La guerre d’Israël contre la santé reproductive communautaire à Gaza

Des femmes palestiniennes s’occupent de leurs bébés à la clinique de malnutrition de l’hôpital Nasser, à Khan Younès, le 1er mai 2025.

Par Hala Shoman

Cette explosion unique a détruit plus de 4000 embryons et plus de 1000 fioles de sperme et d’ovules non fécondés. Le Dr Bahaeldeen Ghalayini, obstétricien qui a fondé la clinique, a résumé les conséquences de cette attaque dans une interview accordée à Reuters: «5000 vies potentielles détruites par un seul obus.»[1]

Cette frappe était un acte de reprocide: le ciblage systématique de la santé reproductive d’une communauté dans le but d’éliminer son avenir. Dans le contexte de la guerre génocidaire que mène actuellement Israël à Gaza, le reprocide sert de tactique. En effet, le génocide inclut dans sa définition «l’application d’un ensemble de mesures visant à empêcher les naissances» au sein d’un groupe national, ethnique ou religieux particulier.

Le bombardement de la clinique de FIV en est un exemple spectaculaire, mais en tant que militante palestinienne des droits des femmes à Gaza, j’ai vécu et été témoin de la manière dont Israël utilise le reprocide dans un cadre colonialiste qui vise non seulement la domination territoriale, mais aussi l’effacement démographique, un processus qui a commencé bien avant le 7 octobre 2023.

Lorsque j’avais 15 ans, après l’attaque israélienne contre Gaza en 2008-2009 [alors Ehud Olmert était premier ministre: janvier 2006-mars 2009!], les soldats israéliens ont commencé à porter et à distribuer des t-shirts représentant une femme enceinte dans un viseur, avec le slogan «1 Shot 2 Kills» (1 tir, 2 morts).[2] Je me souviens de la peur ressentie par les femmes enceintes que je connaissais. Ces t-shirts ont incité les personnes de mon entourage à raconter des histoires de femmes enceintes tuées ou blessées lors d’autres moments d’extrême violence de l’histoire palestinienne, depuis le début de la Nakba en 1948 jusqu’aux massacres de Sabra et Chatila en septembre1982 [camps de refugié·e·s palestiniens au Liban par des milices phalangistes sous la «bienveillance» d’Ariel Sharon]. Soulignant la nature exterminatrice de cette violence, Israël reste l’un des leaders mondiaux en matière de technologies de procréation assistée, encourageant activement la natalité parmi les citoyens juifs.

Afin de retracer les effets du reprocide dans le contexte de la guerre génocidaire menée actuellement par Israël, j’ai recueilli, entre octobre 2023 et octobre 2024, des témoignages ethnographiques (enregistrements vocaux, SMS, e-mails et appels téléphoniques) de personnes victimes ou témoins de violences reproductives. L’analyse de leurs témoignages, parallèlement aux rapports officiels provenant de Gaza, révèle les nombreuses façons dont Israël a instrumentalisé la reproduction, certaines plus évidentes que d’autres: des attaques directes contre la santé reproductive et les infrastructures aux conditions dans lesquelles il oblige les femmes et les hommes à se reproduire, en passant par les violences sexuelles et son rôle dans les pratiques empêchant la reproduction.

Cibler l’avenir

En mars 2025, le nombre officiel de morts à Gaza depuis le 7 octobre 2023 avait dépassé les 50 000 [3]. Plus de 17 000 des victimes étaient des enfants, dont au moins 2100 nourrissons et enfants en bas âge [4]. Au moins 970 familles élargies ont été entièrement décimées. Bien que le nombre exact de veuves à Gaza soit inconnu, dès janvier 2024, ONU Femmes signalait qu’il y avait au moins 3000 veuves et un nombre incalculable de veufs. Pour illustrer l’ampleur du phénomène, en prenant comme référence mon propre cercle d’amis, 9 femmes sont devenues veuves et 13 hommes veufs.

