Syrie. Un épisode cruel de la guerre civile

Bachar à l’œuvre: détruire Daraya, établir des «listes de décès»
(en fait assassinés et torturés) et appeler au retour, étroitement contrôlé, des réfugiés…

Par Sam Dagher

Assis sur un banc, sous l’ombre d’un sapin géant d’un monastère de la vallée de la Békaa, au Liban, Yasmin, une réfugiée syrienne de 30 ans venant de Daraya, se souvient de ce que son père lui dit au printemps 2011, lorsque les manifestations contre le régime de Bachar débutèrent. «Pourquoi recourir à la force alors que nous avons un cerveau? Résistons pacifiquement», déclara-t-il à Yasmin et ses frères et soeurs, captivés par les promesses que soulevaient les révoltes du printemps arabe balayant la région.

Inspiré par son père, son frère, âgé de 20 ans au début du soulèvement, rejoignit un groupe – dirigé par Yaya Shurbaji, un activiste local charismatique – déterminé à mener une lutte pacifique. «Nous voulons un Etat civil, composé de musulmans et de chrétiens, de Druzes et d’Alaouites» était leur slogan. Yasmin vit son frère et ses amis tendre des roses et des bouteilles d’eau aux soldats du régime envoyés à Daraya pour les attaquer.

Puis, dès la mi-2011, Assad commença à tuer ou à emprisonner les principaux leaders des manifestations. Au même moment, il libérait de ses prisons des islamistes extrémistes et des combattants liés à Al-Qaida. Ces derniers poussèrent la rébellion vers un affrontement armé contre le régime, fournissant à Assad un prétexte lui permettant d’accroître la violence contre les protestataires. Le père et le frère de Yasmin firent partie des dizaines d’activistes et de manifestants de Daraya, y compris Yaya Shurbaji, enlevés par le régime. Le cadavre torturé et mutilé de l’un de ses activistes, un tailleur âgé de 25 ans portant le surnom de Petit Ghandi, fut renvoyé à Daraya par le régime alors que la plupart des autres, y compris le frère et le père de Yasmin, étaient toujours portés disparus. Son frère fut libéré en 2012, puis arrêté à nouveau en 2013.

Le mois dernier, près de sept ans après l’arrestation de son père à un checkpoint contrôlé par le régime à Daraya et sa disparition dans la gueule du système syrien de détention, Yasmin et sa famille apprirent d’un avocat de Damas qu’il figurait sur la liste des morts du registre civil, une entité gouvernementale rassemblant les informations de base des citoyens. Les familles de près d’une dizaine d’activistes de Daraya, y compris celle de Yaya Shurbaji et de son frère Ma’an, reçurent la même sinistre nouvelle. Ces deux activistes étaient portés disparus depuis 2011; ils figurent sur la liste des décès, à onze mois d’écart l’un de l’autre en 2013.

Les autorités syriennes, y compris la police militaire et le Bureau national de sécurité, qui supervise les centres des mukhabarat [terme générique désignant les nombreuses agences de «sécurité» du régime et leurs membres] où furent emprisonnés et torturés à mort de nombreux activistes, émettent méthodiquement les «avis de décès» envoyés aux bureaux locaux du registre civil.

Une déclaration du Département d’Etat [les affaires étrangères américaines], la semaine dernière, estime que ces avis de décès constituent un rappel du fait que le régime Assad a «systématiquement arrêté, torturé et tué des dizaines de milliers de civils syriens» revendiquant des droits et des libertés élémentaires. Yasmin et les proches d’autres hommes sont désormais convaincus qu’ils furent exécutés à la même époque suite à un «procès militaire» dans la tristement célèbre prison de Saidnaya, dans laquelle, d’après Amnesty International, un nombre estimé à au moins 13’000 personnes furent pendues entre 2011 et 2015. Lors de la publication du rapport l’année dernière, Assad déclara qu’il s’agissait de fake news.

Il n’existe pas d’estimations précises quant au nombre de morts figurant sur les listes. La raison en est que de nombreuses familles, de crainte de représailles du régime, ne communiquent pas l’information qu’elles ont reçue du registre civil. Le 29 juillet, le Comité syrien de détenus, un groupe d’opposition, a déclaré avoir décompté 3270 noms, 1000 d’entre eux à Daraya seulement. Un autre groupe, le Réseau syrien des droits humains, a indiqué avoir pu identifier les noms de 532 personnes disparues de force sur les listes des décès émises par l’Etat. Le groupe estime à 82’000 le nombre de cas de disparitions, de la part du régime uniquement, depuis mars 2011.

De nombreux Syriens affirment qu’Assad a été contraint par ses patrons russes de commencer à émettre les avis de décès de façon à régler certains «détails» au moment où Moscou tente d’aboutir à des accords avec les Etats européens et du Moyen-Orient en vue du rapatriement des réfugiés syriens ainsi que du financement des reconstructions en Syrie [ce dont V. Poutine s’est entretenu avec A. Merkel ce samedi 18 août au château de Meseberg, au nord de Berlin] à la suite des victoires du régime dans la périphérie de Damas et dans le sud de la Syrie. Le régime discute désormais d’une «reconquête» de la dernière enclave rebelle importante autour de la province d’Idlib, au nord-ouest.

D’autres Syriens sont, en revanche, convaincus que le régime souhaite faire des listes de morts un épilogue cruel et macabre pour tous ceux qui se sont soulevés il y a plus de sept ans pour s’émanciper de près de 50 ans de dictature familiale des Assad. Le message d’Assad au peuple de Daraya, une localité assiégée et bombardée pendant près de quatre ans avant d’être vidée de ses habitants en 2016, est clair: «vous avez tout perdu pour avoir osé me défier. Personne ne me tiendra responsable de vous avoir punis».

