Assurance maladie: derrière les soins intégrés, le business intégral

Raymond Loretan, à gauche, président du conseil d’administration de Swiss Medical Network, et Antoine Hubert, à droite, fondateur et administrateur délégué de Swiss Medical Network, parlent lors d’une conférence de présentation d’une première organisation de soins intégrés de Suisse pour la région de l’Arc jurassien.

Par Benoit Blanc

Une aube nouvelle se lèverait sur l’assurance maladie et les services de santé! L’éditorialiste du Temps (4 septembre 2023) titre à ce propos: «Le salutaire sursaut des caisses maladie». Ne bridant pas son enthousiasme, il explicite ainsi sa titraille: «Il reste d’audacieux visionnaires qui tentent d’inverser la tendance inflationniste des coûts. Après le groupe de cliniques privées Swiss Medical Network et son projet dans l’Arc jurassien, ce sont les réseaux de l’Etablissement hospitalier de La Côte à Morges et d’Arsanté à Onex qui jouent à leur tour les pionniers.» Dès lors, regardons-y de plus près et essayons de comprendre ce que ce «salutaire sursaut» promet.

Premier épisode jurassien…

Le premier projet a été présenté en octobre 2022 et concerne la région de l’Arc jurassien. Il combine deux dimensions.

Premièrement, l’assureur Visana a annoncé entrer dans le capital de l’hôpital du Jura bernois, qui a des sites à Moutier et Saint-Imier. L’actionnariat de l’hôpital est ainsi partagé entre le canton de Berne, le groupe Swiss Medical Network (SMN, dont l’administrateur délégué est Antoine Hubert [1]) et Visana. L’établissement est rebaptisé «Réseau de l’Arc». Ce réseau inclut également trois centres médicaux «Médicentres» dans le Jura Sud, un centre médical à Bienne ainsi que deux instituts de radiologie et une pharmacie.

Deuxièmement, Visana annonce simultanément qu’il va proposer dès 2024 (sous réserve de validation par l’Office fédéral de la santé publique – OFSP) un plan d’assurance alternative, dénommé «Viva». Avec Viva, «l’organisation de soins Réseau de l’Arc pilotera le capital santé des personnes qui choisiront ce plan…».  La formule donne envie de demander: avec quel taux de rendement… et en faveur de qui?

Ce «pilotage» articule deux moments. D’une part, la personne qui choisit de s’assurer à ce plan n’est «plus seulement un patient ou un assuré, comme dans les modèles traditionnels. Il devient un membre de l’organisation de santé, qu’il s’agit de convaincre par des prestations médicales de haute valeur et par des primes basses» (interview du président du conseil d’administration de Visana accordé à KPMG). Cela signifie concrètement que l’ensemble de sa prise en charge a lieu, ou est organisée, par ce réseau. Le libre choix est un mot rayé du lexique, puisque c’est l’organisation qui pilote (rentabilise?) votre «capital santé».

D’autre part, le plan prévoit une rémunération forfaitaire des prestataires de santé: le réseau recevra un montant donné pour chaque «membre», censé tenir compte de leurs caractéristiques socio-médicales et devant couvrir l’ensemble des frais. C’est le retour en bonne et due forme des réseaux de soins intégrés, ou «managed care». Bénéfice attendu? «Le financement forfaitaire par membre (full capitation) plutôt que par acte et l’alignement des intérêts des partenaires du Réseau de l’Arc permettront de corriger les biais du système de santé actuel qui engendrent des augmentations perpétuelles des coûts, et donc des primes.» Bienvenue au paradis.

…et ses prolongements

En juillet 2023, une information donnait une nouvelle dimension à ce projet: Visana, qui a annoncé en mai fusionner avec la caisse Atupri pour créer une nouvelle entité répondant au charmant nom d’«Atusana» [2], annonçait son acquisition de 11,1% du capital de Swiss Medical Network (SMN), pour un montant de 150 millions de francs, ce qui valorise le groupe à 1,35 milliard de francs. Motif: Visana et SMN «envisagent de créer d’autres clusteurs régionaux de soins intégrés à travers toute la Suisse au cours des prochaines années.» Visana ne manque pas de souligner que ces investissements ne sont pas financés par sa branche active dans l’assurance maladie de base, mais par Visana Beteiligungen SA, qui chapeaute toutes les sociétés du groupe. Une construction qui a l’avantage d’élargir la liberté d’affaires… sans se soumettre au contrôle concernant l’assurance maladie obligatoire. Quant aux flux financiers entre les sociétés s’occupant de l’assurance maladie et Visana Beteiligungen: motus et bouche cousue. Le président du conseil d’administration de Visana est le conseiller national bernois Lorenz Hess, membre actuellement du groupe Le Centre (après avoir passé par l’UDC et le PBD). Le président du conseil d’administration de SMN est le Valaisan Raymond Loretan, ancien secrétaire général (de 1993 à 1997) du PDC, ancêtre du Centre. La communication semble optimale.

