Mai 1968: en mars, à Varsovie, derrière le Rideau de fer (dossier)

Karol Modzelewski

Par Karol Modzelewski

Un historien positiviste traditionnel rejettera d’office la question de l’influence de mai 1968 à Paris sur mars 1968 en Pologne, car il comprend le temps d’une manière linéaire et professe – comme dans le théâtre antique – le principe de l’unité de temps, de lieu et d’action.

La révolte de la jeunesse étudiante polonaise, sous forme de meetings, de manifestations de rue et de grèves avec occupation des locaux dans les universités et les écoles supérieures, a duré du 8 mars au 28 mars 1968, et s’est donc produite plus tôt que celle de ses homologues française, italienne, allemande ou américaine. L’exemple des barricades du Quartier Latin ne pouvait pas, selon cette compréhension de l’histoire, avoir inspiré la jeunesse de Varsovie.

De plus, les slogans et les revendications des étudiants polonais (mais aussi tchèques et slovaques) n’allaient pas au-delà des modestes exigences d’un élargissement de la marge accordée, d’une part, à la liberté d’expression et, d’autre part, aux libertés civiles fondamentales, dans le cadre de l’autoritarisme communiste. La démocratie libérale de type occidental était, pour les jeunes révoltés de Varsovie et de Prague, tout au plus l’objet de rêves, ce que l’on dirait très difficilement pour les soixante-huitards occidentaux.

Des marges de liberté, comme soupape de sécurité

Dans le paysage des autres pays communistes, la Pologne des années 1956-1968 se différenciait par une marge considérable de liberté créatrice en littérature, dans les arts plastiques, le cinéma et le théâtre, ainsi que dans les sciences et l’enseignement supérieur. Les universités, en vertu de l’arrêté ministériel de 1956 et de la loi adoptée par la Diète dès 1958, jouissaient d’une autonomie garantie: recteurs, doyens, sénat de l’établissement supérieur et conseils des départements étaient élus par les professeurs qui bénéficiaient d’une liberté significative (sans être illimitée), dans la recherche scientifique et l’enseignement.

Le renvoi d’un étudiant de son cursus d’études ou d’un enseignant universitaire de son poste pour des opinions affichées était très difficile, cela exigeait qu’une sentence soit prononcée, lors d’un procès public, par une commission disciplinaire composée de scientifiques. L’étudiant inculpé, comparaissant devant cette commission, avait le droit de choisir un défenseur parmi les professeurs de renom.

La direction du Parti communiste traitait ces marges de liberté comme une sorte de «soupape de sécurité»: il valait mieux que ces intellectuels et leurs disciples se défoulent dans des petites salles de séminaires de recherche plutôt que d’emprunter la voie de la contestation politique.

Cette recette fut efficace aussi longtemps que les changements du régime et de sa politique, y compris la politique économique, mis en place après 1956, suffisaient à apaiser l’atmosphère. Quand ces réserves mobilisées à l’époque finirent par s’épuiser, laissant croître les tensions sociales, les soupapes de sécurité se révélèrent être des failles, laissant déborder à la surface de la vie publique la lave de la contestation. En bonne logique de dictature autoritaire, le Parti a alors décidé de boucher ces brèches, en fait de supprimer les marges de la liberté de création, et notamment de priver d’autonomie les établissements d’enseignement supérieur et de durcir la censure. Ce qui a déclenché la révolte.

Le choc du rapport Khrouchtchev

La liberté relative accordée à la vie intellectuelle a fait des années 1956-1968 l’âge d’or des sciences humaines polonaises. Mais sur un terreau culturel fertile germe inévitablement une pensée rebelle. En ce temps-là, cette pensée était de couleur rouge.

Les révélations de Khrouchtchev lors du XXe Congrès du parti communiste soviétique (le «discours secret», acte «officiel» de la déstalinisation, dans lequel il dénonce les «excès» de la politique de Staline) étaient largement connues en Pologne. Elles avaient été publiées par le Parti à usage interne, mais on pouvait acheter cet imprimé au marché aux puces, tout le monde pouvait se le procurer. Le choc, notamment pour la jeunesse qui croyait au marxisme, fut profond et eut de vastes répercussions. Si le système, dans sa pratique quotidienne, piétinait les idéaux qu’il professait et avait lui-même inculqués, cela voulait dire qu’il était intrinsèquement mauvais. Il fallait donc – comme on nous l’avait appris en parlant du capitalisme – renverser ce système dictatorial par la révolution.

On nous avait également appris (en citant copieusement Lénine) que la révolution est faite par la classe ouvrière, mais que celle-ci n’agit pas seule; c’est l’intelligentsia, consciente de l’action à mener, qui doit apporter aux milieux ouvriers une conscience révolutionnaire.

Avec cette idée à l’esprit, nous avons écrit Jacek Kuron et moi-même, un manifeste connu comme la Lettre ouverte au Parti. En 1965, pour avoir rédigé ce manifeste, nous avons été arrêtés et condamnés à trois ans et demi de prison. La Lettre ouverte a été publiée en français par François Maspero et, en polonais, par Kultura (revue de littérature polonaise créée et dirigée par Jerzy Giedroyc en Italie, puis en France) à Paris, cette dernière version s’est diffusée clandestinement depuis l’étranger dans le pays.

