Pfizer, Moderna: position monopolistique, brevets et profits

Par John Nichols

La pandémie de coronavirus a exigé un «sacrifice partagé» des infirmières, des chauffeurs de bus, des enseignant·e·s et d’autres travailleurs et travailleuses de première ligne pendant près de deux ans. Mais Pfizer ne sacrifie rien du tout.

Depuis qu’il a produit le premier vaccin contre le Covid-19 qui a été largement distribué aux Etats-Unis et dans d’autres pays riches, le géant pharmaceutique a le vent en poupe [le groupe a écoulé en 2022 quelque 2,3 milliards de doses]. Il a été largement crédité d’avoir produit des vaccins qui ont sauvé des vies et se sont avérés très efficaces contre les infections à coronavirus. Pourtant, alors même que la société a mené la lutte contre le Covid-19 dans les pays riches, elle détient une position monopolistique sur les vaccins, empêchant les pays à faible revenu d’accéder à sa technologie novatrice, tout en enrichissant ses actionnaires à des niveaux que les défenseurs de l’équité en matière de vaccins qualifient d’«obscènes». Selon Oxfam, la société réalise jusqu’à 1 million de dollars de bénéfices par heure sur les ventes de vaccins, et ses dirigeants se vantent que les revenus vont augmenter de manière exponentielle en 2022.

Qualifiant l’année 2021 d’«année charnière» pour l’entreprise et prévoyant des ventes de plus de 50 milliards de dollars cette année pour son vaccin contre le Covid-19 et un nouveau médicament thérapeutique [le Paxlovid], le PDG Albert Bourla a déclaré mardi 8 février que les opportunités créées en ce moment de pandémie «ont fondamentalement changé notre entreprise pour toujours».

Il ne plaisante pas. Avec un résultat net considérablement amélioré par les bénéfices des vaccins contre le covid, le chiffre d’affaires global de Pfizer a doublé pour atteindre plus de 81,3 milliards de dollars en 2021, et l’entreprise cherche à l’accroître jusqu’à 102 milliards de dollars cette année. Selon les experts, il est pratiquement certain que Pfizer dépassera les 22 milliards de dollars de bénéfices de l’année dernière avant la fin de 2022.

Les revenus annuels de Pfizer sont désormais «supérieurs au PIB de la majorité des pays», selon une analyse des données de la Banque mondiale réalisée par le groupe Global Justice Now. «Si Pfizer était un pays, il aurait le 66e PIB mondial, devant des pays comme l’Ethiopie, le Kenya, le Ghana, le Guatemala, Oman et le Luxembourg.»

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Après avoir amassé autant d’argent, et avec encore plus d’argent dans le futur, on pourrait penser que Pfizer pourrait enfin envisager la notion de «sacrifice partagé». Eh bien, détrompez-vous.

Pfizer continue de résister aux appels qui lui demandent d’accorder une licence pour sa technologie des vaccins, affirmant dans une déclaration faite à Bloomberg en novembre 2021 que «l’industrie est déjà en bonne voie pour produire suffisamment de vaccins pour le monde entier». Les défenseurs des droits de l’homme affirment que la résistance du fabricant de médicaments a sapé les efforts visant à développer des traitements moins coûteux pour les populations des pays pauvres. Entre-temps, au 21 décembre 2021, Pfizer n’avait fourni qu’un maigre 1% de ses vaccins aux pays à faible revenu, selon Oxfam.

Lorsque Pfizer a publié mardi ses résultats financiers concernant les ventes de vaccins contre le covid, Robbie Silverman d’Oxfam a déclaré:

«Les résultats de Pfizer aujourd’hui montrent clairement comment la société a utilisé son monopole pour enrichir ses actionnaires aux dépens de près de la moitié de la population mondiale qui n’a toujours pas accès aux vaccins qui pourraient lui sauver la vie.

»Des milliers de personnes en Afrique meurent chaque jour du covid parce que des entreprises comme Pfizer ont privilégié les profits plutôt que de sauver des vies. Et cela rapporte à Pfizer, qui engrange jusqu’à 1 million de dollars de bénéfices par heure. Il est obscène que nous ayons permis à des entreprises pharmaceutiques comme Pfizer de faire passer leurs profits avant le bien de l’humanité alors que la pandémie s’éternise. Aucune société ne devrait décider de qui vit et qui meurt.»

Robbie Silverman a raison. Oxfam et des groupes tels que la People’s Vaccine Alliance ont fait pression sur les entreprises qui ont produit les vaccins les plus efficaces contre le covid – et sur les gouvernements qui pourraient réglementer ou influencer ces entreprises – pour qu’elles partagent la technologie et soutiennent les efforts visant à une distribution plus équitable des vaccins qui sauvent des vies. Les élus américains, dont le sénateur Bernie Sanders (Indépendant, Vermont), se sont joints à d’autres leaders progressistes du monde entier pour demander la fin de ce que Sanders a qualifié de profit «obscène». «Il est temps pour ces sociétés pharmaceutiques de partager leurs vaccins avec le monde et de commencer à contrôler leur cupidité», a déclaré le sénateur. «Trop, c’est trop!»