Deuxième épisode lémanique…

Le second projet a commencé à faire parler de lui à la fin août 2023. Il implique l’ensemble hospitalier de la Côte (EHC) basé à Morges, le réseau de centres de santé Arsanté, basé principalement à Genève, ainsi que les caisses maladie CSS, Mutuel et Concordia. L’EHC comprend, en sus de l’hôpital de Morges, une clinique privée installée dans les murs du site hospitalier, un centre de réadaptation, trois EMS, trois permanences médicales et 15 centres médicaux. Arsanté revendique de son côté 13 centres de santé, 3 pharmacies, 2 cliniques et 6 centres de compétence. Il n’y a apparemment pas de participation financière croisée dans ce cas.

Les cantons de Genève et Vaud appuient: «Ce type de projet s’inscrit pleinement dans le programme de législature 2022- 2027 du Conseil d’Etat vaudois, dans l’idée d’expérimenter de nouveaux modèles visant à la maîtrise des coûts, le renforcement de la qualité ou la promotion de la numérisation», se réjouit la ministre (PS) vaudoise de la Santé, Rebecca Ruiz, citée par Le Temps. «Il fera l’objet d’une évaluation pour en connaître la vraie plus-value», précise-t-elle avec prudence (qui est d’or, lorsqu’on a un œil sur le Conseil fédéral).

Ce projet veut également financer les prestataires de santé par capitation [3] et constituer un réseau de soins intégrés. Le fondateur d’Arsanté, le docteur Philippe Schaller, est cité par Le Temps: «Il faut revoir le financement à l’acte et à la prestation qui encourage la fragmentation de l’offre de soins. De nouveaux modèles de rémunération doivent être explorés, notamment pour les seniors et les patients chroniques. Pour ces patients, notre système n’est pas adapté, car il provoque des journées d’hospitalisation non appropriées et des doublons en raison d’une mauvaise communication entre les professionnels.» Le docteur Philippe Schaller est aussi le fondateur et président du Réseau Delta, créé il y a trente ans et qui se profile comme le plus grand réseau de soins de Suisse romande. Sur le site internet du réseau Delta, le premier message est direct: «De quelle baisse de prime pourrais-je bénéficier avec un contrat Delta?» C’est ce qui s’appelle une publicité «appropriée», donnant à la «qualité des soins» la place qu’elle mérite.

Le retour des soins intégrés

En 2012, une large majorité des votant·e·s a refusé une révision de la loi sur l’assurance maladie (LAMal) conçue pour permettre la mise en place à grande échelle de modèles d’assurance maladie basés sur lesdits «soins intégrés», ou «managed care» (cf. à ce sujet l’article publié sur ce site le 24 avril 2012: Soins intégrés: questions-réponses). C’était la première votation, perdue, du conseiller fédéral Alain Berset dans le domaine de l’assurance maladie.

Dix ans plus tard, le 1er janvier 2023, la énième révision de la LAMal concoctée sous la férule de Berset, les «Mesures de maîtrise des coûts – 1er volet», est entrée en vigueur, une sorte de cadeau d’au revoir. Elle comprend en particulier un article 59b disposant que le Département fédéral de l’intérieur (DFI) peut autoriser des projets pilotes. «Le projet pilote est un projet innovant, sortant du cadre de la LAMal et permettant d’expérimenter de nouveaux modèles n’ayant pas encore été testés. Les projets pilotes ont pour objectif principal de freiner l’augmentation des coûts de la santé», précise l’OFSP sur son site. Le but de «l’expérimentation» est donc clair: faire des économies, point barre. Et c’est aussi la condition de sa viabilité pour les assureurs: sans primes plus basses que la concurrence, pas de succès. Le projet lémanique se revendique explicitement de cet article; celui de l’Arc jurassien en a les caractéristiques.