Numéro spécial de la revue «Quatrième Internationale»

Les jeunes contestataires de l’université de Varsovie lisaient notre texte et le commentaient ardemment, non sans esprit critique. À notre sortie de prison, ils nous ont accueillis comme leurs gourous et ont bientôt lancé la révolte étudiante. Les jeunes Français ont lu notre manifeste avec plus de sympathie que nos amis polonais et l’ont également fait circuler dans des lycées et universités parisiennes [voir article du Monde ci-dessous]. Parmi eux on comptait de futurs journalistes et hommes politiques comme Bernard Guetta, Lionel Jospin ou Daniel Cohn-Bendit.

Il serait pourtant erroné de considérer notre manifeste, radicalement de gauche, comme l’inspiration commune du Mai parisien et du Mars polonais, ou même du mouvement de jeunesse du «Printemps de Prague, bien que Petr Uhl ait traduit notre Lettre ouverte et que l’Union des étudiants tchèques l’ait publiée en 1968, à l’université Charles à Prague. Uhl était un militant marxiste antistalinien, proche de Vaclav Havel, qui fut un des acteurs du Printemps de Prague et fut emprisonné à sa suite en 1968.

«Indépendance sans censure!»

Parmi les étudiants de l’université de Varsovie, dans la seconde moitié des années 1960, les esprits bougeaient et un embryon d’opposition se formait. Il ne s’agissait pas d’un phénomène de masse (les initiateurs de discussions critiques et d’actions étaient tout au plus une centaine à l’université de Varsovie), mais le pouvoir commença à s’inquiéter.

On tenta d’évincer de l’université le leader de la jeunesse d’opposition, Adam Michnik, cependant la commission disciplinaire ne se décida pas à prendre une mesure aussi drastique et plus de mille étudiants et presque cent cinquante universitaires signèrent une pétition pour défendre l’inculpé.

Mais déjà le temps était venu pour les autorités polonaises de durcir le ton. Le Parlement entreprit des travaux visant la suppression de l’autonomie des établissements supérieurs et la censure décida d’interdire, sur la scène du Théâtre national à Varsovie, la représentation des Aïeux d’Adam Mickiewicz. Ce drame romantique du XIXe siècle, exaltant la résistance des étudiants polonais contre le despotisme tsariste, donc une valeur sacrée nationale en quelque sorte, chaque enfant l’avait étudié à l’école.

À la nouvelle de cette interdiction et le jour de l’ultime représentation, la jeunesse d’opposition – dont j’étais – organisa une manifestation dans la salle du théâtre (nous scandions: «Indépendance sans censure!») tandis que les étudiants de l’Académie théâtrale, Andrzej Seweryn en tête, défilaient, en marche vers la statue de Mickiewicz. Le lendemain, les contestataires de l’université commencèrent à collecter des signatures à la lettre de protestation destinée à la diète condamnant l’interdiction par la censure de la représentation des Aïeux; 3145 signatures dans les universités et écoles supérieures de Varsovie et plus de 1200 à Wrocaw furent réunies.

Nous fîmes circuler des tracts dactylographiés sur une simple machine à écrire et les collâmes sur les murs des bâtiments universitaires. Le premier tract concernait la guerre du Vietnam. Protester sur ce sujet était conforme au canon de la gauche occidentale, mais notre tract faisait aussi la comparaison avec l’intervention soviétique en Hongrie en 1956. Les tracts suivants concernaient des questions d’actualité proprement polonaises: l’interdiction des Aïeux, la solidarité avec l’Association des écrivains qui protestait contre l’arbitraire de la censure, la propagande antisémite du Parti et, enfin, la violation des droits civils par l’État.

Révolte de légitime défense

Le 3 mars 1968, sur décision administrative, Adam Michnik et Henryk Szlajfer étaient exclus de l’Université pour avoir évoqué auprès d’un envoyé spécial du Monde la manifestation contre l’interdiction de la représentation des Aïeux dans et devant le théâtre. Transmettre cette information à la presse étrangère fut alors qualifié d’acte de haute trahison [voir article du Monde ci-dessous intitulé «Varsovie: violents heurts entre la police et les étudiants»]. Lors d’une réunion du Parti à l’université, le représentant des autorités, interrogé sur les fondements juridiques de l’exclusion des deux étudiants, répondit: «Nous traitons cela comme une exception, mais, en cas de besoin, nous considérerons cela comme un précédent et en ferons une règle.»

Nous n’avions pas le choix: une protestation massive contre le durcissement de la dictature et la destruction des enclaves de liberté d’expression dans la culture polonaise, que nous appelions, avec une certaine emphase, la défense des droits civils, était pour nous un acte de légitime défense.

Le 8 mars 1968, nous fîmes circuler des tracts appelant les étudiants à un meeting dans la cour de l’université de Varsovie. Pendant le meeting, des détachements de ZOMO (l’équivalent polonais des CRS) pénétrèrent dans l’enceinte de l’université et se mirent à disperser brutalement les participants; les policiers s’engouffraient par les fenêtres dans les départements et y organisaient la chasse aux étudiants. La foule attaquée se fraya un chemin vers la rue et commença à manifester en ville.

Presque tous les initiateurs du meeting furent arrêtés, le jour même ou le lendemain, mais la révolte des jeunes était déclenchée pour de bon dans toutes les universités et écoles supérieures de Varsovie et dans toutes les villes universitaires de Pologne. Les étudiants mettaient spontanément en place des Comités de délégués départementaux, publiaient des déclarations, convoquaient des meetings et des manifestations et, à l’École polytechnique et à l’université de Varsovie, ils organisaient régulièrement des grèves.

