L’Etat hésitant: entre modération et extrémisme en Syrie aujourd’hui. «La Garde islamique», l’Omeyyade, la levée des sanctions, la normalisation et l’après

Dialogue national, février 2025.

Par Yassin al-Haj Saleh

Le comportement du nouveau groupe au pouvoir en Syrie donne l’impression que ses différents centres de décision veulent deux choses contradictoires et inconciliables. D’un côté, ils veulent la stabilité du pays, le rétablissement de la sécurité et la préservation de son unité géographique, ainsi que la reconnaissance, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur, de leur légitimité en tant que dirigeants responsables.

Mais ils veulent également s’accaparer du pouvoir, non seulement les postes «régaliens», mais aussi tout ce qui relève de l’autorité de l’État dans la sphère publique, y compris les médias et la culture, ainsi que les instances récemment créées pour mettre en place la justice transitionnelle et faire la lumière sur le sort des personnes disparues.

Cela n’est pas compatible avec la stabilité, la sécurité et l’unité, mais constitue plutôt un facteur de division, de méfiance et d’instabilité sécuritaire, dont nous avons constaté la recrudescence au cours des trois derniers mois. Si, à en juger par les déclarations de ses hauts responsables, la nouvelle autorité semble consciemment se référer à la participation citoyenne, à la citoyenneté et à l’État public, son instinct – tel qu’il se manifeste dans la construction de ses institutions et de ses appareils – est largement restrictif et exclusif, sans participation ni confiance. Quant au comportement de certaines forces sécuritaires du nouveau pouvoir, il est actif et agressif pour ce qui relève de son aliénation de certaines couches de la population, c’est-à-dire dans leur traitement comme des inconnus ou des étrangers, dans son égoïsme sectaire et son éloignement de la logique de l’État national.

Cette situation est instable et il ne faudra peut-être pas attendre longtemps avant qu’elle ne se résolve dans l’une des deux directions, celle de l’instinct et de l’égoïsme, ou celle de l’intérêt général rationnel. Les événements des derniers mois indiquent que l’instinct l’emporte dans la construction des structures du pouvoir et l’orientation des actions sur le terrain, alors que l’on sait que les instincts sont aveugles et ne peuvent mener qu’à des catastrophes.

Les États, c’est-à-dire les sociétés composées de millions, de dizaines de millions ou de centaines de millions d’individus, sont gouvernés par la connaissance, par l’élargissement de la base de la réflexion, de la décision et de l’action, par la participation et la bonne politique, et par des compétences réelles. En d’autres termes, par la raison, comprise comme la couche de la conscience qui interagit avec la réalité changeante et qui est donc la plus en phase avec cette réalité. Le règne de l’instinct conduit en revanche à l’autorité des instinctifs qui n’ont pas besoin de connaissances particulières, d’une pensée renouvelée et de compétences spécifiques, ou à la prédominance du côté instinctif des individus sur leur côté conscient, c’est-à-dire au règne du désir et non de la raison, avec le même résultat.

Les Syriens, qui ont eu une expérience douloureuse, ne vont pas se dire que la prépondérance de l’instinct n’est qu’une estimation subjective exagérée ou motivée par des intentions idéologiques malveillantes. D’après ce que nous pouvons déduire des nominations [à des postes de responsabilité], il s’agit d’une réalité constante dont nous ne connaissons pas une seule exception. Nous avons déjà vu l’instinct et le désir gouverner le pays, le conduisant à la ruine générale que nous connaissons.

Il existe deux interprétations de la dualité du comportement observé après la chute du régime de Assad. La première reprend un schéma courant, selon lequel le président est bon et son entourage est mauvais, ce qui renvoie à une tradition islamique plus ancienne sur le bon souverain et les mauvais conseillers, avec ou sans prière pour le salut de ces derniers. Une deuxième interprétation dit qu’il s’agit au mieux d’un partage apparent des rôles, alors qu’en réalité, tous les membres du groupe sont mauvais et malfaisants, et que la bonne solution politique consiste donc à se débarrasser d’eux, et le plus tôt sera le mieux.

