Par Eduard Goldstücker
En janvier 1981 est publié par les éditions du Parti communiste italien, Editori Riuniti, un livre d’entretiens avec Eduard Goldstücker. Ils furent conduits par Franco Bertone. Le titre Da Praga à Danzica; le sous-titre: Une «confession» personnelle et politique sur le fil de l’histoire.
Pour rappel, Eduard Goldstücker commença, dès les années 1930, à écrire des essais consacrés, en priorité, à la littérature allemande. En 1960, il publie un ouvrage, intitulé Rainer Maria Rilke und Franz Werfel [1], qui eut une réelle audience dans des milieux intellectuels en Tchécoslovaquie.
En 1964, à Prague, il édite un essai dont l’écho et l’impact furent notables dans le climat culturel et politique régnant en Tchécoslovaquie. Il était encore marqué, entre autres, par un antisémitisme cultivé dès les procès de 1949-1954. Cet essai portait pour titre: Na tema Franz Kafka (Sur le thème de Franz Kafka). Cet écrit reçut le prix de l’Union des écrivains. En 1965, Eduard Goldstücker est le co-auteur de l’ouvrage Über Franz Kafka aus der Pager Perspektive.
En 1968 est paru en italien un ouvrage qui synthétise son approche socio-politique et culturelle qui se confirma en 1967-1968, Socialismo e libertà. Lors du XIVe Congrès (clandestin) du Parti communiste tchécoslovaque, le 22 août 1968, Goldstücker fut élu au Comité central du PCT et à son presidium. Il fut contraint d’émigrer en 1968. En 1974, il sera privé de sa nationalité.
Nous publions ci-dessous la traduction d’extraits du chapitre VI des entretiens avec F. Bertone, chapitre intitulé: Kafka «détonateur politique». Goldstücker y décrit le macro et le micro climat politiques et culturels régnant à Prague. Nous avions pu en apprécier quelques éléments, lors de divers échanges établis à l’occasion d’un voyage dans cette ville, en 1966.
Ceux qui réduisent, aujourd’hui, le processus à l’œuvre en Tchécoslovaquie à l’époque à la seule année 1968 – pour ne pas dire à l’intervention militaire soviétique – font preuve d’une myopie historique qui, plus d’une fois, se prolonge à l’heure présente. (Charles-André Udry)
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«Immédiatement après le XXe Congrès du PCUS (Parti communiste d’Union soviétique qui s’est tenu du 14 au 25 février 1956 ) beaucoup d’intellectuels tchécoslovaques manifestèrent publiquement l’opinion selon laquelle le modèle stalinien n’était absolument pas applicable dans notre pays. La désillusion dans le pays était grande et quelques jeunes intellectuels de valeur ont dû payer la manifestation publique de cette désillusion. Nous étions toujours plus convaincus de la nécessité de rechercher des voies de développement nouvelles et nous avons tenté d’ouvrir un débat, de publier des articles, de prononcer des conférences dans ce sens. Mais la réaction du groupe dirigeant du parti [à la tête duquel trônait Antonín Novotny depuis 1953] fut aveugle et très dure [2].
Je me rappelle de deux jeunes philosophes, Karel Kosík et Ivan Svitàk [dont nous publierons des contributions, dans les «épisodes» de ce dossier sur la Tchécoslovaquie, d’avant 1968 et qui ont cherché à lancer un débat sur le journal de l’Union des écrivains Literární Noviny, mais qui furent immédiatement punis : Kosík fut envoyé à travailler dans une fabrique; Sviták a subi le même traitement et en plus fut expulsé du parti [3].
