Quand les fonctionnaires azerbaïdjanais censurent l’histoire

Par Vicken Cheterian

En quelques jours, les politiciens azerbaïdjanais ont réussi à censurer l’histoire de leur propre république. Ils ont officiellement annoncé de futurs actes de génocide culturel anti-arménien.

Au début du mois de janvier, un journaliste travaillant pour la société de télévision officielle azerbaïdjanaise AzTV a annoncé la diffusion d’un documentaire intitulé Secrets de cent ans sur Mohammed Emin Résulzadé, le fondateur de la Première République azerbaïdjanaise (1918-1920, Azerbaycan Demokratik Cümhuriyyeti). Ce documentaire devait être diffusé le 31 janvier, jour du 138e anniversaire de Résulzadé. Pourtant, le 30 janvier, AzTV a nié qu’un tel documentaire était prévu. Dans la meilleure tradition stalinienne, le documentaire sur Résulzadé n’a officiellement jamais existé.

Les cercles dirigeants de Bakou ne savent pas comment se comporter à l’égard du fondateur de la République d’Azerbaïdjan, qui a vécu il y a un siècle. Leur seule réponse face à l’évocation historique du fondateur de leur république est la censure. On ne sait pas très bien ce qui en la personne de Résulzadé dérange les dirigeants actuels de Bakou. L’un des problèmes pourrait être l’adjectif «démocratique» associé à la Première République. Un autre pourrait être la concurrence de légitimité entre la dynastie Aliyev au pouvoir [Heydar Aliyev, père d’Ilham Aliyev, actuel président, joua un rôle clé comme dirigeant du KGB d’Azerbaïdjan dès 1967], et l’héritage du parti Müsavat [en azéri: «égalité», parti créé en 1911] de Résulzadé, qui a inspiré des générations de l’intelligentsia nationaliste azerbaïdjanaise dissidente.

La censure de la mémoire de Résulzadé reflète des incertitudes plus profondes. L’élite dirigeante azerbaïdjanaise a du mal à définir non seulement le passé de sa république, mais aussi l’identité actuelle de l’Azerbaïdjan, de l’Etat et de son peuple. Cette incertitude est le résultat de décennies d’imposition idéologique de l’identité basée sur des expédients politiques, où une identité nationale «unique» et imposée d’en haut à une société complexe et pluraliste. Dans ce processus, l’histoire est déformée pour s’adapter aux politiques toujours changeantes des dirigeants hégémoniques.

Quelques jours plus tard, le même mécanisme a poursuivi la marche du pouvoir vers la destruction de l’histoire au profit de l’idéologie. Le 3 février, le ministre azerbaïdjanais de la Culture, Anar Karimov, a annoncé la formation d’un «groupe de travail gouvernemental composé de spécialistes de l’histoire et de l’architecture albanaises» afin de «supprimer les traces fictives écrites par les Arméniens sur les temples religieux albanais» (Report News Agency, 3 février 2022). Un ministre qui ne sait pas quoi faire de la mémoire du fondateur de son Etat datant du début du 20e siècle, comment pourrait-il connaître quoi que ce soit sur les Albanais du Caucase, une culture peu connue qui s’est éteinte il y a quelque 1300 ans?

Pourtant, le ministre azerbaïdjanais de la Culture vient d’annoncer que son gouvernement préparait un génocide culturel – et je mesure la gravité du terme génocide. Son gouvernement a déjà détruit le patrimoine culturel arménien – en fait, la moindre pierre arménienne – au Nakhitchevan, y compris le cimetière de Djoulfa, d’une valeur inestimable pour l’histoire et la culture mondiales. A l’époque, les autorités azerbaïdjanaises affirmaient que le cimetière de Djoulfa et les nombreux monastères du Nakhitchevan étaient d’origine «albanaise caucasienne» et non arménienne. Pourtant, elles n’ont pas hésité à envoyer l’armée et à détruire les Khachkars [stèle sculptée d’une ou plusieurs croix] vieilles de plusieurs siècles.

Ces actes de destruction culturelle placent l’Azerbaïdjan au même niveau que les talibans qui ont détruit les magnifiques statues de Bouddha de Bâmiyân en 2001, ou que l’Etat islamique qui a détruit des sites préislamiques, chrétiens et yézidis en Syrie et en Irak. Les bandes armées détruisent les artefacts pour effacer la mémoire historique et imposer leur version idéologique du passé – et un avenir totalitaire.