Economiser, économiser, économiser…

La fameuse «coordination» que les soins intégrés prétendent mettre en place permet-elle de faire les «économies» visées? Philippe Schaller, interrogé dans La matinale de La Première le 24 août 2023 est très prudent: «C’est toujours difficile de dire [que ce modèle] va faire des économies.» Il est vrai qu’il a une longue pratique… et un peu plus de retenue qu’un Antoine Hubert, jamais à court de boniments pour vendre ses bonnes affaires…

Un autre mécanisme est probablement plus prometteur: l’effet de sélection. Les restrictions dans la liberté de choix n’effraient guère les personnes en bonne santé, qui ne se sentent pas concernées, mais qui saisissent volontiers l’occasion de primes plus basses, quitte à changer de modèle d’assurance lorsque les problèmes de santé apparaissent. Comme ils recourent peu aux soins, proposer des primes d’assurances plus basses ne fait pas de difficulté. Mais, dans ce cas, les soins intégrés ne génèrent aucune «vraie» économie, juste des rééquilibrages entre assurances en concurrence. Helsana, premier assureur maladie de Suisse, semble penser que c’est bien ce qui va se passer, puisqu’il déclare au Temps à propos du projet lémanique: «Dans un modèle de capitation, l’assuré consent à rester fidèle à un modèle qui, s’il devait offrir un rabais de prime attractif, limite fortement le choix de l’assuré. Le fait que ce dernier, y compris dans le cadre de l’article expérimental, puisse se retirer à tout moment, rend le modèle volatil.» (4 septembre 2023)

Reste, pour «économiser», l’option de la compression pure et simple des coûts. Quelques économies d’échelle sont possibles. Mais c’est surtout le personnel et les patients qui seront alors en première ligne.

En juin dernier, le réseau de l’Arc annonçait ainsi avoir retrouvé les chiffres noirs en 2022… et supprimé 45 postes de travail. «Le Réseau de l’Arc dégraisse et retrouve des chiffres positifs», titrait le Quotidien jurassien du 21 juin 2023. «L’audace visionnaire» ressemble méchamment aux vieilles méthodes patronales éprouvées.

En ce qui concerne la pratique médicale, le processus sera certainement plus lent et plus difficile à mettre en évidence. Mais le point de départ est là: l’horizon d’attente des patients en matière de soins n’est ni précis, ni fixe. Qu’est-ce qui est possible? Qu’est-ce qui est nécessaire? Quelle est la «bonne pratique»? Les attentes dépendent fortement des (mé)connaissances, comme du contexte (comment untel a-t-il été traité?). Du côté des soignants, il y a en permanence des choix effectués dans l’incertitude. Un examen supplémentaire, un traitement différent peuvent ne modifier que de manière limitée – et non systématique – le résultat de la prise en charge. Souvent, la différence entre deux «protocoles» n’est pas immédiatement mesurable. Dans un tel cadre, une institution, comme un réseau de soins, peut faire glisser le curseur de l’intensité de la prise en charge, sans que les effets négatifs soient immédiatement perceptibles. Et institutionnaliser ainsi progressivement des médecines dont la vitesse est «adaptée» au plan d’assurance.

Le capital mène la danse

Ces deux projets mettent également en évidence une autre réalité: la reconfiguration capitalistique à l’œuvre dans le secteur de la santé.

Regardons d’abord du côté des entreprises actives dans les soins. La simple liste des sites impliqués dans le Réseau de l’Arc, ou dans le projet lémanique, montre l’ampleur du processus de concentration et d’intégration à l’œuvre dans le secteur privé des soins: on est très loin de l’hôpital isolé ou du cabinet médical individuel.

Ces groupes se déploient dans le vide laissé par les pouvoirs publics. Ainsi, c’est le canton de Berne et son ministre de la Santé l’UDC Pierre-Alain Schnegg qui a en de facto «offert» l’hôpital du Jura bernois au groupe SMN. L’affaiblissement des hôpitaux publics neuchâtelois, particulièrement à La Chaux-de-Fonds, voulu par le gouvernement sous prétexte de faire des «économies», a précédemment ouvert la voie au déploiement de SMN dans ce canton, qui a débuté avec l’achat de la clinique de La Providence à Neuchâtel, le refus de respecter la convention collective de travail du secteur et le licenciement des personnes qui avaient fait grève contre cette décision.

Ce processus de concentration et d’intégration va s’approfondir: le Réseau de l’Arc annonce ainsi son intention de se déployer également dans le secteur des soins à domicile. A Genève, Arsanté démarche les médecins. Voici un des messages les plus en vue sur la page d’entrée de son site internet: «Vous êtes médecin? Vous avez un projet dans le domaine de la santé, en groupe ou en solo? Vous préparez votre départ à la retraite? Arsanté est là pour vous accompagner. […] Au-delà des démarches administratives nous proposons des installations «clés en main» en intégrant entre autres: les achats médicaux et administratifs, le recrutement du personnel de soins, la communication de lancement d’activité, etc.» Voilà qui ressemble au modèle d’une franchise cherchant à imposer sa marque, pour ne pas dire sa domination, sur un marché…

Il y a derrière cette évolution une logique forte: l’intégration de la chaîne des soins permet de constituer des bassins de «clientèle captive». En particulier, les cabinets médicaux orientent leurs patients vers les hôpitaux du réseau et les aident ainsi à soigner… leur taux d’occupation ou à rentabiliser leurs équipements d’imagerie médicale, par exemple. Dans l’Arc lémanique, la collaboration de cabinets genevois avec un hôpital régional, basé à Morges, leur permet d’être associés à des hospitalisations qui seront moins chères que celles effectuées aux HUG – les coûts unitaires d’un hôpital universitaire étant, par définition, plus élevés que ceux d’un hôpital régional. Voilà pour les entreprises autant de bénéfices plus concrets que les prétendus gains de «coordination» en faveur des patients!