Dans le même temps, les résolutions prises lors des meetings soulignaient que le mouvement étudiant n’était pas tourné contre le socialisme, mais qu’il exigeait que soient respectés les droits civils garantis par la Constitution, notamment la liberté d’expression, la liberté de réunion et le droit de manifester.

La revendication sur le plan international présente dans la révolte de Mars des étudiants polonais était évidemment la solidarité avec le «Printemps de Prague» et la référence au modèle tchèque. Déjà dans le tract du 4 mars, nous écrivions: «Nous avons les mêmes droits que les étudiants tchèques et les mêmes moyens pour défendre ces droits!» Lors d’une manifestation devant l’École polytechnique de Varsovie, après un meeting des étudiants de cette même école, on a pu voir une banderole avec l’inscription: «Toute la Pologne attend son Dubcek.» Cela devait sérieusement inquiéter les dirigeants à Varsovie et à Moscou.

Pour un socialisme avec un supplément «démocratique»

Avant les événements de mars, les contestataires de l’université avaient entre eux et en petit comité, en règle générale dans des appartements privés, des discussions idéologiques et politiques. On y parlait de la Lettre ouverte et de la vision d’un État de démocratie ouvrière. Certains participants étaient probablement assez proches idéologiquement des militants de gauche du Mai parisien, mais les revendications qu’ils mettaient en avant pour la défense de leurs droits et de l’autonomie universitaire étaient plus modestes et, pour cette raison, différentes de l’idéogramme de la gauche.

Cela concerne d’autant plus la révolte massive des étudiants polonais qui devait se développer et trouver un savoir-faire en l’absence des organisateurs, emprisonnés, du premier meeting. En luttant contre l’éruption de l’obscurantisme rouge, la jeunesse dénonçait la propagande antisémite du régime et se prononçait pour un socialisme avec un supplément «démocratique». Pas plus. Ou peut-être pas moins.

Cela signifie-t-il que la révolte des étudiants polonais n’avait rien en commun avec le terreau culturel qui a donné naissance au printemps étudiant de 1968 en Europe occidentale et aux États-Unis? Je n’irais pas dans ce sens, à la fois en tant qu’acteur de ces événements et comme historien qui, dans son métier, pratique l’anthropologie.

La coïncidence des printemps étudiants 1968 de Varsovie et de Prague, puis de Paris, Berlin et Rome, et après New York et Berkeley, ne peut trouver d’explication dans les taches solaires ou tout autre phénomène naturel. C’est le résultat de phénomènes de crise dans la culture politique euroaméricaine à l’époque où, par suite du changement des hiérarchies de puissance, de prestige et de valeurs, était mise en cause l’hégémonie idéologique du communisme et du marxisme soviétiques au sein de la gauche européenne. C’est trop peu pour expliquer le phénomène de 1968, mais peut-être assez pour amorcer la réflexion. (Traduit du polonais par Elzbieta Salamaka; article publié dans The Conversation en date du 21 mars 2018)

Karol Modzelewski, professeur émérite, historien médiéviste, Université de Varsovie.

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Le quotidien Le Monde, en date du 15 mars 1968, écrivait: «La Jeunesse communiste révolutionnaire (J.C.R.) affirme «sa solidarité avec la lutte courageuse antibureaucratique menée par les étudiants polonais. C’est aujourd’hui aux accents de l’Internationale que des milliers d’étudiants à Varsovie et à Cracovie se dressent contre un système stalinien qui n’a plus rien à voir avec la tradition bolchevique Le combat des étudiants polonais s’inscrit dans la vaste offensive que mènent partout en Europe les étudiants révolutionnaires contre l’oppression et la réaction.

«La J.C.R. fait appel à tous ceux qui luttent pour instaurer une société socialiste fondée sur la démocratie ouvrière pour qu’ils viennent en aide aux étudiants polonais, en envoyant des pétitions et des télégrammes à l’ambassade de Pologne exigeant dans l’immédiat la fin de la répression policière et la libération des étudiants emprisonnés.»

Elle diffusera à plusieurs milliers d’exemplaires la «lettre ouverte envoyée au P.C. polonais par les camarades Modzelewski et Kuron aujourd’hui de nouveau emprisonnés».

La Jeunesse communiste révolutionnaire est née en avril 1966 à l’issue d’une scission survenue à l’issue du neuvième congrès de cette organisation au sein de l’Union des étudiants communistes.

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«Varsovie: violents heurts entre la police et les étudiants»

Bernard Marguerite [voir entretien ci-dessous avec Adam Michnik], dans Le Monde daté du 11 mars 1968, écrivait: «La Pologne n’avait pas connu pareille agitation depuis 1956. La police est intervenue et les autorités auraient appréhendé, selon certaines informations, dans la nuit de vendredi à samedi, MM. Kuron et Modzelewski, qui avaient été libérés il y a quelques mois après deux ans de prison. Deux membres de la délégation des étudiants auraient été également arrêtés.