Au-delà du bilan humain effroyable, qui a privé d’innombrables vies potentielles et générations futures, le génocide a explicitement visé la capacité de se reproduire à Gaza. Même avant le génocide, Gaza était un endroit difficile pour les femmes enceintes: une étude sur la mortalité maternelle [décès d’une femme survenu au cours de la grossesse ou dans un délai de 42 jours après sa terminaison] menée en 2018, par exemple, suggère que, parmi d’autres facteurs, le blocus illégal imposé par Israël depuis 2006 a eu un impact sur ce taux de mortalité.[5] Le blocus a réduit la disponibilité des médicaments, des fournitures médicales jetables et des équipements médicaux. Il a également affecté la capacité des femmes à obtenir des orientations vers des soins spécialisés et à quitter Gaza pour des traitements d’urgence, leur sortie étant soumise à l’autorisation des autorités israéliennes.

Depuis octobre 2023, la situation est devenue catastrophique. Entre octobre et novembre de cette année-là, environ 180 femmes ont accouché chaque jour à Gaza, et au moins 15% d’entre elles ont souffert de complications.[6] En 2024, plus de 177 000 femmes ont été confrontées à des risques sanitaires mortels tels que des maladies non transmissibles, la faim et la malnutrition pendant leur grossesse, et le taux de fausses couches a augmenté de 300%.[7]

Les unités de soins intensifs ont été bombardées à plusieurs reprises et manquent de l’électricité nécessaire pour faire fonctionner les incubateurs destinés aux prématurés. En novembre 2023, un exemple poignant des conséquences de ces attaques s’est produit lorsque l’armée israélienne a forcé l’abandon de cinq prématurés à l’hôpital pour enfants Al Naser [situé à Khan Younès]. Les soldats ont ordonné au personnel hospitalier d’évacuer les lieux et d’abandonner les prématurés, qui sont morts sans soins.

Outre la destruction systématique des hôpitaux, des cliniques de fertilité et des maternités, Israël maintient un blocus permanent sur Gaza, qui comprend le blocage de l’aide et des fournitures médicales nécessaires à la santé reproductive. Depuis octobre 2023, des centaines de femmes palestiniennes ont subi des césariennes sans anesthésie, tandis que les médecins ont dû retirer des utérus en parfaite santé pour protéger la vie des femmes en l’absence de matériel permettant de contrôler les hémorragies post-partum.

En décembre 2023, j’ai parlé à Dana, une femme de 34 ans qui avait passé dix ans à essayer de concevoir un enfant. Lorsque l’armée israélienne l’a forcée, elle et son mari, à évacuer la ville de Gaza, elle était enceinte de plusieurs mois. A un poste de contrôle, des soldates israéliennes l’ont forcée à s’accroupir à plusieurs reprises, ce qui l’a fait saigner et perdre connaissance. Son mari l’a transportée à l’hôpital, où le bébé est né en mauvaise santé et où Dana a fait une hémorragie. Faute de médicaments, les médecins ont dû pratiquer une hystérectomie. Dana a survécu, mais son avenir reproductif est compromis. Comme beaucoup de mes amies et informatrices, j’ai perdu contact avec elle il y a longtemps et je ne sais pas si elle est encore en vie.

Bien qu’il n’y ait pas de chiffres précis, de nombreuses femmes enceintes n’ont pas survécu à de tels assauts. En novembre 2023, NBC News a relaté l’histoire (voir aussi Human Rights Watch, 28 janvier 2025, «Five Babies in One Incubator») de Hind Shamlakh, une femme enceinte qui a été ensevelie sous les décombres après qu’une frappe aérienne israélienne a touché la maison où elle s’était réfugiée. Après avoir été secourue, elle a subi une césarienne d’urgence. Le bébé est né avec un bras cassé. Mon beau-frère, obstétricien, a raconté qu’il avait pratiqué dix césariennes post mortem en une seule semaine en 2023, sauvant des bébés du ventre de mères décédées. Une fois secourus, ces nourrissons luttent pour survivre sans incubateur, sans lait maternisé adéquat et sans soins parentaux.

Les bombardements incessants de Gaza par Israël, en particulier entre octobre 2023 et le cessez-le-feu temporaire de janvier 2025, ont rendu les conditions d’accouchement traumatisantes et difficiles, même pour les femmes dont la grossesse se déroulait normalement. De nombreuses femmes m’ont raconté comment elles ont dû accoucher dans leurs abris, encerclées par des chars et survolées par des drones israéliens. Certaines ont raconté comment leur mari a dû les aider à accoucher, car elles étaient incapables de bouger ou de chercher de l’aide au milieu de l’invasion terrestre israélienne. Une amie m’a décrit comment elle a accouché dans une maison encerclée par des chars israéliens. Elle n’a pas pu couper le cordon ombilical. Peu après le retrait des chars israéliens, elle a décidé de se rendre à pied à l’hôpital le plus proche. Craignant les attaques aveugles contre les civils, elle a choisi de partir seule avec son nouveau-né, laissant son mari derrière elle. Si elle était tuée, leurs autres enfants auraient au moins un parent.