Quelques mois après le XXe Congrès du PCUS, s’est réuni le Congrès des écrivains. Deux nos poètes les plus aimés, Jaroslav Seifert [1901-1986] et Frantisek Hrubín [1910-1971] ont secoué le Congrès avec leurs discours portant sur le caractère oppressif du régime et sur l’inutile manque de liberté que nous devrions supporter. Seifert avait été contraint à un silence quasi complet après 1948 [en 1929 il s’était opposé à la «bolchevisation» stalinienne du PC et en avait été exclu]. Pourtant il était un de nos plus importants poètes et avait adhéré avec enthousiasme à la lutte du parti. Eh bien, la contre-attaque du groupe dirigeant du parti fut dure y compris durant le congrès des écrivains et les menaces ont recommencé à tomber, comme avant.
En somme, nous avons dû attendre le XXIIe Congrès du PCUS [octobre 1961], puis le XIe Congrès du PCT pour une plus ou moins grande liberté d’initiative et d’expression.
(Franco Bertone) Nous sommes dès lors à la veille d’un événement qui fut pour la Tchécoslovaquie d’une énorme importance, un événement dont tu es le protagoniste et qui a mis en mouvement des événements successifs de grande, de très grande importance, importance politique. Je fais allusion à la conférence des spécialistes marxistes sur Kafka…
En juillet 1962, si je m’en souviens bien, s’est tenu à Moscou un congrès du Mouvement de la Paix au cours duquel Sartre avait prononcé un discours pour réclamer «une démilitarisation de la culture». Fort bien. J’avais déjà été nommé président la chaire de germanistique de l’université de Prague et j’avais déjà constitué un comité national tchécoslovaque de spécialistes de la littérature allemande. J’ai décidé de proposer au comité l’organisation d’une conférence internationale de marxistes sur l’œuvre de Kafka. J’ai dit que Kafka était né à Prague, qu’il avait écrit et vécu à Prague, que sa vie et son œuvre avaient de nombreux rapports avec Prague et que dans tout le monde on discutait de Kafka et que de nombreuses personnes venaient à Prague pour voir les lieux où Kafka avait vécu et travaillé. [Ces remarques de Goldstücker en disent long sur la politique – culturelle? – de la direction du PCT – cau]. Pourquoi donc, chez nous, Kafka devait-il continuer à rester un tabou, discréditer comme écrivain pessimiste et décadent? Dès lors, j’ai proposé d’affronter publiquement ce problème : devions-nous continuer à considérer Kafka comme un écrivain pessimiste et décadent dont l’œuvre devait être tenue éloignée du peuple tchécoslovaque? Ma proposition fut acceptée par le comité.
En février 1963, j’ai écrit un article sur Kafka pour la publication de l’Union des écrivains, Literárni Noviny, dans laquelle j’écrivais, entre autres, que de nouvelle possibilité de liberté se profilaient à notre horizon et que l’on devait être prêt à les exploiter au mieux. Comme tu as voulu le rappeler, quelques personnes dans diverses parties du monde, ont considéré cet article comme le premier pas en direction du «printemps de Prague». […] Comme dans tous les pays de l’Europe orientale nous avions aussi, sur le modèle de l’URSS, une organisation de masse qui s’appelait Société pour la diffusion de la culture politique et scientifique, qui par la suite a été rebaptisée Académie socialiste. Durant cette période la Société commençait à organiser des débats publics sur une série de thèmes. En mars 1963, quelque vingt orateurs, représentant divers secteurs de la vie culturelle sont invités à répondre aux questions du public. Mais avant que la réunion ne se tienne, Nikita Krouchtchev avait prononcé à Moscou son célèbre discours dogmatique sur les questions culturelles. Il était évident à tous que les questions du public viseraient à connaître notre opinion ayant trait au discours de Krouchtchev et cela suscitait beaucoup d’embarras.
A Prague, s’exprima de suite une grande agitation, Quelques orateurs se déclareront malades parce qu’ils ne voulaient pas être contraints à faire des affirmations fâcheuses pour la direction du parti, ni ne voulaient se heurter au public. J’étais l’un des orateurs et avec moi arriva aussi un fonctionnaire du parti, le responsable du département culture du comité de district de Prague, un homme horrible, Antonín Cerny. Au mi-temps de notre réunion parvient une question écrite par un groupe d’étudiants: «Nous demandons au professeur Goldstücker de nous dire son opinion concernant le discours de Krouchtchev sur les questions culturelles.»