Lorsque les étudiants se rassemblèrent vendredi à midi dans la cour de l’université, l’un d’eux prit la parole et, après avoir prié les manifestants de s’asseoir, déclara notamment: «En luttant pour la pièce de Mickiewicz nous luttons pour l’indépendance et la liberté et pour les traditions démocratiques de notre pays. Ce faisant, nous combattons également pour la classe ouvrière car il n’y a pas de pain sans liberté comme il n’y a pas d’études sans liberté.»

Ces deux dernières formules furent alors reprises et commentées par les manifestants. L’orateur protesta encore au nom de ses camarades contre les arrestations et expulsions d’étudiants accusés d’être responsables de la manifestation qui avait suivi la dernière représentation des Aïeux*. Une résolution sur ces sujets fut adoptée à la quasi-unanimité à main levée et par acclamations, et les étudiants entonnèrent l’hymne national.

C’est alors que six autobus pénétrèrent dans l’enceinte de l’université, amenant sur les lieux des «délégations d’ouvriers»: en fait, des commandos de choc de certaines usines et des agents de la police secrète en civil qui entreprirent aussitôt de disloquer la manifestation. Mais les groupes se reformèrent bientôt devant le rectorat aux cris de «Vive les écrivains», «Liberté d’expression!», «Démocratie!»…

Les manifestants demandèrent alors au recteur d’apparaître au balcon. Après une assez longue attente, le vice-recteur, M. Rybicki, apparut. Sans cesse interrompu par les huées et les quolibets de la foule, il s’efforça d’obtenir la dispersion des manifestants. Il rappela d’abord que ce rassemblement n’avait pas été accepté par les autorités universitaires et n’était pas légal. À quoi les étudiants répondirent en scandant: «Constitution! Constitution!» Le vice-recteur déclara ensuite qu’il ne pouvait pas discuter avec la foule et proposa qu’une délégation vienne le voir à condition que la manifestation s’achève. Les étudiants clamèrent alors: «Nous voulons des garanties. Que la police secrète parte d’abord.»

De temps à autre des agents attaquaient quelques manifestants et les étudiants scandaient à l’adresse du vice-recteur: «Ce sont des étudiants qu’ils frappent.» Finalement, la foule restait en place tandis qu’une délégation se rendait auprès du vice-recteur, qui promettait d’engager la discussion lors d’une réunion qui se tiendrait dans le grand amphithéâtre au début de la semaine prochaine et d’obtenir la restitution des documents universitaires saisis par la police.

Le professeur Bobrowski, de la faculté d’économie, aidé du professeur Herbst de la faculté d’histoire, intervenait alors et acceptait d’exiger le départ des autobus et des troupes de choc, après avoir libéré les étudiants qui avaient été gardés à bord de ces véhicules à la suite de violentes bagarres dans tous les coins du campus universitaire.

Le professeur réussit dans sa tentative et les autobus quittèrent l’université tandis que les étudiants les criblaient de boules de neige en criant : «Gestapo! Gestapo! Fascistes!» Le professeur Bobrowski demanda alors aux étudiants de se disperser pour qu’il puisse discuter normalement avec leur délégation. Acclamé et visiblement ému, il fut porté en triomphe par les étudiants qui revenaient vers le rectorat en chantant le traditionnel Sto lat («Qu’il vive cent ans!») et en criant: «Vive le nouveau recteur!»

C’est alors que des policiers des forces spéciales casqués et armés de matraques pénétrèrent dans l’université et attaquèrent les manifestants. L’assaut fut brutal; des jeunes filles, notamment, furent matraquées, jetées à terre et frappées à coups de pied. Plusieurs étudiants blessés à la tête durent être hospitalisés. Des professeurs eux-mêmes, notamment M. Bobrowski, ont été malmenés. Des correspondants de presse n’avaient pas non plus la tâche facile. M. Robert Martin, de l’agence U.P.I., fut retenu par la police pendant une heure et demie, et son adjoint polonais n’a été libéré qu’après pétition auprès du ministère des affaires étrangères.

Devant cette attaque, les étudiants refluaient en désordre, s’entassant dans les bâtiments qui étaient bientôt bondés pour échapper aux matraquages. Quelques dizaines d’entre eux (ainsi d’ailleurs que le correspondant du Monde) n’eurent bientôt d’autre recours que de dévaler la falaise abrupte qui borde l’arrière du terrain universitaire. Des groupes de quelques centaines de manifestants se reformèrent alors dans la rue Krakowskie-Przedmilscie, où se trouve l’université, barrée depuis le début de la manifestation. Ils criaient: «Ils frappent les femmes! ils frappent les étudiants! Gestapo!» et chantaient l’hymne national. Les policiers les poursuivaient jusque sur les marches de l’église Sainte-Croix.

De petits cortèges se reconstituaient, scandant le mot de «démocratie», se dirigeant vers le centre de la ville, répondant par des acclamations aux marques de sympathie des passants.

Pendant tout ce temps, l’École polytechnique était cernée par les policiers qui confisquaient les cartes d’étudiants. Vers 17h30, quelques centaines d’étudiants de cette école parvenaient cependant aux abords de l’université, où ils étaient à nouveau attaqués. Des bagarres éclataient également en divers points de la ville, notamment près des maisons d’étudiants. Vers 20 heures quelques centaines de Varsoviens ont manifesté devant le monument Mickiewicz, où la police est à nouveau intervenue.