Expérimentation et formation

Aucune de ces deux thèses ne semble convaincante, et ce que nous proposons dans cette discussion est une question à deux volets. La première renvoie au caractère expérimental de la politique du groupe au pouvoir, qui a été surpris, comme tout le monde, de se retrouver aux commandes de la Syrie sans aucune préparation. L’expérience d’une petite province périphérique et relativement homogène comme Idlib [où HTS dominait] ne peut être généralisée à l’ensemble de la Syrie. Elle a d’ailleurs commencé comme une expérience salafiste djihadiste, dans laquelle les dirigeants se sont comportés en conquérants: ils possèdent le pays, asservissent la population et imposent leur pouvoir par la terreur. Ils se sont quelque peu modérés après 2016, mais leur composition est restée homogène, excluant ceux qui ne leur sont pas fidèles. Cela a été renforcé par le fait que cette expérience a été menacée pendant toutes ces années. À Damas, le nouveau groupe au pouvoir voulait clairement être perçu comme une direction modérée agissant de manière responsable et voir son autorité reconnue au même titre que celle de tous les autres gouvernements. Mais sans expérience ni expertise, et avec une plus grande émergence des effets résultant d’une communauté plus hétérogène que réellement cohérente, les choses semblent s’enliser. Que fait-on lorsque l’on manque d’expérience? On se replie sur soi-même, ce qui nous amène à la deuxième division: le groupe a une structure islamiste salafiste, partisane et isolée, incapable de se voir de l’extérieur. C’est ce qui empêche les actions réflexives (introspection, autocritique, remise en question, etc.) et, par conséquent, l’émergence d’une conscience critique.

La composition originelle ne correspond pas nécessairement au modèle salafiste djihadiste dont est issue Hayat Tahrir al-Sham (HTS), mais son dénominateur commun est une centralité sunnite dans la conception de la Syrie, parfois représentée par le terme «omeyyade». Il y a quatre ans, le Conseil islamique syrien, alors basé à Istanbul, a publié un document intitulé «Document sur l’identité syrienne». Ce document parle d’une Syrie à l’identité islamique, implicitement sunnite, et subordonne la liberté et les droits des «multiples composantes historiques» à la condition qu’ils ne remettent pas en cause «l’identité syrienne authentique» (ici, je critique le document – voir article en arabe sur le site Al-Jumhuriya le 29 juin 2021 – et l’esprit de privatisation de la révolution dont il est issu). Cette conception s’est nourrie d’un sentiment d’exclusion pendant les décennies du règne des Assad et du Baas, et a été renforcée par la montée du salafisme dans les milieux sunnites à partir des années 1990, puis par le radicalisme du modèle salafiste djihadiste au début du XXIe siècle, qui a séduit une partie de la jeunesse sunnite, principalement issue des zones rurales, puis par la présence temporelle plus proche et plus active de ce modèle après la révolution syrienne [initiée en 2011 et avec ses différentes phases]. Il en résulte une forme de sunnisme profond, sectaire, partisan et dynamique, qui n’accepte pas d’égal, ne se remet pas en question et n’interagit pas avec les autres. Il s’agit donc d’un salafisme de structure, sans être nécessairement salafiste de doctrine.

La configuration initiale tend vers l’instinct de monopolisation, et la tendance expérimentale est trop faible sur le plan intellectuel et politique (du moins jusqu’à présent) pour avoir une influence sur le fond. Cela ne signifie pas nécessairement qu’il y ait de bons expérimentateurs et de mauvais instinctifs, car, comme indiqué précédemment, cette dualité opère au niveau de l’individu, oscillant entre l’instinct inconscient et l’expérimentation et la raison. En d’autres termes, ces deux dimensions sont présentes chez tout le monde, mais dans des proportions différentes et avec des capacités variables de manœuvre et de contrôle. En fin de compte, l’expérience politique du groupe au pouvoir souffre d’une hésitation structurelle, dont la résolution n’est pas facile et la pérennité incertaine.

Cela soulève une question ancienne et récurrente, liée à la relation entre la pensée politique islamique et l’État et la société modernes, ainsi qu’aux questions de constitution, de citoyenneté, d’État de droit, de pluralisme politique, de droits de l’homme et de responsabilité publique non confessionnelle. Il existe une hésitation islamique constitutive à cet égard, que les salafistes djihadistes ont tranchée de manière nihiliste et radicale contre le monde moderne et contre la vérité en tant que principe de connaissance et de rationalité.

L’Omeyyade et la garde islamique

Cette situation préoccupante a des conséquences politiques directes dans le contexte syrien que nous connaissons: le silence ou l’incapacité à contrôler les fanatiques qui considèrent la Syrie comme une propriété sunnite, car ceux-ci font partie intégrante de la structure originale, ils ne sont pas en marge ni de simples groupes indisciplinés et anonymes. Les autorités actuelles n’ont d’ailleurs jamais dépassé le stade des déclarations générales sur des groupes armés indisciplinés sans les qualifier de groupes religieux extrémistes. Elles semblent aujourd’hui considérer qu’ils font partie des forces dominantes et qu’ils sont à l’abri de toute sanction, quoi qu’ils fassent.