«Bombarder maintenant, mourir plus tard»

Depuis octobre 2023, les attaques israéliennes ont endommagé ou détruit près de 70% des structures de Gaza, dont 92% des logements. Stephen Graham a qualifié ce type de tactique militaire de «mise hors service des villes».[8] Elle conduit à une situation qu’il décrit comme «bombarder maintenant, pour que les gens meurent plus tard».[9] En d’autres termes, la destruction systématique des infrastructures et des logements, combinée à l’entrave à l’accès à la nourriture et aux médicaments, ne tue peut-être pas immédiatement, mais elle garantit une mort lente. Elle empêche également toute possibilité de nouvelle vie.

Les conséquences de cette destruction des infrastructures sont énormes en matière de santé reproductive. Par exemple, la destruction de Gaza par Israël a créé un environnement physique toxique. Les bombardements, les décombres, le phosphore blanc et autres débris chimiques résultant des bombardements israéliens (85 000 tonnes de bombes au cours des 13 premiers mois) ont entraîné de graves risques environnementaux pour les femmes enceintes et les enfants, ainsi qu’une forte augmentation du taux d’anomalies fœtales. Selon Mohammed Abu Afesh, directeur des secours médicaux dans la ville de Gaza et dans le gouvernorat du Nord, jusqu’à un nouveau-né sur quatre est touché. Les substances polluantes provenant des munitions et des débris augmentent les complications pendant la grossesse, notamment les infections, l’anémie, la prééclampsie et les mortinaissances [décès d’un bébé après 28 semaines mais avant ou au cours de l’accouchement]. Elles entraînent également des problèmes médicaux chez les enfants, notamment des blessures qui ne guérissent pas et une arthrose précoce, sans parler des graves séquelles psychologiques, qui font que la nouvelle génération, si elle voit le jour, continuera à souffrir.

A cette pollution s’ajoutent une famine extrême et des conditions d’hygiène déplorables dues à l’absence de matériel, d’aide et d’électricité pour traiter les eaux usées. Les femmes déclarent ne pas pouvoir allaiter ou trouver du lait maternisé. A Rafah, une usine de couture a commencé à fabriquer des couches à partir de blouses de laboratoire, de coton médical et de gaze, en raison de leur pénurie suite au blocus total.

Amir, un de mes amis âgé de 30 ans, a décrit les effets dévastateurs sur sa famille de ce manque de produits de première nécessité . Quatre mois après le début du génocide, Amir et sa femme ont eu une petite fille, Amira. Pendant six mois, ils se sont battus pour la maintenir en bonne santé. Lorsqu’elle était prête à passer à une alimentation solide, Amir a eu du mal à trouver de quoi la nourrir. Peu après, elle a contracté une maladie infectieuse, mais ils n’ont pas pu accéder à une unité de soins intensifs: l’hôpital le plus proche était saturé et la famille ne pouvait pas se rendre dans le sud en raison des barrages imposés par Israël et du blocus sur le nord de la bande de Gaza. Sans accès aux soins, Amira est morte devant ses parents à l’âge de 6 mois, avant d’avoir eu la chance de manger du poulet ou de la viande, ou de goûter des fruits ou tout autre aliment qui ne provenait pas d’une boîte de conserve. Ce traumatisme aura une incidence sur les choix reproductifs du couple à l’avenir. Ils ont du mal à imaginer avoir un autre enfant, surtout pendant le génocide, et ils ne sont pas les seuls. De nombreuses mères à qui j’ai parlé ont exprimé le souhait que leurs bébés restent protégés dans leur ventre.