Le journal Zycie Warszawy commente samedi les événements en des termes que l’on pouvait attendre. Il parle d’«actions irresponsables de groupes d’étudiants auxquels s’étaient joints des houligans» et de «menées à l’université d’un groupe d’aventuriers recrutés parmi la jeunesse dorée». Le journal regrette que ces groupes aient pu attirer une partie des étudiants et affirme que la population a condamné les manifestants. Ce genre d’interprétation, bien qu’habituel, n’est pas de nature à calmer les esprits.

* Il s’agit de Dziady (les Aïeux), qui évoque les souffrances de la Pologne sous le tsarisme. Les représentations de la pièce, qui était jouée au Grand Théâtre de Varsovie, ont été suspendues le 29 janvier en raison du succès trop vif remporté par les passages anti-russes. Le ministre de la culture avait déclaré que le public se laissait aller «à des excès de houligans». Après la dernière représentation, quelque deux cents étudiants s’étaient rassemblés devant le théâtre pour scander «Liberté artistique!».

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«Les étudiants polonais poursuivent la grève des cours»

Le Monde. Varsovie, 16 mars 1968. Les étudiants polonais utilisent l’arme de la grève pour manifester leur mécontentement. À Cracovie, ils n’ont pas assisté aux cours pour la deuxième journée consécutive. Vendredi également, les étudiants de Varsovie ont commencé un mouvement qui doit durer jusqu’à lundi. On apprend, d’autre part, que mardi et mercredi la police a procédé, à Poznan, à quatre-vingt-quatre arrestations; quatorze jeunes gens seraient encore incarcérés. Il semble qu’un mouvement de solidarité d’une certaine partie du corps professoral, à Varsovie et à Cracovie notamment, soit en train de se développer.

Le quotidien Le Monde (daté du 18 mars 1968) continue: «Selon certaines informations, les étudiants varsoviens auraient reçu de M. Estreicher, vice-recteur de l’université Jagellonne, qui appartient à une des plus célèbres familles de l’intelligentsia cracovienne, et aurait été, dit-on, quelque peu malmené lors des manifestations et des bagarres de mercredi, un message de soutien. D’un autre côté, les réunions organisées dans les usines se poursuivent et les conseils de certaines écoles publient des déclarations condamnant les manifestations d’étudiants.

Vendredi, une réunion s’est tenue dans le grand amphithéâtre de l’université, en présence de plusieurs milliers d’étudiants, du corps professoral et du recteur Turski, rentré en Pologne. Les étudiants ont défendu leur résolution, insistant sur quelques points particuliers. Ils veulent que soit déterminé qui décida de l’entrée de la police sur le terrain universitaire et qui est responsable des violences commises. Ils demandent qu’une liste des personnes arrêtées ou blessées soit publiée, que la liberté des personnes appelées à témoigner lors des futurs procès soit garantie, que les journaux publient «un compte rendu objectif des événements».

«Les ouvriers avec nous!»

Certains orateurs ont demandé également que les ouvriers puissent être réellement informés du sens de leur action. À plusieurs reprises, les étudiants scandèrent d’ailleurs «Les ouvriers avec nous!».

Le recteur Turski, de son côté, déclara que la délégation formée par des représentants de chaque faculté était illégale et que la résolution élaborée par les étudiants en présence du sénat universitaire était «un bout de papier sans valeur». Le recteur appela enfin à la modération, déclarant que c’était seulement dans le calme que le dialogue pourrait s’engager. Les organisations officielles de jeunesse ont, en outre, publié un appel affirmant que c’est uniquement par leur intermédiaire que les problèmes pourront être réglés. On peut penser d’ailleurs qu’une fois la situation reprise en main, les autorités seront effectivement disposées à accorder des concessions au mouvement étudiant, dont le mécontentement et la puissance avaient été sous-estimés.

Les étudiants, en tout cas, font preuve jusqu’à présent d’une grande détermination. Ils demandent qu’une nouvelle réunion ait lieu lundi avec la participation d’un membre du comité central. Si satisfaction ne leur était pas accordée, ils pourraient envisager de transformer alors leur grève à domicile en grève d’occupation. Dans plusieurs facultés, une organisation a été mise sur pied. Dans les halls et les couloirs, par exemple, on rencontre des étudiants avec un brassard blanc portant en lettres bleues la mention «Service d’ordre». Au tableau d’affichage, on peut lire les diverses résolutions et parfois la lettre du groupe catholique Znak au président du conseil. Dans certains cas, des extraits de journaux polonais sont épinglés, raturés et entourés de commentaires ironiques ou mordants. […]

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Pologne: mars 1968… (en 2008)

Par Piotr Moszynski

Le Mars 68 polonais a commencé en réalité en janvier, avec l’interdiction par les autorités communistes du spectacle Dziady (Les Aïeux) au Théâtre National à Varsovie. La pièce, écrite par le plus grand poète polonais Adam Mickiewicz*, contient des accents anti-tsaristes et antirusses. Les autorités ont trouvé que la mise en scène de Kazimierz Dejmek en faisait une pièce «antisoviétique».

Graffiti sur les murs de Varsovie (Institut Pamieci Narodowj)

Le 16 janvier, la censure a fait savoir à Dejmek que la présentation du 30 janvier allait être la dernière et que le spectacle allait être retiré d’affiche par la suite.