C’est en partant de ce constat fondamental, et de rien d’autre, que l’on pourra envisager un véritable tournant dans la situation syrienne actuelle. La Syrie ne survivra et ne retrouvera son unité géographique qu’en affaiblissant et en contrôlant les forces les plus radicales et les plus extrémistes au sein de la nouvelle structure. En effet, l’existence de forces extrémistes dans un État qui n’est pas censé être une partie prenante de la société est inconcevable. L’extrémisme est le comportement d’un groupe social, politique ou religieux qui se comporte comme s’il représentait l’ensemble de la société ou comme s’il détenait le pouvoir exclusif dans une société multipartite. Ce qui rend possible, en principe, la maîtrise de l’extrémisme, c’est que la structure dominante actuelle est spectrale et non monolithique, et qu’elle peut donc se transformer en une structure différente, plus modérée.

Si nous exprimons cela en termes sociologiques, nous pouvons considérer que nous avons affaire à des couches rurales, peu éduquées, issues des couches inférieures de la classe moyenne, qui portent les armes et se réclament de la religion. Ces couches ont subi pendant des années la brutalité du régime de Assad et ont souffert pendant des décennies de discrimination et du manque d’opportunités dans la «Syrie de Assad». Ce sont elles qui ont finalement renversé le régime, elles ont donc un fort sentiment de légitimité et semblent prêtes à aller très loin pour protéger ce qu’elles ont acquis de haute lutte, comme nous l’avons vu de manière violente sur la côte en mars dernier [région alaouite]. Il s’agit de ce que l’on pourrait appeler la garde islamique, qui rappelle la garde nationale baasiste des années 1960. Il s’agit de formations idéologiques violentes, qui représentent un problème à la fois pour les gouvernés et les gouvernants. Dans l’ensemble, cette situation rappelle la base sociale du régime baasiste dans les années 1960, son expansion vers Damas et ses sentiments confus et contradictoires à l’égard de la ville. D’un point de vue sociologique, la différence idéologique entre islamistes et baasistes n’est pas essentielle pour définir le spectre dominant et évaluer ses trajectoires.

Existe-t-il des forces plus urbaines et plus ouvertes capables de contrôler les formations radicales? C’est là que résident le défi et le dilemme. Nous estimons qu’il existe une composante urbaine, mais elle ne semble ni forte ni capable de contrôler les extrémistes, et elle est peut-être elle-même partagée entre une conscience qui tire les leçons de l’expérience et l’instinct qui la pousse à s’accrocher au pouvoir. De plus, elle semble hésiter entre prendre le risque de s’affaiblir en frappant les extrémistes et perdre sa crédibilité si elle ne le fait pas. C’est pourquoi elle semble faire tout et son contraire tout le temps.

Cela va à l’encontre des conditions nécessaires à une transition vers une situation stable. La difficulté est encore plus évidente si l’on se réfère à l’expérience du Baas, où le poids des forces civiles a diminué dès le début du régime et n’a pas augmenté par la suite. À l’inverse, la Syrie a connu pendant les 60 années du régime baasiste un processus de dégradation de la société civile parallèlement à ce déclin, processus qui a fortement contribué à la détérioration générale et à l’émergence des forces au pouvoir aujourd’hui.

Si l’on aborde la question en termes symboliques, le concept d’Omeyyade [1] semble être un espace de compromis instable entre les sunnites raides, salafistes et méfiants envers les autres, et ce qui est supposé être plus proche de la signification originale d’Omeyyade en termes d’ouverture et de poids moindre de la religion dans le gouvernement et les politiques publiques. Cette dernière Omeyyade ne correspond pas à la garde islamique dans le sens que nous venons d’évoquer.

Dans certains de ses discours, l’Omeyyade qui prévaut aujourd’hui pourrait être le terrain idéologique d’une réconciliation politique des sunnites avec la réalité syrienne, après une longue période de réserve, arabe et islamique, à son égard.

L’impact de la levée des sanctions

Quel est l’impact potentiel de la levée des sanctions économiques sur la dynamique du spectre dominant? Avant tout, la levée des sanctions est une nécessité vitale pour tous les Syriens. Ceux qui occupent les positions les plus fortes en bénéficieront davantage, mais ce sont eux qui ont le moins souffert de leur existence, tout comme Bachar al-Assad et ses proches ont été les moins touchés par leur imposition. La levée des sanctions aurait un effet bénéfique général, mais avec des disparités qui refléteraient certainement les disparités actuelles en matière de pouvoir public et d’accès aux ressources nationales.

En outre, il semble que la levée des sanctions renforce les positions les plus expérimentées et les plus civiles au sein du spectre dominant, car ce sont elles qui ont obtenu des résultats, et parce que ces résultats sont conformes à la logique de la modération et l’exigent, et non à la logique de l’extrémisme et de l’instinct.