Au-delà des effets marqués sur la santé environnementale, la destruction totale du tissu social et de l’environnement bâti de Gaza affecte également l’intimité quotidienne qui permet d’envisager un avenir reproductif. Israa Saleh est médecin à Gaza, spécialisée dans la santé sexuelle et reproductive. Elle travaille actuellement avec Médecins du Monde. Dans une longue interview accordée en septembre 2024, elle explique à quel point l’intimité est devenue difficile pour les couples dans la bande de Gaza, en particulier dans les abris, dans lesquels le déplacement forcé de 90% de la population de Gaza les contraint de survivre. Ainsi, l’absence de logements adéquats et la surpopulation conduit à un manque d’intimité qui affecte profondément les relations intimes et sexuelles.[10] Dans cette interview, Saleh décrit les solutions improvisées pour préserver l’intimité et comment elles se heurtent à la surpopulation et aux traditions communautaires en matière d’intimité. «Il y a une salle de classe réservée aux couples qui souhaitent vivre une expérience reproductive ou sexuelle», explique-t-elle.

Détention et violences sexuelles

Après le 7 octobre, Israël a procédé à des détentions quasi quotidiennes de Palestiniens dans toute la Cisjordanie et à Jérusalem-Est. A la fin de l’année 2024, près de 10 000 Palestiniens étaient détenus dans des prisons israéliennes pour des «raisons de sécurité», dont plus de 2000 originaires de Gaza.[11] Des Palestiniens de Gaza ont été enlevés par les forces israéliennes et détenus sans communication avec l’extérieur dans des installations militaires.

La détention illimitée de prisonniers politiques palestiniens, sans procédure régulière et dans des conditions d’abus sexuels et de torture, a également des conséquences sur la reproduction. Si les conditions de détention des prisonniers palestiniens suscitaient déjà de vives inquiétudes avant le 7 octobre, les rapports publiés depuis lors font état d’une détérioration dramatique de la situation. Dans un rapport publié en juillet 2024, le Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme (HCDH) a documenté des descentes parfois quotidiennes dans les cellules des prisons, où sont confisqués des articles d’hygiène de base, y compris des serviettes hygiéniques.[12] Les prisonniers se sont vu refuser l’accès à leurs avocats et à leurs familles, ce qui les empêche tout contact avec le monde extérieur.

Des prisonniers palestiniens, hommes et femmes, ainsi que des enfants de sexe masculin et féminin en détention, ont signalé des violences sexuelles et sexistes commises par des soldats israéliens, hommes et femmes. Ces témoignages font état de nudité forcée des hommes et des femmes, de coups et d’électrocutions sur les parties génitales, de fouilles corporelles humiliantes, d’insultes à caractère sexuel, de menaces de viol et d’agressions sexuelles.[13]

Dans les centres de détention militaires tels que Sde Teiman, les prisonniers ont rapporté des actes extrêmes de torture et de violence sexuelle: des soldats israéliens, hommes et femmes, ont violé des détenus palestiniens à l’aide de barres métalliques, leur ont infligé des coups sur les parties génitales et ont uriné sur eux. Des images de vidéosurveillance de la prison ont corroboré ces témoignages. Ibrahim Salem, un Palestinien de 36 ans au centre d’une description virale des mauvais traitements infligés aux prisonniers à Sde Teiman [à 5 km au nord-ouest de Beer-Sheva dans le désert du Néguev], a décrit son expérience dans une interview accordée à Middle East Eye en août 2024. «Rien n’était plus humiliant que lorsqu’ils m’ont obligé à me déshabiller, ou lorsqu’ils ont inséré cet objet dans mon anus, ou lorsqu’une jeune soldate n’arrêtait pas [de toucher mon pénis]», a-t-il déclaré.[14] Ses propos soulignent à quel point le ciblage des hommes, et leur humiliation par des soldates en particulier, est un acte visant à briser la dignité des Palestiniens et à éradiquer toute trace de masculinité réputée résistante.

Les prisonnières palestiniennes à Sde Teiman, ainsi que celles détenues ailleurs, font également état de violences sexuelles, notamment filmées, de nudité forcée et de viols, parfois commis par plusieurs soldats. Le même rapport du HCDH a documenté le cas d’une Palestinienne enceinte qui a été menacée de viol pendant sa détention.[15] Il comprend en outre une série détaillée d’allégations de violences sexuelles commises contre des femmes en détention. Tout comme les prisonniers masculins, les femmes déclarent avoir été victimes de violences sexuelles lors de fouilles à nu, battues alors qu’elles étaient nues et filmées dans le but de les humilier.