La nouvelle a eu l’effet d’une bombe. La présentation du 30 janvier s’est transformée en une véritable manifestation politique. Le public, outré d’apprendre que le pouvoir osait s’en prendre à Mickiewicz lui-même (pour les Polonais, c’était comme si la police interdisait une pièce de Molière à la Comédie Française), scandait « Nous voulons de la culture sans la censure!», «Indépendance sans la censure!», «Nous exigeons d’autres présentations!». Environ 200 étudiants se sont ensuite dirigés vers le monument de Mickiewicz, situé non loin de l’entrée principale de l’Université de Varsovie. C’est là qu’ont eu lieu les premières arrestations.

Neuf étudiants ont été condamnés par les tribunaux de police. Deux d’entre eux – Adam Michnik et Henryk Szlajfer – ont été renvoyés de l’Université pour avoir rendu compte des événements du 30 janvier aux correspondants de la presse française. Ces événements ont déclenché – surtout dans les milieux intellectuels et universitaires – une vague de protestations, de pétitions et de collectes d’argent pour ceux qui ont été condamnés aux amendes.

Les dirigeants étudiants décident le 22 février de convoquer un meeting à l’Université de Varsovie pour protester contre le renvoi de Michnik et Szlajfer. Ils veulent l’organiser une semaine après l’Assemblée générale de l’Union des écrivains polonais, prévue pour le 29 février. L’Assemblée condamne la politique culturelle des autorités, exige la suppression de la censure et le rétablissement de la liberté de création. Le pouvoir réagit en arrêtant préventivement les dirigeants du mouvement étudiant, en espérant rendre ainsi impossible le meeting à l’Université qu’ils comptaient organiser le 8 mars. Malgré ces arrestations, le meeting commence bien à midi à la date prévue et se déroule dans le calme.

Les assaillants matraquent les femmes enceintes

Les étudiants sortant du meeting sont brusquement attaqués par les policiers anti-émeute et les «activistes ouvriers» en civil, armés de matraques. L’intervention est particulièrement brutale. Les assaillants n’hésitent pas à matraquer même des femmes enceintes.
Les réactions dans le pays ont dépassé toutes espérances des organisateurs du meeting.

Après une manifestation de solidarité à la Polytechnique de Varsovie, une vague de manifestations et d’émeutes des étudiants, des lycéens et de jeunes ouvriers déferle sur Cracovie, Wroclaw, Lodz, Poznan, Torun et Gdansk. Le pouvoir réagit, lui, par une vague d’arrestations, de répressions et de meetings dans les usines, minutieusement préparés dans les moindres détails pour éviter toute spontanéité.

Campagne antisémite

Sur fond d’une lutte féroce entre différentes fractions du parti communiste qui veulent profiter de la situation pour reprendre le pouvoir, une nauséabonde campagne « antisioniste » est organisée. Ses inspirateurs veulent ouvertement manipuler les attitudes antisémites toujours présentes dans une partie de la population pour « purger » l’appareil du parti de leurs rivaux – souvent d’origine juive. La campagne antisémite déclenche en réaction une nouvelle vague de protestation aux universités, mais le pouvoir a déjà repris la situation en main et les résultats sont terribles: environ 20’000 Polonais d’origine juive sont contraints à l’exil suite aux licenciements et autres formes de répression. L’intelligentsia polonaise ressent et condamne cela comme une véritable honte nationale, mais cela n’a aucun effet sur le comportement des autorités qui continuent leur campagne antisémite jusqu’au mois de juillet.

Plus jamais on n’évoquera cette campagne antisémite. Ce n’est qu’après la chute de communisme en 1989 qu’un véritable, et d’autant plus difficile et douloureux, débat sur les relations polono-juives et sur l’antisémitisme polonais pourra commencer.

Mars 68 en Pologne a superficiellement renforcé le régime communiste, mais en même temps il a permis de créer les bases intellectuelles et humaines de futures structures d’opposition.

Les vagues de protestations qui ont suivi, en 1970 et 1976, ont permis, à leur tour, de rapprocher les milieux d’opposition parmi les intellectuels et parmi les ouvriers – facteur décisif pour la création du syndicat Solidarnosc en 1980 et pour la chute du communisme… (Article publié sur le site de RFI, le 7 mai 2008, mis à jour le 21 août 2008)

* Mort en 1855 en exil à Constantinople.

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Pologne: «Mars 1968 a joué un rôle très important pour les luttes à venir»

Entretien avec Adam Michnik conduit par Marc Etcheverry

Ce mois de mars, la Pologne commémore les cinquante ans de la répression, aux relents antisémites, du soulèvement étudiant de 1968. Adam Michnik, ancienne figure de Solidarnosc, était l’un des étudiants par lesquels la révolte a débuté. Aujourd’hui à la tête du plus important quotidien du pays, il revient sur ces évènements, prémices aux révoltes anti-communistes des années 1980.

RFI: L’élément déclencheur de la révolte étudiante de mars 1968, c’est l’interdiction de la pièce du grand poète romantique Adam Mickiewicz, Les Aïeux. Que représente cette pièce pour les Polonais? Auriez-vous pensé que son interdiction puisse entraîner un tel mouvement de colère?

Adam Michnik: Je m’exprime ici à double titre. D’abord, comme participant à ces évènements. Mais comme je suis historien de formation, j’ai aussi un regard historique sur ceux-ci.