Or ces déploiements nécessitent des fonds. En 2019, SMN a fait entrer dans son capital le groupe américain Medical Property Trusts (MPT). MPT se présente comme le deuxième plus important propriétaire privé d’hôpitaux dans le monde. Il détient actuellement 8,9% du capital de SMN. L’association avec Visana est une deuxième bouffée de fonds frais pour SMN, renforçant sa capacité de croissance.

Se différencier… et investir

Du côté des assureurs, deux dynamiques apparaissent. Premièrement, le marché de l’assurance maladie est saturé. Dans une région comme Lausanne, il y a en 2023 quelque 130 (!) offres «différentes» pour la seule assurance de base obligatoire. La concurrence entre caisses a abouti à une telle segmentation pour capter des parts de marché qu’il apparaît difficile d’aller plus loin. Quant à la publicité, sans plus aucun rapport avec ce qu’est une assurance maladie, elle est presque uniforme à force d’efforts visant la distinction. La concentration parmi les caisses est par ailleurs déjà très élevée, même si des consolidations, comme la fusion Visana-Atupri, sont encore possibles.

Dans ce contexte, le retour des soins intégrés ressemble fort à une nouvelle tentative de caisses pour gagner en profil, en occupant un vieux terrain repeint à neuf. Le bénéfice publicitaire vaut d’ailleurs aussi pour les fournisseurs de soins participant aux projets. Et si ces «expérimentations» peuvent être présentées comme un succès, elles pourront servir dans quelques années d’arguments en vue d’une nouvelle tentative de généralisation du «managed care» dans le cadre de l’assurance maladie.

Mais l’entrée de Visana dans SMN suggère aussi une autre dynamique: la diversification des investissements. Le secteur des soins est fort rentable, ce qui explique qu’il fasse partie des champs d’investissement privilégiés par les plus grands acteurs du capitalisme mondial. Un exemple: en juin 2023, le groupe international Mediclinic a été racheté par une société appartenant à la famille Aponte. Mediclinic appartenait au milliardaire sud-africain Johann Rupert, qui est à la tête du groupe de luxe Richemont (Cartier, Montblanc, etc.), dont le siège européen est à Genève. Mediclinic regroupe 74 cliniques dans le monde dont, en Suisse, les 17 d’Hirslanden, le plus grand groupe hospitalier privé du pays. Quant à la famille Aponte, elle est propriétaire de la compagnie MSC, le plus grand armateur de porte-conteneurs au monde, qui a aussi son siège à Genève.

Les assureurs maladie gèrent des fonds conséquents, qui ne sont pas sans lien avec nos cotisations. Des investissements dans les prestataires de santé peuvent être rentables pour eux, tout en leur offrant un gain de visibilité dans leur champ même d’activité. Pourquoi ne pas se lancer dans une telle politique de placement «intégrée»? C’est le choix que semble avoir fait Visana. A voir s’il annonce une tendance plus générale pour la branche… (14 septembre 2023)

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[1] Antoine Hubert, selon le magazine PME (28.02.2023): «après des débuts rocambolesques, des hauts et des bas, il a construit ces vingt dernières années un groupe solide qui le place dans la liste des 300 plus riches de Suisse, avec une fortune estimée à 400-500 millions de francs par le magazine Bilan». Philippe Revaz, lors d’un entretien avec Antoine Hubert (émission #Helvetica de la RTS du 18 février 2023), précise: «Il est à la tête d’une vingtaine de cliniques privées du réseau Swiss Medical Network et d’une dizaine d’hôtels de luxe (dont le Bellevue à Berne) au sein du groupe Aevis Victoria [présent de même dans des infrastructures immobilières], qui réalise à peu près un milliard de francs de chiffre d’affaires annuel.» (Réd.)

[2] Voir l’annonce faite le 7 juin 2023 par la RTS.  (Réd.)

[3] Capitation: le médecin reçoit un forfait annuel pour chaque patient qu’il est tenu de soigner. Ce forfait, déterminé en fonction du profil de l’assuré, est fixe. (Réd.)

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