Cette violence carcérale ne peut être dissociée du génocide reproductif: elle constitue une attaque directe contre la santé sexuelle et reproductive des femmes et des hommes. Les victimes et les survivants d’abus sexuels et de viols souffrent de troubles mentaux – syndrome de stress post-traumatique, anxiété, dépression et dissociation – qui peuvent avoir des effets à long terme sur leurs relations sexuelles et leur capacité à avoir des relations intimes. Les tortures visant leurs organes génitaux peuvent également entraîner des problèmes de santé physique qui affectent leur capacité à avoir des relations sexuelles.

De plus, la violence sexuelle a des conséquences qui vont au-delà de l’individu: elle marque des communautés entières. Les survivant·e·s peuvent être ostracisés, certaines peuvent être confrontées à des grossesses forcées, tandis que d’autres peuvent décider de ne jamais avoir d’enfants.

«L’existence est une forme de résistance»

Fin août 2024, le Dr Mohammed Saqr, porte-parole du Nasser Medical Complex à Khan Younès, a adressé une déclaration à la communauté internationale sur la pénurie de fournitures médicales et d’aide humanitaire. «Compte tenu de la pénurie de fournitures médicales dans les services d’urgence, nous nous concentrons désormais sur le sauvetage des enfants et des femmes afin de préserver la descendance palestinienne à Gaza», a-t-il déclaré.[16]

Son commentaire souligne que les Palestiniens sont conscients du reprocide et s’efforcent de lutter contre ce phénomène. Il révèle également une volonté de résister – en concentrant leur effort sur les femmes et les enfants – à la violence exterminatrice qui vise spécifiquement ces groupes afin de s’attaquer à la reproduction sociale. Comme l’écrit Layal Ftouni: «Non seulement les Palestiniens, en tant que population racialisée dans son ensemble, sont considérés comme des ennemis de l’Etat, mais les femmes et les enfants sont des symboles particuliers de la capacité reproductive de l’“ennemi” à survivre et à se transformer.»[17]

Certaines des personnes à qui j’ai parlé sont tout aussi explicites dans leur désir de continuer à procréer comme acte de résistance et d’affirmation de la vie, même face à leur propre mort. Dans la même interview mentionnée ci-dessus, le Dr Saleh décrit un homme de Gaza qui s’est rendu à sa clinique. «Je veux avoir un enfant avant d’être tué», lui a-t-il dit. De tels témoignages proviennent d’une communauté qui vit de manière aiguë un génocide reproductif et qui souffre d’une peur collective de l’extermination et de l’élimination. En 2024, une vidéo est devenue virale, montrant un père qui avait perdu ses six enfants lors d’une frappe. «Ils tuent nos enfants pour que nous ne survivions pas», a-t-il déclaré à la caméra, avant de jurer qu’ils auraient d’autres enfants pour ne jamais être anéantis. Ces actions peuvent être résumées par le slogan populaire en anglais et en arabe «l’existence est une résistance» (al-sumud muqawama).

En effet, tout comme le fait qu’Israël cible les capacités reproductives des Palestiniens n’est pas nouveau, les efforts des Palestiniens pour contrer le reprocide, comme ceux mentionnés ci-dessus, sont antérieurs au génocide actuel. Prenons l’exemple de la pratique de plus en plus courante qui consiste à faire passer clandestinement le sperme de prisonniers palestiniens détenus dans des prisons israéliennes à leurs femmes à l’extérieur; certaines cliniques de FIV procèdent gratuitement à l’insémination. Les enfants nés de la «contrebande de sperme» sont considérés comme illégaux par Israël, et les autorités israéliennes leur refusent tout document d’identité. A l’inverse, après le 7 octobre 2023, les tribunaux israéliens ont supprimé les obstacles juridiques à l’obtention et à la congélation du sperme d’Israéliens juifs décédés, autorisant notamment les parents à consentir à l’utilisation de ce sperme au nom du défunt. Selon le ministère israélien de la Santé, en juillet 2024, le sperme de près de 170 hommes, civils et soldats, y compris ceux sans partenaire légal, avait été prélevé.