La nouvelle de la mort de son père a dévasté Yasmin et sa famille. A chaque fois qu’ils tentèrent de savoir s’il était toujours détenu à la prison de Saidnaya, des fonctionnaires de Damas leur dirent «de l’oublier». Une fois, on leur dit que le père était accusé de posséder un tank – une accusation risible eu égard à son engagement ferme en faveur d’une résistance pacifique, sans même mentionner que la lutte contre le régime à Daraya était largement pacifique au moment où il fut détenu.

Assad «a tué les icônes de la phase pacifique; il nous dit que ces gens l’ennuyaient bien plus que ceux qui portent des armes», m’a dit Yasmin. On pense que le frère de Yasmin est toujours vivant dans l’une des prisons du régime (raison pour laquelle elle n’a pas communiqué son nom de famille). Elle prie pour que son nom n’apparaisse pas sur les listes des morts.

Mazen Darwish, un avocat des droits humains et défenseur de la liberté d’expression qui a reçu des prix, fut emprisonné par le régime entre février 2012 et août 2015 [il a été l’un des intervenants de l’Autre Genève, qui s’est tenu les 27 et 28 mai 2016]. L’Allemagne lui a accordé, ainsi qu’à son épouse, l’asile en 2015. Depuis lors, il passe son temps entre Berlin et Paris pour défendre les victimes du régime syrien dans plusieurs affaires portées devant des tribunaux. Il m’a rappelé qu’Assad a souvent été prêt à négocier des accords avec des groupes armés impliquant leur reddition, une réconciliation ou leur déplacement vers la province d’Idlib. «Il a absolument refusé de faire des compromis avec ceux qui portaient un programme véritablement patriotique et non-violent», m’a confié Darwish depuis son bureau à Paris.

La parution des noms d’activistes morts sur les listes a été un trauma pour Darwish. Au moins 17 des noms, y compris ceux des frères de Shurbaji de Daraya, sont des amis personnels et des collègues. «Je connais certains d’entre eux depuis 2001. Nous avons rêvé ensemble de la révolution», m’a dit Darwish, âgé de 44 ans. C’est l’un des cofondateurs des Comités de coordination locaux (LCCs, acronyme en anglais), un réseau d’animateurs des actions pacifiques contre le régime qui émergea au début du soulèvement. Son ami Yaya Shurbaji animait le comité local de Daraya. Darwish rappelle comment, avant leur arrestation en 2011, Shurbaji et ses collègues ont personnellement chassé des extrémistes islamiques qui avaient établi un camp d’entraînement militaire dans des fermes de Daraya.

L’arrestation de Shurbaji et de nombreux activistes pacifiques de Daraya, ainsi que l’assassinat brutal de «Petit Gandhi» renforça ceux qui voulaient combattre Assad avec des armes, une dynamique qui fonctionna dans presque toutes les zones opposées au régime. «Ces jeunes hommes incarnaient la Syrie démocratique, éclairée et modérée à laquelle j’aspirais», ajoute Darwish.

Darwish et une dizaine de ses collègues, y compris son épouse Yara Bader, furent arrêtés en février 2012 lors d’un raid des mukhabarat contre leur bureau de Damas. En août 2012, un massacre horrible perpétré par des troupes et des milices du régime fit près de 500 victimes parmi les habitants de Daraya.

Entre l’automne 2012 et la reddition de la ville en août 2016, Assad et ses alliés assiégèrent Daraya et la bombardèrent avec toutes les armes possibles. En septembre 2016, Assad visita une Daraya détruite et désertée. Il se moqua de la «fausse liberté» que ses habitants avaient chantée et ricana lorsqu’il étiqueta les activistes de la ville comme étant des «révolutionnaires à louer». Grâce au soutien de la Russie et de l’Iran, un Assad triomphal croit être devenu indispensable. Il paraît si confiant qu’il semble dire aux habitants de Daraya: «J’ai tué vos pères, maris et enfants en prison. Et alors?»

Darwish affirme que la seule consolation pour ses amis tombés, les gens de Daraya et les Syriens est que les listes et les avis de décès diffusés par Assad serviront de preuve pour les poursuites judiciaires que lui et d’autres ont déposées auprès de tribunaux européens contre des personnalités clés du régime, accusés de crimes de guerre. Darwish affirme qu’il envisage d’utiliser les listes au cours des mois prochains lorsqu’il se rendra devant le Conseil des droits humains des Nations Unies à Genève ainsi que devant l’Assemblée générale à New York afin de défendre la constitution d’un tribunal international spécial pour les crimes de guerre en Syrie.

Pour Darwich, «il n’y a pas de paix en Syrie sans obligation de rendre des comptes, cela va toutefois au-delà de la Syrie et des Syriens car toute l’humanité est en danger si elle reste silencieuse devant tous ces crimes». (Sam Dagher est un correspondant pour plusieurs journaux au Moyen Orient depuis douze ans, son livre Assad, or We Burn the Country: How One Family’s Lust for Power Destroyed Syria paraîtra prochainement. Article publié, depuis Chtaura, dans la Békaa, au Liban, le 15 août 2018, sur le site du mensuel The Atlantic; traduction A L’Encontre; voir de même les articles publiés sur le site alencontre.org en date du 28 juillet 2018 et du 14 août 2018)

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