Interdire [de jouer] Mickiewicz en Pologne, ce serait comme interdire de jouer Molière ou Victor Hugo en France. C’est une icône de la culture nationale. Et Les Aïeux, c’est un spectacle de révolte. C’est le récit de jeunes gens qui ont monté un complot contre le tsar de Russie, et qui pour cette raison, ont été réprimés. Les réactions du public à ce spectacle, c’était d’un côté un enchantement, doublé d’un soutien très fort [aux protagonistes], mais de l’autre, ce soutien était aussi une déclaration politique. Quand l’acteur qui joue un décabriste, donc un Russe demandant plus de liberté, prononce un vers célèbre de la pièce [«Je connais la liberté que donnent les Moscovites»], cela éveillait l’enthousiasme du public. La première opposition de la jeunesse, ça a été l’opposition à la censure qui avait suspendu ce spectacle, à la confiscation du spectacle par le pouvoir.

Néanmoins, le mécontentement des étudiants et des intellectuels n’a pas surgi du jour au lendemain. Il y a eu, par exemple, cette lettre ouverte, en 1965, adressée au Parti ouvrier polonais et dans laquelle Karol Modzelewski et Jacek Kuron demandaient une véritable «démocratie ouvrière». Lettre dont vous avez vous-même participé à la diffusion. Quelles étaient les vraies racines de cette colère étudiante 

Il faut avoir une analyse d’un point de vue des générations. C’était la première génération à avoir grandi après la guerre. Cette génération s’était aussi formée intellectuellement après la terreur stalinienne et n’avait pas vécu elle-même la peur du pouvoir.

A l’université de Varsovie, il y avait un foyer d’étudiants qui contestait le régime mais au nom des valeurs de ce même régime, au nom des valeurs du communisme. Les trois revendications étaient la liberté, la vérité et la confrontation des idéaux du système avec la réalité.

On nous appelait «Les commandos». On se rendait à des rassemblements ou des réunions organisés par le pouvoir, et on posait des questions dérangeantes pour les autorités. Par exemple: «qui a assassiné les officiers polonais à Katyn en 1940? Pourquoi ont été emprisonnés Jacek Kuron et Karol Modzelewski?» Effectivement, il existait un ferment [de la contestation] avant 1968.

Pensiez-vous encore à l’époque que le régime était réformable?

Nous n’avions pas vraiment de perspectives de renverser ce régime, mais on pensait qu’il fallait exercer une pression sur lui pour le réformer, oui.

Quand on regarde dans les mois qui ont suivi, ce qui s’est passé en Europe de l’Ouest, les influences étaient diverses, les étudiants de mai 1968 s’inspiraient un peu de toutes les luttes. A l’Est, c’était très différent. En mars 68, de quelles expériences vous êtes-vous inspirés?

Evidemment, la Tchécoslovaquie était l’expérience la plus proche et toute la Pologne attendait son «Dubcek» [Alexander Dubcek, réformateur, venait d’arriver au pouvoir à Prague, en janvier 1968]. Concernant la France, nous avions des liens avec des communistes révoltés. Ces trotskystes s’étaient organisés et, effectivement, avaient accueilli avec beaucoup d’enthousiasme la lettre ouverte de Jacek Kuron et Karol Modzelewski. Ils venaient, ils amenaient de la littérature plus ou moins clandestinement, puis repartaient avec d’autres textes. On sentait ce climat de révolte.

Mais on ne supposait pas qu’à Varsovie, comme ailleurs, il y aurait des mouvements étudiants aussi importants. Ce qui a surpris surtout, c’est la réunion des écrivains polonais qui avaient condamné à la fois la suspension du spectacle Les Aïeux, mais avaient aussi rejeté toute la politique culturelle du régime. Parmi les professeurs d’université également, il y avait un ferment de critiques vis-à-vis du régime, comme chez les historiens Leszek Kolakowski, Bronislaw Baczko, et l’économiste Wlodzimierz Brus [auteur de Histoire économique de l’Europe de l’Est, 1945-1985, Ed. La Découverte 1986; et un ouvrage qui a suscité en 1968 un utile – mais fort insuffisant – débat: Problèmes généraux du fonctionnement de l’économie socialiste, publié par les Editions François Maspero en 1968].

La goutte d’eau qui a fait déborder le vase, c’est quand Henryk Szlajfer et moi sommes allés voir le correspondant du journal Le Monde en Pologne, Bernard Margueritte. On lui a parlé, d’une part, de la suspension du spectacle Les Aïeux, mais aussi du fait que deux intellectuels de premier plan, Zygmunt Bauman et Wlodzimierz Brus, avaient été exclus du Parti communiste. En réponse à cet entretien, le ministre de l’Education de l’époque, Henryk Jablonski, nous a radiés de l’université, Henryk Szlajfer et moi-même – ce qui était contraire à la Constitution.

A titre personnel, comment avez-vous vécu à la fois cette éviction, puis peu après vos mois passés derrière les barreaux ?

Ce que je peux d’abord dire, c’est que je ne m’y attendais pas du tout parce qu’en général, les communistes, en matière de répression, tenaient au moins à respecter la lettre du droit et à appliquer les procédures. Ça ne me concernait pas moi en personne ou Szlajfer, mais c’était sur le principe parce que ça voulait dire qu’ils pouvaient accuser n’importe qui du jour au lendemain. C’est à cela qu’il fallait s’opposer.