Les étudiants, peut-être mes propres étudiants, se sont tournés vers moi, me démontrant de la sorte leur confiance et je n’avais aucune intention de les tromper. Je leur ai dit que j’estimais beaucoup le camarade Khroutchev et que, sous divers angles, je devais lui être reconnaissant à cause de son initiative politique, prise lors du XXe Congrès du PCUS, qui m’avait sûrement sauvé la vie. Toutefois, cela ne pouvait pas me conduire à déclarer que j’étais d’accord avec ses idées sur les questions culturelles […]. Il y a eu un long applaudissement et, dès lors, je crois que j’ai été considéré en Tchécoslovaquie comme quelqu’un qui disait la vérité. C’était la première fois en quelque quinze ans que quelqu’un exprimait en public une opinion contraire aux chefs de l’URSS. […] En réalité, lors du même débat, un représentant du secrétariat, Ladislav Stoll, fut ironiquement interrompu par le public au moyen d’applaudissements rythmés et ne put terminer son discours, engorgé par ce pataquès.
Il faut se rappeler, encore aujourd’hui, notre Congrès des écrivains de cette période. Ce fut un Congrès unique dans l’histoire de la culture de tous les temps, parce que, durant ce Congrès, les intellectuels tchécoslovaques ont demandé officiellement au régime… l’introduction de la censure. En fait, en Tchécoslovaquie, la censure n’existait pas officiellement. Néanmoins, chaque parole écrite, quelle que soit la discipline, devait passer par un examen d’une censure d’État, laquelle officiellement et juridiquement n’existait pas. C’était une situation intolérable. Parce qu’à l’intérieur de l’édifice où résidait la rédaction du quotidien du Parti, le RudéPrávo, existait un bureau pour les fonctionnaires de la censure qui, officiellement, n’existait pas: le stalinisme instauré par le Parti était devenu tellement aberrant qu’un organe inexistant de l’État avait le droit de contrôler le Parti [son quotidien]!
Or, cette censure inexistante n’opérait pas sur la base d’une loi (qui évidemment n’existait pas), mais sur la base de directives du secrétariat et du bureau de la sécurité du Parti, directive que personne parmi nous ne connaissait et qui, de plus, changeait en permanence. Les écrivains décidèrent, dès lors, de réclamer une loi pour la censure. Ce faisant, ils pensaient pouvoir au moins disposer d’une norme écrite à laquelle se référer et d’avoir juridiquement la possibilité de reconnaître le censure et de pouvoir faire appel de ses décisions. Pour cette raison, nous nous sommes battus pour avoir une censure légale qui, finalement, a été instituée. Si ce n’est que la loi sur la censure ne comptait pas pour grand-chose: les modalités d’application de la loi étaient, encore une fois, définies par les circulaires du secrétariat du Parti et la situation s’est finalement péjorée.
C’est dans ce contexte général que, le 27 au 28 mai 1963, nous avons tenu notre conférence internationale sur Kafka. […]
Alfred Kurella [4] a attaqué avec sévérité notre conférence, soutenant que Kafka était un écrivain décadent dont l’œuvre n’avait absolument aucun intérêt pour une société qui construisait le socialisme. Lors de notre conférence, les représentants de la République démocratique allemande avaient développé une orientation qui, d’une part, reconnaissait la qualité de Kafka comme artiste et écrivain mais qui, d’autre part, – selon leurs dires – reflétait dans ses œuvres les conditions sociales du capitalisme et, par-dessus tout, l’aliénation qui frappait l’être humain dans la société capitaliste, une réalité qui n’avait rien à dire et à voir avec les êtres humains de la nouvelle société, ceux qui étaient en train de construire le socialisme. En somme, les représentants de l’Allemagne de l’est considéraient Kafka comme «un simple phénomène historique».