Dans la mesure où la levée des sanctions réintègre la Syrie dans le système régional et international, elle la place également sous les feux de la rampe, ce qui va à l’encontre des pratiques instinctives actuelles, ne serait-ce que parce qu’elles s’opposent au business et à la libéralisation économique auxquels le groupe dominant semble adhérer sans réserve. En outre, l’indépendance des nouveaux dirigeants vis-à-vis de la société risque de s’accroître compte tenu du soutien croissant dont ils bénéficient de la part des pays arabes et occidentaux, ce qui leur permettra plus facilement de ne partager le pouvoir avec personne. L’équation est délicate ici. Il est clair que les positions relatives des parties syriennes réservées à l’égard du pouvoir actuel, ou qui s’y opposent, se sont affaiblies après la rencontre entre Al-Charaa et Trump à Riyad [14 mai 2025] et ce qui semble être le début d’une dynamique visant à lever les sanctions. Mais là encore, la levée des sanctions semble s’inscrire dans un processus de normalisation plus large qui nécessite une interaction plus positive avec les revendications et les préoccupations des Kurdes, des Druzes et des Alaouites, ce qui va à l’encontre des positions radicales de la «garde islamique».

Il est évident que la levée des sanctions s’inscrit dans un cadre plus large, celui de la normalisation du nouveau régime syrien sur la scène arabe et internationale, et de l’attente qu’il agisse comme un régime «normal» à l’intérieur de la Syrie. C’est-à-dire pas comme un régime islamiste.

Normalisation et après

Toutes ces estimations semblent hasardeuses et tentent prudemment de se rapprocher de la réalité.

La normalisation implique que la Syrie, après la levée des sanctions, ne s’orientera pas vers une situation que les structures régionales et internationales existantes ne permettent pas, comme une démocratie pluraliste ou un État taliban. La normalisation est une adaptation à l’environnement, un environnement dépourvu de potentiel libertaire, même si elle s’accompagne d’une amélioration de la situation économique et d’une stabilisation de la sécurité.

Il est difficile de prévoir l’évolution de la situation dans les mois et les années à venir, mais si les choses se stabilisent de manière non violente, ce qui passera inévitablement par un contrôle de la «garde islamique», cela conduira à l’émergence d’une Syrie avec une économie largement libéralisée et une société non libéralisée, voire hostile à la libéralisation sociale. Cela pourrait signifier que nous nous dirigeons vers une situation où la question sociale occupera une place plus importante, dans deux sens du terme: d’une part, en ce qui concerne la répartition des ressources dans une économie «libre» sans garanties sociales, et d’autre part, en ce qui concerne les libertés individuelles et comportementales face aux restrictions religieuses. Si tel est le cas, nous nous trouverons dans une «situation pour une gauche», où la défense des couches les plus pauvres ira de pair avec la défense des libertés sociales, et ce en l’absence quasi totale d’organisations de gauche actives et de syndicats. Si cela est vrai, il n’est pas impossible que nous nous dirigions malgré tout vers une situation où les tensions sectaires s’apaisent ou cessent d’alimenter l’esprit de conflit et de division, tandis que les tensions sociales liées aux classes sociales s’intensifient, accompagnées de tensions régionales qui se manifestent de plus en plus clairement.

Ce qui pourrait empêcher les choses de se stabiliser de manière non violente, c’est l’incapacité à contrôler l’extrémisme interne et les forces de la garde sectaires. Cela plongerait la Syrie dans des années de conflits violents et de coups d’État, et entraînerait une fragmentation encore plus grande du territoire syrien qu’aujourd’hui. Il semble que les puissances régionales et occidentales, ainsi que certains segments de la population syrienne, soient conscients de cette dangereuse dérive et s’efforcent de l’éviter en apportant un soutien conditionnel au régime actuel.

La Syrie reste un pays difficile à cerner et à comprendre sur le plan politique. Il convient donc d’être prudent dans ses analyses concernant ce «pays terrible». (Article publié sur le site Al-Jumhuriya le 26 mai 2025; traduction de l’arabe et édition par WZ)

Yassin al-Haj Saleh a passé 16 ans, de 1980 à 1996, dans les prisons de la dictature syrienne d’Hafez al-Assad. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages sur la révolution syrienne, la prison, la torture et la violence génocidaire du régime, notamment The Impossible Revolution: Making Sense of the Syrian Tragedy (Hurst, Londres, 2017). Il est cofondateur et membre du comité de rédaction de Al-Jumhuriya.

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[1] NdT: Le concept d’Omeyyade vient de la période de gouvernance de l’Etat omeyyade (de 661 à 751) qui symbolise une forme moderne de gouvernance de l’époque, avec peu d’influence de la religion dans la politique, une approche pragmatique et une ouverture aux différentes religions présentes sur son territoire.

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