Aujourd’hui, Anar Karimov annonce à nouveau qu’il va détruire des églises, des monastères et d’autres objets historiques arméniens vieux de plusieurs siècles: la destruction de l’histoire est le seul moyen pour l’Etat azerbaïdjanais de revendiquer le Karabakh, en prétendant que ces terres et leur culture appartiennent aux «Albanais du Caucase» et non aux Arméniens.

Ces deux événements – la censure de l’histoire de la Première République azerbaïdjanaise et l’annonce de la destruction prochaine du patrimoine culturel arménien – ont eu lieu à quelques jours d’intervalle. Ils sont intrinsèquement liés. Dans les deux cas, les dirigeants politiques de l’Azerbaïdjan interviennent pour dicter ce qu’est l’histoire, pour censurer, autocensurer et détruire l’histoire passée, seul moyen de gagner en légitimité politique.

De nombreux intellectuels dissidents en Azerbaïdjan se sont empressés de défendre la mémoire de Résulzadé face à la censure. Ils l’ont fait au nom de la démocratie azerbaïdjanaise, contre la dictature et contre le régime dynastique. Là encore, cela pose problème: faire de Résulzadé, le fondateur de la Première République azerbaïdjanaise, une figure «démocrate» et anti-autoritaire est aussi ahistorique que la destruction du patrimoine culturel arménien au nom de l’«Albanie caucasienne».

Le vrai Résulzadé est beaucoup plus complexe et controversé que ces projections idéologiques: comme le reste de l’intelligentsia caucasienne du début du 20e siècle, il était à la fois socialiste et nationaliste, réformiste pro-ottoman et pro-Kadjar, tantôt bolchevik, tantôt flirtant avec les mencheviks, leader de l’Himmet socialiste [créé en 1904] devenu leader du Müsavat, actif dans la révolution constitutionnelle iranienne avant de devenir pan-turc pro-ottoman, collaborant avec les Jeunes-Turcs. La biographie de Résulzadé incarne bien ce passage de toute une génération du pluralisme politique d’avant 1918 à un nationalisme azerbaïdjanais mal défini, étroitement associé aux Jeunes-Turcs et au Comité Union et Progrès (CUP, créé en 1889 à Thessalonique par des Jeunes-Turcs), et à leur idéologie pan-turque.

L’Azerbaïdjan, comme la plupart des républiques post-soviétiques non réformées, souffre de la longue ombre du stalinisme dans l’intervention de l’Etat pour ce qui a trait à la définition de son histoire, et donc à son identité collective. Pourtant, contrairement à la plupart des autres républiques post-soviétiques, l’Azerbaïdjan porte un autre lourd fardeau: l’association intrinsèque du nationalisme azerbaïdjanais moderne avec les Jeunes-Turcs, avec le Comité Union et Progrès, avec l’«Armée de l’Islam» et son chef Nouri Pacha [général de l’armée ottomane, frère d’Enver Pacha] et avec le génocidaire des Arméniens Enver Pacha.

La censure de la mémoire de Résulzadé et la destruction promise de la culture arménienne témoignent une fois de plus de l’interdépendance du conflit du Karabakh avec l’histoire de l’Empire ottoman et de la Turquie moderne, et notamment l’extermination des Arméniens ottomans et la destruction de leur patrimoine culturel. Les événements nous rappellent également que le nationalisme imposé d’en haut et la construction d’une identité nationale sont en contradiction essentielle avec la démocratie, le pluralisme et la liberté d’expression.

Le conflit entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie ne trouvera pas de solution tant que des dirigeants autocratiques prendront l’histoire en otage pour leurs projets de construction idéologique. La démocratie azerbaïdjanaise ne progressera pas tant que la population azerbaïdjanaise s’associera à des idéologies totalitaires, qu’il s’agisse du stalinisme ou du nationalisme jeune-turc. Mais le matériel historique est riche, complexe et diversifié. En l’examinant, on peut trouver de nombreux exemples et de multiples voies, libres de tout repère idéologique imposé. [Article reçu le 10 février 2022; traduction rédaction A l’Encontre]

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