La majeure partie des interventions lors de la conférence exprimèrent un point de vue exactement opposé. Ils argumentaient que le seul fait d’une conquête du pouvoir par le Parti communiste dans un pays ne représentait aucune garantie d’une solution automatique aux problèmes de l’aliénation. Nous soutenions, en grande majorité, que durant la période de transition du capitalisme au socialisme, l’aliénation continuait à être un phénomène social largement présent. Personnellement, j’ai affirmé que, sur la base de mon expérience personnelle, il pouvait très bien exister une situation dans laquelle le citoyen se sentait être profondément plus aliéné dans une société socialiste que dans une société capitaliste. Cette observation a été naturellement considérée comme un casus belli. […]
Je me rappelle, à ce propos, [la publication des œuvres de Kafka], d’un petit épisode. Je crois qu’il s’est produit à la fin de l’année 1965. Ilya Ehrenbourg était venu à Prague pour quelques jours. L’Union des écrivains organisa un repas en son honneur et je devais lui faire l’honneur d’une réception dans mon appartement. Je savais qu’Ehrenbourg considérait Kafka comme un des enfants les plus glorieux de Prague et se sentait obligé de dire combien il avait apprécié le fait qu’un gros volume des œuvres choisies de Kafka avait été publié en Union soviétique. Souriant, de manière ironique, à ma manifestation de courtoisie, Ehrenbourg m’a confié: «J’ai vu un volume russe sur Kafka dans les librairies de Sofia. Je crois que nous avons publié Kafka en russe pour les lecteurs bulgares». Ce fut la première phase des répercussions de la conférence sur Kafka. La seconde phase a commencé après l’invasion soviétique de mon pays» […]
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[1] Le premier est plus connu des lectrices et lecteurs. Le second, Franz Werfel, est né à Prague en 1890. Adolescent il est un ami de Max Brod et de Franz Kafka. Il passe son baccalauréat au Deutsche Gymnasium de Prague. Il travaillera par la suite pour la maison d’édition réputée Kurt Wollf Verlag qui, dans son catalogue, publie non seulement Kafka, Marx Brod (qui publiera les œuvres de Kafka), Heinrich Mann, mais aussi Gustav Meyrink, Ernest Weiss, Arnold Zweig, etc. D’origine autrichienne, de culture juive, il sera un des premiers à dénoncer le génocide arménien de 1915. En 1938, avec Alma Mahler, la veuve de Gustav Mahler, son épouse, il devra fuir vers la France, puis le Portugal et enfin les Etats-Unis. (cau)
[2] Deux ans après la mort de Staline, le 1er mai 1955, la direction du PCT fit inaugurer un gigantesque monument de granit en l’honneur de Staline, à Prague; il sera détruit, en 1962, à l’explosif… sans trop de bruit politique. (cau)
[3] Nous publierons des extraits des contributions de Karel Kosík et Ivan Svitàk, dans les «épisodes» à venir de ce dossier ayant trait aux développements en Tchécoslovaquie antérieurs à 1968, puis ceux marquant les années 1967-1968-1969.
A propos de la «punition» mentionnée par Goldstücker envers ces deux intellectuels, il est révélateur que la sanction imposée par les dirigeants d’un prétendu Etat ouvrier bureaucratiquement assimilé – à l’URSS ici, en l’occurrence – consistait à «reléguer» le «coupable» dans une fabrique, c’est-à-dire dans les «rangs ouvriers». (cau)
[4] Alfred Kurella était «un important fonctionnaire du Parti de la RDA, qui représentait de manière rigoureuse la ligne stalinienne en matière culturelle» (E.G.). Il faut préciser que ce fonctionnaire de la culture, exilé en URSS dès 1933 et de retour en RDA en 1954, a commis un article, après l’intervention du Pacte de Varsovie en Tchécoslovaquie, dans le quotidien du SED, Neues Deutschland: «Franz Kafka, le père spirituel de la contre-révolution tchécoslovaque». (cau)
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