Il y a eu quelques progrès. Moderna a annoncé en octobre 2020 qu’elle ne ferait pas valoir les brevets sur son vaccin pendant la pandémie, et un an plus tard, elle a mis fin momentanément à un conflit sur la paternité du vaccin avec le gouvernement des Etats-Unis [1] «pour éviter toute distraction des importants efforts publics-privés en cours pour faire face aux variantes émergentes du SRAS-CoV-2, y compris Omicron». La semaine dernière, la BBC a rapporté que des scientifiques sud-africains avaient créé une copie du vaccin Moderna, «une initiative qui, selon eux, pourrait contribuer à augmenter les taux de vaccination en Afrique».

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Mais ce n’est pas un progrès suffisant, expliquent les militants qui se concentrent sur les conditions de vacination dans les pays les plus pauvres du monde. Alors que le président Joe Biden est revenu sur la position de l’administration Trump et a soutenu les efforts visant à renoncer aux droits de propriété intellectuelle pour les vaccins contre le covid, l’Union européenne et des pays européens comme la Suisse, selon Global Justice Now, «bloquent les efforts internationaux visant à permettre aux pays à revenu faible et intermédiaire de fabriquer des vaccins et d’augmenter les approvisionnements mondiaux».

Le mécontentement face à l’incapacité de Pfizer à donner la priorité aux soins de santé plutôt qu’aux profits n’a fait que croître ces derniers jours. «A l’heure actuelle, des milliards de personnes n’ont pas accès aux vaccins et aux traitements Covid-19», a déclaré mardi 8 février Tim Bierley de Global Justice Now. «Beaucoup d’entre eux se trouvent dans des pays disposant des installations nécessaires à la fabrication de vaccins à ARN messager, mais la protection jalouse de son brevet par Pfizer y fait obstacle. Et en conséquence nous voyons chaque jour des milliers de décès qui auraient pu être évités.»

Etant donné que le partenaire de Pfizer, BioNTech, a mis au point son vaccin grâce à un financement par emprunt auprès de la Banque européenne d’investissement (BEI), organisme public, et à une subvention d’environ 500 millions de dollars du gouvernement allemand, et que l’entreprise a bénéficié de généreux accords contractuels avec les gouvernements des pays riches, les militants ont reproché au géant pharmaceutique de ne pas se plier lorsqu’il s’agit de partager des formules de vaccins susceptibles de sauver des vies.

«Le développement de vaccins à ARN messager aurait dû révolutionner la réponse mondiale au covid. Mais nous avons laissé Pfizer priver une grande partie du monde de cette innovation médicale essentielle, tout en arnaquant les systèmes de santé publique avec une majoration exorbitante des dépenses», a déclaré Tim Bierley. «Ce n’est rien d’autre que du mercantilisme pandémique qui permet à Pfizer de faire des profits alors que ses vaccins ont été refusés à tant de personnes. Pfizer est aujourd’hui plus riche que la plupart des pays; il a fait plus qu’assez d’argent avec cette crise. Il est temps de suspendre la propriété intellectuelle et de briser les monopoles sur les vaccins.» (Article publié par The Nation, le 10 février 2022; traduction rédaction A l’Encontre)

John Nichols est l’auteur de Coronavirus Criminals and Pandemic Profiteers. Accountability for Those Who Caused the Crisis (Verso, janvier 2022). Il est un des rédacteurs responsables de The Nation.

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[1] Au cours du dépôt de brevet, un conflit sur la propriété intellectuelle entre la firme Moderna et gouvernement des Etats-Unis. Ce dernier indique que trois scientifiques de l’Agence des Instituts nationaux de la santé (NIH) ont collaboré avec la biotech pour concevoir la séquence génétique qui incite le vaccin à produire une réponse immunitaire. Dès lors, ces scientifiques devaient être cités sur la demande principale de brevet. Moderna et son directeur Stéphane Bancel se sont refusé à le faire initialement. Or, le vaccin est le fruit d’une collaboration de quatre ans entre Moderna et les NIH. Et Moderna a reçu des fonds publics à hauteur de 1,4 milliard de dollars (des sources plus récentes citent le montant de 2,5 milliards de fonds fédéraux). Sans mentionner les commandes publiques d’un demi-milliard de doses. Finalement, Moderna, en fin 2021, comme l’indique le Washington Post du 17 décembre 2021, a suspendu ses exigences initiales concernant la demande de brevet, en invoquant l’importance de faire face au variant Omicron. Le débat sur la copropriété du brevet avec les NIH reste ouvert, d’autant plus qu’un premier essai d’accord n’a pas abouti. Tout cela pose le problème, comme le dit Public Citizen, de ce que révèle «le coup de pied dans la fourmilière de Moderna» suite aux exigences des collaborateurs scientifiques mentionnés. Cela ouvre aussi le débat sur la production par d’autres fabricants de leurs propres versions du vaccin. (Réd.)

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