D’autres Palestiniens à qui j’ai parlé sont arrivés à la conclusion inverse. Bien qu’ils souhaitent avoir des enfants, ils ne peuvent imaginer le faire dans ces conditions. Le 6 août 2024, j’ai moi-même publié un message sur les réseaux sociaux exhortant les couples nouvellement mariés à Gaza à retarder leur grossesse si possible. C’était un appel empreint d’amour et de crainte:

«Que Dieu leur apporte le bonheur, mais qu’ils fassent attention à ne pas avoir d’enfants en ce moment. Les femmes enceintes, les mères et les nourrissons sont ceux qui souffrent le plus dans le génocide en cours. Le taux de fausses couches a augmenté de 300%, et les taux de mortalité infantile et maternelle/mortinaissance pendant l’accouchement, ou de mères perdant leur utérus en raison de complications liées à la grossesse et du manque de moyens médicaux, rendent la grossesse extrêmement dangereuse à l’heure actuelle. En outre, il y a une pénurie de lait, des niveaux élevés de pollution et de nombreuses maladies. Prenez soin de vous et protégez-vous. Que Dieu protège et bénisse tout le monde.»

J’ai beaucoup réfléchi avant d’écrire ce message. J’ai hésité entre le droit des parents à avoir des enfants et la réalité que leur grossesse, dans le contexte de la campagne de violation des droits reproductifs menée par Israël, pourrait nuire à la mère et à l’enfant. J’ai écrit au nom des mères qui m’ont écrit en désespoir de cause pour demander aux autres parents de reporter leur grossesse et de se sauver, eux et leurs bébés, de cette peur et de cette souffrance imminentes. Dans le même temps, je voulais éviter de reprendre involontairement la logique du reprocide perpétré par Israël contre les Palestiniens. Mais dans des conditions de génocide reproductif, lutter contre cette violence ne consiste pas seulement à se reproduire physiquement. Il s’agit de rendre les conditions de vie possibles, ce que les Palestiniens de Gaza, qu’ils choisissent d’avoir des enfants maintenant ou plus tard, continuent de faire face à une violence exterminatrice sans précédent et apparemment hors de contrôle. (Article publié par Merip-Middle East Research and Information Project le 11 juin 2025 ; traduction rédaction A l’Encontre)

Hala Shoman est doctorante en politique et sociologie à l’université de Newcastle.

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  1. Reuters, “‘5,000 lives with one shell’: when Israel hit an IVF unit,” YouTube, April 17, 2024.
  2. Israeli T-Shirts Joke About Killing Arabs,” CBS News, March 23, 2009.
  3. Israel’s war on Gaza has killed 50,000 Palestinians since October 2023,” Al Jazeera, March 23, 2025.
  4. The bloodiest face of its genocide: Israel has killed 2,100 Palestinian infants and toddlers in Gaza,” EuroMed Monitor for Human Rights, August 14, 2024.
  5. B. Böttcher, N. Abu-El-Noor, B. Aldabbour, F. N. Naim and Y. Aljeesh, “Maternal mortality in the Gaza strip: a look at causes and solutions,” BMC pregnancy and childbirth 18 (2018) pp., 1–8.
  6. Women and newborns bearing the brunt of the conflict in Gaza, UN agencies warn,” World Health Organization, November 3, 2023. 6.
  7. UN Women, “Gender Alert: Gaza: A War on Women’s Health,” September 2024; Report: “Five Babies in One Incubator,” Human Rights Watch, January 28, 2025.
  8. Stephen Graham, Cities Under Siege: The New Military Urbanism(Verso, 2010).
  9. Ibid, p. 265.
  10. Ahmad Biqawi (with Israa Saleh), “How Do Women in Gaza Give Birth Under the Rockets?” YouTube, September 5, 2024.
  11. Statistics on Palestinians in Israeli custody,” B’Tselem, March 3, 2025.
  12. Thematic Report: Detention in the context of the escalation of hostilities in Gaza (October 2023-June 2024),” UN Human Rights OHCR Report, July 31, 2024, p. 9.
  13. Ibid, pp. 12–13.
  14. Mohammed al-Hajjar and Nader Durgham, “‘Raped by female soldiers’: Palestinian in leaked Sde Teiman photo speaks out,” Middle East Eye, August 8, 2024.
  15. Thematic Report: Detention in the context of the escalation of hostilities in Gaza (October 2023-June 2024),” UN Human Rights OHCR Report, July 31, 2024, p. 13.
  16. Mohammad Sio, “Gaza hospital prioritizes women, children amid medical supply shortage,” Anadolu Agency, August 23, 2024.
  17. Layal Ftouni, “‘They Make Death, and I’m the Labor of Life’ Palestinian Prisoners’ Sperm Smuggling as an Affirmation of Life,” Critical Times 7/1 (April 2024), p. 97.

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