Le pouvoir ne s’est pas contenté de mater la contestation étudiante…

En effet. Personne ne s’imaginait qu’après le renfort de miliciens ivres pour réprimer la manifestation à l’université, cette manifestation s’étendrait à d’autres universités en Pologne.

Et pour tenter de freiner ces événements, le pouvoir a recouru à une campagne antisémite qui consistait à la fois à purger l’appareil du pouvoir d’éléments d’origine juive pour créer des places pour de futures promotions, mais aussi à légitimer le pouvoir aux yeux de cette partie de l’opinion polonaise qui était sensible à la rhétorique antisémite.

D’ailleurs cette campagne antisémite avait démarré avant 1968, et avait pris de l’ampleur à la faveur de la Guerre des Six jours de 1967. Selon vous, y avait-il un vrai fond idéologique anti-juif ou était-ce un instrument et un prétexte pour le général Mieczyslaw Moczar et ses soutiens [les nationalistes communistes polonais] pour remplacer les vieux cadres au sein du parti au pouvoir ?

C’est difficile à dire. Je ne suis pas dans leur tête. Mais je pense qu’il y avait à la fois de vrais antisémites dans le style d’avant-guerre, mais aussi d’autres qui se sont alliés à la campagne, juste pour des raisons de carrière.

Après la Guerre des Six jours en 1967, certes il y avait déjà eu des purges dans l’armée, mais cela ne concernait pas la société. Donc c’était moins visible. Puis dans un discours assez célèbre [le 19 mars 1968, ndlr], Wladyslaw Gomulka, le premier secrétaire du parti, a évoqué une «cinquième colonne [sioniste]». D’ailleurs dans le journal officiel ce terme avait été rayé, et c’est peut-être l’un des rares cas, si ce n’est le seul, où les mots du premier secrétaire ont été censurés par son propre bureau politique.

Autre point important, c’est qu’à ce moment-là, beaucoup de thèmes ont été «débloqués» comme par exemple la tradition patriotique, avec l’évocation d’une armée de l’intérieur qui avait combattu pendant la Seconde Guerre mondiale, l’Etat clandestin. Moczar a dit aux forces patriotiques: «Les portes sont ouvertes, rejoignez-nous».

Quelle a été l’influence de Mars 1968 sur les luttes qui ont eu lieu par la suite en Pologne, notamment dans les années 1980?

Je pense que ça a joué un rôle très important pour les luttes à venir. Par exemple, beaucoup de militants du futur Comité de défense des ouvriers (KOR) ont connu leur première expérience politique au moment de Mars 68.

Lors de la cérémonie de commémoration de la répression du 8 mars, ainsi qu’aux conférences organisées ce jour-là, il y avait beaucoup de monde mais peu de jeunes. Est-ce que les Polonais, et notamment la jeune génération, se sentent assez concernés par ces évènements?

C’est un problème qui sans doute ne touche pas que la Pologne. La jeune génération a peut-être l’impression que l’histoire ne commence qu’après 1989. Quand moi j’étais plus jeune, j’avais aussi l’impression que ce qui était avant la guerre, ce n’était pas mon histoire.

Je voyage beaucoup en Pologne et je vois qu’aux rencontres auxquelles je participe, en général il y a plutôt des gens de plus de 35 ans. Il y a aussi quelques plus jeunes, mais pas beaucoup. En revanche le 8 mars, à l’université, il y en avait plus.

Effectivement dans les mouvements d’opposition démocratique en Pologne, aujourd’hui, il y a peu de jeunes, mais cela va changer.

J’imagine qu’il y a des leçons à tirer, dans la Pologne de 2018…

Oui, mais les jeunes doivent tirer ces leçons eux-mêmes.

Vous restez, cinquante ans après, le poil à gratter du pouvoir polonais, à la tête du premier quotidien du pays, Gazeta Wyborcza. Les associations de défense de journalistes font état de pressions de la part de la droite populiste au gouvernement (le parti Droit et Justice, PiS) sur les médias privés, et notamment sur votre journal.

Oui et cela a eu un impact assez lourd parce qu’il y a de fait une interdiction de la part des entreprises publiques d’acheter des espaces publicitaires dans notre journal. Les organismes publics, tout ce qui est tribunaux et autres, ont aussi terminé leur abonnement à notre journal.

Et comme tous les journaux papier dans le monde, bien sûr le tirage baisse. Mais on se rattrape sur tout ce qui est abonnement internet. Je pense qu’on va s’en sortir.

Et je suis plutôt optimiste en vérité, parce que les médias indépendants sont nécessaires pour la Pologne et pour la société polonaise. Ils sont nécessaires parce que les gens ne veulent pas être condamnés à regarder la télévision publique qui est vraiment terrible, dans le style «poutinien» [l’audiovisuel public a été «repris en main» avec l’arrivée du PiS au pouvoir, fin 2015, ndlr]. Mon collègue, qui était correspondant du journal à Moscou, me disait: «J’allume la télévision en Pologne et la télévision moscovite parle polonais!» (Entretien publié sur le site RFI le 19 mars 2018)

 

Interview d’un autre acteur de l’histoire de la #Pologne: Karol Modzelewski. Largement reprise par les mouvements de 1968, sa lettre écrite en 1965 avec Jacek Kuron et adressée au Parti ouvrier polonais, était «une révolte contre le communisme au nom des valeurs qu’il prônait» pic.twitter.com/crG2hfzGj9

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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