvini vise, lui, à capitaliser sur son leadership dans tout le centre droit, et en particulier au sein de Forza Italia qui est privée d’un leader politiquement disponible.
Après une campagne électorale très animée, les dirigeants de ces deux partis tentent de se présenter comme des «hommes d’Etat», en essayant de compléter les points les moins acceptables propres à l’image des formations qu’ils dirigent.
Après avoir inutilement utilisé la peur, aujourd’hui les détenteurs de «pouvoirs forts», la Commission européenne, la Confindustria [l’organisation patronale], le PdG de la FIAT-FCA (Fiat Chrysler Automobiles), Sergio Marchionne, travaillent tous à établir un dialogue avec les gagnants.
De plus, les troubles pourraient encore augmenter car la loi électorale en vigueur, contre laquelle de nombreux recours existent déjà, pourrait (comme les deux précédents) être jugée inconstitutionnelle par la Cour suprême, invalidant ainsi, au moins partiellement, la légitimité du nouveau parlement.
• Les votes de la gauche «radicale», y compris dans ses diverses expressions, mérite un premier examen. Nous savons que nous additionnons des réalités très différentes. Néanmoins, il convient de noter que Potere al Popolo avec ses 371’921 voix, le Parti communiste (la liste stalinienne, identitaire, dirigée par un proche de la figure historique Armando Cossuta (1926-2015), Marco Rizzo) avec ses 106’748, et les 29’346 suffrages de Per una sinistra revoluzionara (avec comme figure de proue Marco Ferrando) totalisent 508’015 suffrages, ce qui se situe bien en dessous de tous les résultats, déjà décevants, obtenus par les diverses formations de la «gauche de la gauche» lors des élections de 2008 jusqu’à aujourd’hui.
Potere al Popolo, la liste composée à l’instigation du «centre social» napolitain «Je so’passo» (Je suis fou) – à laquelle ont adhéré certaines formations politiques qualifiées à l’extrême gauche telles Rifondazione communista, Sinistra Anticapitalista et Eurostop – a été active dans tout le pays, avec un enthousiasme militant qui n’a pas été vu depuis longtemps. Mais le très court laps de temps entre sa création (le 18 novembre 2017) et les élections du 4 mars a pesé lourd. Le silence épais des médias a aussi compté. Mais elle a surtout souffert du climat pesant de droite et réactionnaire qui règne dans le pays dans la foulée des défaites sociales de ces dernières années et de la passivité ainsi que de la connivence instituée des appareils des grandes organisations syndicales.
Aujourd’hui, Potere al Popolo est confronté à des choix quant à son avenir. La liste a indiqué la possibilité de construire ce front politique et social unitaire dont l’absence a pesé négativement en particulier au cours des 10 dernières années. N’ont pas manqué les luttes syndicales, environnementales, démocratiques, antiracistes et féministes, mais la plupart du temps elles s’ignoraient mutuellement complètement. A certaines occasions, elles se sont opposées les unes aux autres, comme dans le cas de la prétendue opposition entre la protection de l’environnement et celle de l’emploi, avec l’exemple emblématique de la sidérurgie comme l’Ilva de Tarante.
L’Assemblée nationale post-électorale de Potere al Popolo se tiendra le 18 mars 2018. En plus de l’analyse du vote et du budget de la campagne, seront débattues les différentes propositions sur l’avenir en vue de faire vivre et croître ce type d’initiative sociale et politique, unifiée, sur le territoire, l’espace public et les lieux de travail. (Article envoyé par l’auteur le 16 mars 2018, traduction A l’Encontre)
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Fabrizio Buratini, un des animateurs de Sinistra anticapitalista, militant syndicaliste de la gauche de la FIOM et actuellement de l’USB, introduira la conférence-débat qui se tiendra à Lausanne, le mardi 20 mars 2018, à 20h, dans le local du Cercle de débats Rosa Luxemburg, Fleurettes 2 (à 150 mètres, direction Genève, du restaurant Le Milan, sous la gare CFF).
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